Dieu est un DJ de Falk Richter, traduction d’Anne Monfort, mise en scène de Patrice Bigel
Dieu est un DJ de Falk Richter, traduction d’Anne Monfort, mise en scène de Patrice Bigel
Un jeune couple, moderne, charmant, intéressant. Lui a voyagé, il raconte la Vallée de la mort, les couleurs, la chaleur, une autostoppeuse un peu punk, un peu droguée embarquée à une station service, du vrai cinéma. Et, au fait, ne serait-ce pas justement un souvenir de cinéma ? Elle, a été présentatrice-vedette de la télévision, quelque chose comme journaliste star ou reine du divertissement. À moins qu’elle n’ait été qu’une marionnette de téléréalité sur une chaîne perdue au fin fond du paysage télévisuel. Allez savoir, ils sont tellement normaux, tellement sympathiques. Et nous, nous sommes leur public, leur jouet, car ils ont décidé de faire de leur vie, «une œuvre d’art ». Toute leur vie sera donc captée et diffusée pour nous minute par minute, et l’on sait le prix d’une minute de publicité aux heures de grande écoute. Tout est à vendre, surtout ce qui marche bien: les moments où ils font la cuisine, le lit…
Dans cette pièce (1998), « J’essaie, dit l’auteur, d’être comme un sismographe qui enregistre ou capte la réalité du monde vécu, la façon de penser, de sentir, de communiquer dans notre société. » Il a senti l’ébranlement à son début : l’image fait trembler le réel. Tout passe par la communication électronique. Le problème ou plutôt le double problème : le réel peut revenir avec son poids de saleté, et le virtuel peut être renvoyé d’un coup de télécommande au fond d’une mémoire morte. C’est le risque.
Mais nous, les vivants, nous assistons à l’expérience en direct. Petits dérapages, changements de rythme, cassures, reprises : le metteur en scène met les personnages aux prises avec des dangers minuscules et révélateurs. À la voir, Elle, changer constamment de robe (costumes d’Agnès Chaigneau, toujours un peu rétro, décalés et justes), on sent sa fébrilité, sa fragilité, son angoisse d’être toujours celle qu’il faut être : moderne, charmante, intéressante… Et Lui court, de façon aléatoire, à la table de mixage, saisi du besoin d’une musique bouche-trou. Ou peut-être même pas : simple agitation moderne, charmante, intéressante…
On reconnaît ici la patte de Patrice Bigel, à l’extrême précision de tous les éléments, en particulier sonores. Et le public a la chance d’être à la bonne place, de pouvoir rire de ce miroir déformant qui lui est tendu. Jusqu’au moment où une déferlante d’humanité -ils pourraient avoir un enfant- tombe sur le couple. Alors survient un vrai moment poétique, une vraie émotion.
De Falk Richter, on a vu récemment un spectacle à grande échelle I am l’Europe (voir Le Théâtre du blog) à l’Odéon-Ateliers Berthier et une pièce: À Deux heures du matin, mise en scène par René Loyon qui pourrait relever comme Dieu est un DJ, du théâtre de chambre. L’expression fait penser à Strindberg qui y déloge les névroses familiales et sociales. Falk Richter y ajoute la névrose centrale : la confusion « moderne », en plein corps « augmenté », de l’être et du virtuel.
Ici, il isole dans des chambres d’hôtel difficiles à distinguer de leurs bureaux design, ces êtres dont la vie privée est mangée par un productivisme capitaliste devenu fou. Lumières pop d’une gaîté forcée, gestuelle fébrile et mécanisée et soudain une femme qui, dans un monologue ardent, se cherche à travers tout ce qu’elle n’est pas… La pièce sera-t-elle reprise ? Ce serait dommage qu’elle ne le soit pas. Dommage aussi que la compagnie de Patrice Bigel La Rumeur perde une grande partie des aides publiques, «parce qu’on n’est pas subventionné à vie» mais aussi et surtout, parce qu’elle n’entre sans doute pas dans un circuit qu’il faut bien appeler marchand. La valeur d’un œuvre tient-elle à son prix de vente ? Le genre de questions que pose Falk Richter et qu’il faut entendre.
Christine Friedel
La pièce a été jouée en octobre à l’Usine Hollander, Choisy-Le-Roi (Val-de-Marne). T. : 01 46 82 19 63. Et le sera à nouveau du 8 au 24 novembre.