Tigrane, texte et mise en scène de Jalie Barcilon

Tigrane, texte et mise en scène de Jalie Barcilon

© Pauline Le Goff

© Pauline Le Goff

Tigrane Faradi a disparu à dix-sept ans, probablement tombé d’une falaise normande. On a retrouvé son skate et ses bombes de peinture, un livre sur Caravage et un livre sur Basquiat, un dico de français, en même temps qu’un carnet de croquis. L’itinéraire était trop difficile pour ce jeune «issu de la diversité» destiné à passer un C.A.P. d’ouvrier et que les lycées s’échangeaient avec renvois successifs… jusqu’au jour où il rencontre une professeure à l’écoute et  qui l’aide.

De sa famille, aucun appui : la mère de Tigrane d’origine italienne a quitté le domicile, et s’en est peut-être retournée dans son pays abandonnant son fils à la protection aléatoire d’un père amer, sans activité. Il refuse tout projet imaginé par son fils par dépit et jalousie, ne souhaitant pas alimenter son émancipation…Tigrane a découvert l’Art, sous les auspices de l’enseignante éclairée qui détecte chez l’élève des dons réels de dessinateur et qui l’engage à suivre ce parcours : il réussit à rendre compte d’une réalité ancrée dans le monde  avec ce medium. Mais c’était oublier les obstacles que dressent sur ce chemin d’apprentissage, sa famille qui rejette toute possibilité d’expression de soi et la société qui n’associe pas d’emblée la pratique de l’art à une personne sans ressources ; chacun à sa place, la misère ne peut en aucun cas enfreindre le cadre…

 Mise en scène par son autrice vive et efficace, rythmée de mouvements de révolte de Tigrane qu’incarne avec fougue Soulaymane Rkiba. Face au public, il révèle ses désirs et frustrations, agacements, petites contrariétés et  rêves impossibles. Eric Leconte (le père) joue à merveille les adultes désengagés et égoïstes. Et Sandrine Nicolas, la professeur  ne manque ni d’élan, ni de foi en l’art et en la culture, généreuse dans son soutien à l’apprenti-artiste.

La bande-son de Sophie Berger fait résonner pop, rap et classique, le cri des mouettes et le souffle d’un vent marin rageur. La scénographe Laura Reboul a imaginé un morceau de digue qui peut faire verser dans la mer le garçon qui s’essaie aux figures libératrices, esthétiques et sportives du skate. Derrière Tigrane, au lointain, une voile  que la lumière de Jean-Claude Caillard anime en lui donnant les possibilités vivantes du théâtre d’ombres.

 L’artiste en herbe résiste et fournit des efforts à sa mesure, ce qui ne lui suffira  pas à l’accomplir son projet personnel, quand bien même le songe libérateur advient, au-delà de la mort : on le voit parler à sa professeure et rejoindre sa mère. Malgré quelques clichés sociaux sur l’enseignement, une pièce à la belle vision émancipatrice.

Véronique Hotte

Le Lucernaire, 53 rue Notre-Dame-des-Champs, Paris (VI ème), jusqu’au 8 décembre. T. : 01 42 22 66 87.

Le texte de la pièce est édité aux éditions de l’Harmattan.


Archive pour 24 octobre, 2019

Rouge de John Logan, mise en scène de Jérémie Lippmann

Rouge de John Logan, version française de Jean-Marie Besset, mise en scène de Jérémie Lippmann

©J. Stey.

©J. Stey.

Les toiles non figuratives de Mark Rothko (1903-1970) se simplifient toujours avec le temps, et leur format atteint, dans les années cinquante, les dimensions de l’Expressionnisme abstrait américain. Jackson Pollock s’exprime aussi avec des formats comparables mais Mark Rothko limite ses vastes champs picturaux à deux ou trois rectangles aux coloris lumineux et à la matière veloutée.

Détruire l’illusion et révéler la vérité, loin de la figuration académique et de l’abstraction classique: pour Mark Rothko, la peinture  est fondée sur la couleur, la texture et l’échelle. Avec un regard désenchanté porté sur le monde d’inspiration nietzschéenne, où n’existe pas de sujet hors du tragique et de l’intemporel. Son travail pictural  évolue, à mesure qu’il avance dans le temps: «vers plus de clarté, vers l’élimination de tous les obstacles entre le peintre et l’idée, et entre l’idée et le spectateur. » En 1969, Mark Rothko commence une série de tableaux en gris et noir. Ses dernières peintures, les Chapel Paintings, inaugurées en 1971, étaient destinées à décorer la chapelle de l’Institute for Religion and Human Development à Houston (Texas) et son œuvre a fait l’objet d’une importante rétrospective au M.O.M.A de New-York en 1961.  Il s’est suicidé dans son atelier à New-York  pour échapper au monde. Mark Rothko refusait d’exposer avec d’autres artistes et  son premier « projet d’ensemble permanent » est une commande : la décoration d’un restaurant dans l’immeuble Seagram à New York. Il y travailla de 1958 à 1959 avant d’abandonner. Il en trouvait la destination trop mondaine et mercantile. 

Le dramaturge américain John Logan saisit ce moment où le peintre est aux prises avec  cette commande et avec son assistant. Sa pièce, après avoir été jouée à Londres puis à Broadway et a reçu six Tony Awards,  Jérémy Lippmann la met en scène avec deux acteurs d’envergure, Niels Arestrup imposant et Alexis Moncorgé, plus réservé mais réactif dans le rôle de l’assistant.  Jacques Gabel a conçu une  scénographie où il invite le public dans l’atelier new-yorkais de l’artiste, un grand laboratoire sans aucune autre lumière qu’artificielle. Avec des tableaux que le maître fait descendre près du sol ou remonter dans les cintres, le temps d’expliquer sa peinture à son élève. Les espaces colorés ne se touchent jamais complètement et l’impression monumentale retient le spectateur, ainsi poussé à la contemplation. D’autres compositions, des fenêtres intérieures  aux tons proches: rouge et brun, ou rouge et noir, qui nous invitent à une projection mentale… Mark Rothko donne des instructions à Ken qu’il vient d’engager à son service. Et ce tyran domestique au discours arrogant et le méprise à cause de son manque de culture.

Le peintre, assez amer, explique, satisfait de ses commentaires mais le jeune assistant n’en mélange pas moins les châssis et prépare les toiles, donnant vie à l’atelier. Mais  seule compte ici la voix du maître… Jackson Pollock serait sous l’influence de des excès de Dionysos mais Mark Rothko, lui, répondrait plutôt aux attentes d’Apollon, enclin à la mesure et à la raison. Il faudrait plutôt unir ces philosophies pour toucher en fait à la vérité. Employeur et employé font allusion à la mort de Pollock, une mort voulue, déguisée en accident de voiture, selon Rothko, son ami.

 Mais le maître n’a pas toujours raison sur les intentions de couleur, sur la période finale de Pablo Picasso, sur le pop art et Andy Warhol et sa culture de consommation : canettes, emballages de burgers-frites-ketchup et portraits glamour de Marylin, sur les expressions paresseuses de la parole quotidienne des jeunes générations : «c’est cool, c’est bien…. Le restaurant, le film, les vacances… On doit en dire davantage! Confrontation d’époques et de regards sur le monde, l’un tourné vers le noir de la mort, et l’autre, porteur d’espoir,  malgré  une enfance blessée. Alexis Moncorgé résiste et ne se laisse pas entamer si facilement par l’Artiste. Humble et réservé d’abord, il va s’affirmer et acquérir de plus en plus de confiance en lui.

Niels Arestrup est ici père, parrain, chef et tyran:  un repère affectif et symbolique pour le jeune peintre en herbe. Mais c’est aussi quelqu’un de peu généreux, rivé à ses certitudes et à ses expériences dont il écrase l’adversaire. Un personnage dont l’aura impressionne le public, une  bête en cage allant et venant sur la scène, allumant une cigarette, buvant une bière, en dialogue intérieur permanent, provoquant l’autre et méditant sur le désastre du monde…Un morceau d’esthétique contemporaine et une belle vision existentielle.

 Véronique Hotte

 Théâtre Montparnasse, 31 rue de la Gaîté, Paris ( XIV ème). T. : 01 43 22 77 74.

 

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