Reconstitution : le procès de Bobigny d’Emilie Rousset et Maya Boquet
Reconstitution : le procès de Bobigny d’Emilie Rousset et Maya Boquet
L’actualité force la porte du théâtre. Le recul, en Europe et ailleurs, du droit pour les femmes à disposer de leur corps et d’avoir accès à l’I.V.G., nous inquiète à juste titre. Ces jeunes créatrices ont mis en scène la mémoire du fameux procès de Bobigny (Seine-Saint-Denis), un procès majuscule et voulu exemplaire par la grande avocate Gisèle Halimi: Marie-Claire, seize ans à l’époque, violée, puis enceinte sera dénoncée pour délit d‘avortement ainsi que sa mère et deux amies ayant servi d’intermédiaire et la «faiseuse d’anges », par ce violeur!
Il fallait donc faire abolir la loi de 1920 (aggravée par la suite à deux reprises) interdisant toute publicité pour la contraception et criminalisant l’avortement. Loi meurtrière: des milliers de femmes mourraient chaque année faute d’encadrement médical. On le sait mais certains ne veulent encore pas le savoir: aucune interdiction, aucune sanction, aucun danger n’arrêtait celle qui refusait de mettre au monde un enfant dans des conditions qu’elle juge impossibles. Quitte à en passer par la peur, le traumatisme, l’humiliation et la «punition» avec curetage à vif : à lire entre autres L’Événement d’Annie Ernaux. Au printemps dernier a été créé au Vieux-Colombier-Comédie-Française, Hors la loi de Pauline Bureau (voir Le Théâtre du Blog). Le drame de l’adolescente et le retentissant procès qui a suivi, étaient en même temps mis en perspective par la Marie-Claire d’aujourd’hui. Un travail clair et fort.
À Gennevilliers aujourd’hui, Émilie Rousset et Maya Boquet en éclairent les enjeux d’une autre manière. Elles ont collationné les documents, rencontré les témoins de l’époque: «Nous avons choisi des matériaux où il y a un rapport très fort au langage et à la représentation, par exemple les débats politiques et le procès pour créer des formes théâtrales qui sont des sortes d’hypothèses de la réalité, révélant artificialité et merveilleux. » Nous voici donc invités à prendre place : il y a douze cercles de parole et écoute sur un double plateau. Stars, universitaires, avocats, prix Nobel : beaucoup de femmes parmi les grands témoins de l’époque mais aussi des hommes. L’avortement n’est plus seulement « une affaire de femmes » comme s’intitule le film de Claude Chabrol (1988) qui raconte la condamnation puis l’exécution sous Pétain d’une femme qui pratiquait des avortements.
Ces témoins se souviennent plus ou moins -la mémoire trie, exagère, oublie- mais surtout racontent et leurs textes portent la marque d’une époque de libération et de violence politique. Sidérés, nous apprenons qu’au moment même où la contraception et l’avortement étaient encore illégaux en France (1972), ils étaient activement promus sur l’île de la Réunion, en vue d’un « équilibrage ethnique » selon son député décomplexé Michel Debré! On entend la journaliste Claude Servan-Schreiber affirmer que, oui, elle est une bourgeoise et qu’elle a ainsi pu avorter dans de bonnes conditions en Suisse: la liberté des femmes était encore une question de classe sociale. On écoute le témoignage du professeur Milliez : «Je ne vois pas pourquoi nous, catholiques, imposerions notre morale à l’ensemble des Français. »
Chaque prise de parole dure environ quinze minutes, puis l’auditeur et le comédien changent de cercle. Car il s’agit bien d’acteurs qui jouent un rôle précis : faire passer une parole, une vie. Un jeune homme joue l’actrice Françoise Fabian, témoin au procès et nous restitue avec vivacité son humour, son intelligence, son élégance. On le retrouvera plus tard en professeure de sciences politiques ou en médecin. «Une façon de recréer pour le public, le rapport que nous avons eu, Maya et moi, à ce document d’archives : naviguer entre plaidoiries, réquisitoires, témoignages et choisir ensuite d’aller interroger telle ou telle personne. »
Ces vérités multiples prennent de plus en plus de vie, au fur et à mesure du parcours. Bien entendu, on ne pourra pas tout voir ni tout entendre mais ces points de vue construisent une représentation passionnante et ouverte, sans pour autant tomber dans le relativisme. Le plaisir grandit. Quand on nous a annoncé le dispositif avec casque d’écoute, nous nous inquiétions de ce recours à la technologie, voire d’un projet conceptuel. Rien de cela : tout fonctionne avec une parfaite économie et une toute aussi parfaite efficacité ; le réglage impeccable du son y est pour beaucoup, comme les circulations des acteurs et du public qui sont aisées.
Une forme théâtrale qui s’avère en parfaite adéquation avec le projet et sur les deux fonds de scène opposés, des images du Palais de Justice nous font un petit signe de biais, légèrement ironique : pesanteur solennelle des colonnes que le procès de Bobigny a ébranlées, Justice incarnée par une figure féminine d’une puissance illusoire, gros plans sur le masculin et le féminin de quelques statues et même sur une feuille de vigne… Nous sommes captivés par cette adresse personnelle et vivante. Voilà du gai savoir, profond, effervescent. Voilà une Reconstitution comme le théâtre en donne parfois le meilleur: un faisceau de pensées et d’émotions à partager ouvrant d’immenses espaces.
Christine Friedel
Le spectacle a été joué au Théâtre de Gennevilliers-Centre Dramatique National, avenue des Grésillons (Seine-Saint-Denis), du 10 au 14 octobre.
Théâtre de la Cité Internationale, Paris (XIVème), les 19 et 20 octobre.
En Val-de-Marne : au P.O.C. d’Alfortville, le 16 novembre et au Théâtre de Rungis, le 30 novembre.