Rouge de John Logan, mise en scène de Jérémie Lippmann
Rouge de John Logan, version française de Jean-Marie Besset, mise en scène de Jérémie Lippmann
Les toiles non figuratives de Mark Rothko (1903-1970) se simplifient toujours avec le temps, et leur format atteint, dans les années cinquante, les dimensions de l’Expressionnisme abstrait américain. Jackson Pollock s’exprime aussi avec des formats comparables mais Mark Rothko limite ses vastes champs picturaux à deux ou trois rectangles aux coloris lumineux et à la matière veloutée.
Détruire l’illusion et révéler la vérité, loin de la figuration académique et de l’abstraction classique: pour Mark Rothko, la peinture est fondée sur la couleur, la texture et l’échelle. Avec un regard désenchanté porté sur le monde d’inspiration nietzschéenne, où n’existe pas de sujet hors du tragique et de l’intemporel. Son travail pictural évolue, à mesure qu’il avance dans le temps: «vers plus de clarté, vers l’élimination de tous les obstacles entre le peintre et l’idée, et entre l’idée et le spectateur. » En 1969, Mark Rothko commence une série de tableaux en gris et noir. Ses dernières peintures, les Chapel Paintings, inaugurées en 1971, étaient destinées à décorer la chapelle de l’Institute for Religion and Human Development à Houston (Texas) et son œuvre a fait l’objet d’une importante rétrospective au M.O.M.A de New-York en 1961. Il s’est suicidé dans son atelier à New-York pour échapper au monde. Mark Rothko refusait d’exposer avec d’autres artistes et son premier « projet d’ensemble permanent » est une commande : la décoration d’un restaurant dans l’immeuble Seagram à New York. Il y travailla de 1958 à 1959 avant d’abandonner. Il en trouvait la destination trop mondaine et mercantile.
Le dramaturge américain John Logan saisit ce moment où le peintre est aux prises avec cette commande et avec son assistant. Sa pièce, après avoir été jouée à Londres puis à Broadway et a reçu six Tony Awards, Jérémy Lippmann la met en scène avec deux acteurs d’envergure, Niels Arestrup imposant et Alexis Moncorgé, plus réservé mais réactif dans le rôle de l’assistant. Jacques Gabel a conçu une scénographie où il invite le public dans l’atelier new-yorkais de l’artiste, un grand laboratoire sans aucune autre lumière qu’artificielle. Avec des tableaux que le maître fait descendre près du sol ou remonter dans les cintres, le temps d’expliquer sa peinture à son élève. Les espaces colorés ne se touchent jamais complètement et l’impression monumentale retient le spectateur, ainsi poussé à la contemplation. D’autres compositions, des fenêtres intérieures aux tons proches: rouge et brun, ou rouge et noir, qui nous invitent à une projection mentale… Mark Rothko donne des instructions à Ken qu’il vient d’engager à son service. Et ce tyran domestique au discours arrogant et le méprise à cause de son manque de culture.
Le peintre, assez amer, explique, satisfait de ses commentaires mais le jeune assistant n’en mélange pas moins les châssis et prépare les toiles, donnant vie à l’atelier. Mais seule compte ici la voix du maître… Jackson Pollock serait sous l’influence de des excès de Dionysos mais Mark Rothko, lui, répondrait plutôt aux attentes d’Apollon, enclin à la mesure et à la raison. Il faudrait plutôt unir ces philosophies pour toucher en fait à la vérité. Employeur et employé font allusion à la mort de Pollock, une mort voulue, déguisée en accident de voiture, selon Rothko, son ami.
Mais le maître n’a pas toujours raison sur les intentions de couleur, sur la période finale de Pablo Picasso, sur le pop art et Andy Warhol et sa culture de consommation : canettes, emballages de burgers-frites-ketchup et portraits glamour de Marylin, sur les expressions paresseuses de la parole quotidienne des jeunes générations : «c’est cool, c’est bien…. Le restaurant, le film, les vacances… On doit en dire davantage! Confrontation d’époques et de regards sur le monde, l’un tourné vers le noir de la mort, et l’autre, porteur d’espoir, malgré une enfance blessée. Alexis Moncorgé résiste et ne se laisse pas entamer si facilement par l’Artiste. Humble et réservé d’abord, il va s’affirmer et acquérir de plus en plus de confiance en lui.
Niels Arestrup est ici père, parrain, chef et tyran: un repère affectif et symbolique pour le jeune peintre en herbe. Mais c’est aussi quelqu’un de peu généreux, rivé à ses certitudes et à ses expériences dont il écrase l’adversaire. Un personnage dont l’aura impressionne le public, une bête en cage allant et venant sur la scène, allumant une cigarette, buvant une bière, en dialogue intérieur permanent, provoquant l’autre et méditant sur le désastre du monde…Un morceau d’esthétique contemporaine et une belle vision existentielle.
Véronique Hotte
Théâtre Montparnasse, 31 rue de la Gaîté, Paris ( XIV ème). T. : 01 43 22 77 74.