Play war,mise en scène et interprétation d’Alexandre Finck et Adrien Fournier

Play war, mise en scène et interprétation d’Alexandre Finck et Adrien Fournier

 PlayWar3«C’est, disent les auteurs de ce spectacle de mime, un peu comme un hommage à notre enfance nourrie de cinéma américain, hollywoodien. Tous ces films d’aventures, d’action, de guerre. Tous ces films qui nous ont fait rêver petits. Eh! Oui, on peut rêver sur le thème de la guerre! Il faut rêver la guerre, il faut rire, pleurer, vivre. Montrer qu’on est vivant surtout dans un contexte de mort. »

Sur le plateau rien qu’un grand tulle où seront projetés des paysages de jungle et des dessins de fauves mais aussi à la fin, une belle giclée de sang façon B.D. revue par Roy Lichtenstein. Les vidéos d’Adrien Fournier donne une couleur à cette guerre du Viet nam faite par de jeunes Américains.  Ce qu’il faut le deviner! Enfin, on comprend vite que ce sont des guerriers  en treillis et T. shirt sombres. Sans aucun accessoire, ils marchent au pas ensemble, tombent, courent, tirent au pistolet-mitrailleur dans un univers sonore et musical signé Jules Jacquet et des lumières de Victor Badin. Le tout sans aucune parole avec juste des onomatopées, quelques mots inarticulés et borborygmes. Mais c’est un peu long et répétitif…

Cette réalisation très soignée ne fonctionne donc pas bien, ce que l’on perçoit dès les premières minutes. Que veulent nous dire ces deux comparses? Quand il s’agit de sentiments comme la peur, la joie, l’inquiétude, le soulagement, la surprise, l’affolement… on peut entrer dans cette narration mais pas au-delà de quelques minutes. Le spectacle, qui souffre d’un manque évident de dramaturgie, fait du surplace quelles soient les bonnes intentions de leurs auteurs. Quid de la vie et des pensées de ces jeunes gens jetés dans l’enfer d’une guerre?  C’est la grande difficulté d’une forme narrative muette d’une heure et quelque et là, désolé, on décroche assez vite. Peut-être ne sommes-nous pas assez attentifs à la gestuelle ? Peut-être aussi est-ce mission impossible de raconter une guerre sous forme de mime, sinon dans un sketch de quelques minutes et sûrement pas, sur soixante  minutes. Ces deux jeunes mimes ont une remarquable maîtrise de l’espace mais pas celle du temps… comme cela arrive souvent.

Tiens, une belle histoire à propos d’attention portée à un spectacle. Marcel Marceau, grand mime devant l’éternel (1903-2007) avait eu, lui, l’intuition de s’en tenir à de petits standards successifs et donc courts avec Bip, son fameux personnage. Quand nous étions en troisième -il y a de cela quelques décennies- notre marraine nous avait  emmenés dans un vrai et beau théâtre ancien du boulevard qui s’appelait L’Ambigu où nous voulions voir absolument un spectacle de Marcel Marceau. (Pauvre Ambigu ensuite détruit à cause de la bêtise et la cupidité pour être transformé en bureaux!)
Mais le déjà célèbre mime avait commis l’imprudence de monter juste avant les aventures en solo de son Bip, une histoire compliquée Le Loup de Tsu Ku Mi genre conte extrême-oriental à plusieurs personnages auquel le public visiblement ne pigeait rien. A l’entracte, dans le hall du théâtre, le mari de notre dite marraine, lui, se mit à raconter et de façon détaillée, toute l’histoire à des spectateurs étonnés par sa compréhension du scénario. Pourquoi cet homme visiblement comme tout le monde et assez éloigné de l’art de la scène, avait-il réussi à s’emparer de cette histoire muette? Il n’avait aucune prédisposition mais… était totalement sourd! Quelle leçon de théâtre!  Quelque vingt ans plus tard, le génial Bob Wilson  créait son très célèbre spectacle muet qui révolutionna le théâtre contemporain en mettant l’accent sur le silence et qu’il appela… Le Regard du Sourd.
Aller voir Play war ? Oui, si vous êtes un professionnel et si vous avez envie de découvrir ces jeunes mimes qui ont une bonne technique. Et Adrien Fournier est aussi un concepteur d’images vraiment doué. Ce travail encore en cours peut acquérir la dimension d’un vrai spectacle… à condition de resserrer les boulons, de mieux le construire en courtes séquences, de l’aérer musicalement et surtout de le rendre plus explicite… Bref, il y a encore du travail. Donc, à suivre.

Philippe du Vignal

Jusqu’au 20 octobre, Théâtre de l’Opprimé,  78 rue du Charolais, Paris (XII ème).

 



Archive pour octobre, 2019

Stallone d’après le roman d’Emmanuelle Bernheim, mise en scène de Fabien Gorgeart

Stallone d’après le roman d’Emmanuelle Bernheim, mise en scène de Fabien Gorgeart

 

© Huma Rosentalski

© Huma Rosentalski

Porté à la scène par Clotilde Hesme, le court roman éponyme d’Emmanuelle Bernheim tire sa force de l ‘écriture sèche, aux plans visuels, de la romancière qui s’acquittait alors d’une dette personnelle envers le personnage de fiction qui avait bouleversé sa vie : Rocky Balboa. Et elle transplanté sa propre émotion dans le personnage de Lise, une jeune femme qui végète dans une vie d’accommodements. Au cinéma, Rocky 3 qu’elle voit en 83, lui révèle qu’on peut perdre puis se battre pour reconquérir la dignité et l’intégrité de son destin. L’auteure, qui n’ignore rien des passerelles entre les états du cœur et ceux du corps, n’hésite pas à faire mariner la jeune femme huit jours, sous l’emprise d’une forte fièvre, avant qu’elle n’en sorte grandie, prête à un nouveau départ, autant dire à la rupture avec tous les fils ténus de son ancien moi.

 Fabien Gorgeart restitue ce texte sur scène, avec un plateau nu, blanc comme une page de livre ou un écran de cinéma. A la croisée de ces registres de la fiction, Lise fait défiler les moments de sa vie et les films de Stallone : tous les Rocky, tous les Rambo, Clifhanger,  Daylight jusqu’à Copland… Chacun joue un rôle caché dans ses décisions. Et que dire de la chanson The Eye of the Tiger, issue de la bande originale du film ? Hymne à sa volonté retrouvée quand tout va bien, rappel à la nécessité de se bouger les fesses lorsque son horizon se bouche à nouveau… 

Au micro, Clotilde Hesme assume le côté nunuche de la jeune femme du début, au look années 80, pour dérouler les étapes sensibles, étalées sur quatorze années, d’un parcours de travail et de réalisation de soi. Il n’y a pas de petite vie. La question de la violence n’était pas étrangère à l’auteure, violence qu’on s’inflige ou que nos décisions font subir à autrui. Les combats, coups, défaites et retours sur le devant de la scène, tels qu’incarnés par Stallone tout au long de sa carrière au cinéma, ne tissent pas ici la métaphore simpliste du « combat pour la vie ». Clotilde Hesme incarne tour à tour, et avec talent, les états du paysage personnel, la toile de fond romancée d’une vie de femme plutôt banale qui a pourtant une aventure personnelle à réaliser. L’actrice s’appuie sur la création sonore de Pascal Sangla qui compose en direct toutes les ambiances et donne voix à chaque comparse du récit. Ses interventions délicates, drôles, ingénieusement mêlées à ses virgules sonores, peuplent la scène d’autant de personnages invisibles grâce auxquels il dessine le monde de Lise.

Sur ce contrepoint permanent, s’appuie la mise en espace de Fabien Gorgeart qui a eu l’intuition de ne pas étouffer l’écriture factuelle d’Emmanuelle Bernheim sous plusieurs couches d’intentions. Au spectateur de se promener, au rythme des aventures de l’héroïne, accompagnée par le retour régulier de Stallone, sur l’écran de sa vie. Le public semble s’y retrouver avec plaisir.  Quant à l’acteur dont l’ombre du visage, pensif et grave, passe en fond de scène, que pense-t-il de l’appropriation un peu tyrannique de ses combats par une jeune femme française ? Nous ne le saurons jamais…

Marie-Agnès Sevestre

Jusqu’au 26 octobre, Le 104,  5 rue Curial  Paris (XIX ème).

Le roman est paru en 2002 aux éditions Gallimard.

Compagnie de Samuel Beckett, mise en scène de Jacques Nichet.

 Compagnie de Samuel Beckett, mise en scène de Jacques Nichet.

 369D5C51-6346-4F60-B4BF-2BC0E1F0A260Jacques Nichet a disparu bien trop tôt cet été et  dimanche dernier, un bel hommage lui a été rendu au Théâtre de l’Aquarium qu’il fonda avec Didier Bezace et Jean-Louis Benoît. Son dernier spectacle a été créé en octobre  2018 au Théâtre de la Cité à Toulouse avec Thierry Bosc: le quatrième  larron qui fut aussi à l’origine de l’Aquarium. Après la diffusion d’archives visuelles et sonores sur l’engagement théâtral de Jacques Nichet et les témoignages de nombreux amis, nous avons découvert avec émotion Compagnie avec, bien sûr, Thierry Bosc.

Cette  nouvelle écrite en anglais et publiée par John Calder en 1979, est traduite en français par l’auteur et publiée par les éditions de Minuit  un an plus tard avec Mal Vu Mal Dit et Worstward Ho, des nouvelles réunie pour former Nohow On (1989). Cela  commence par: « Une voix parvient à quelqu’un dans le noir. Imaginer. « Cette voix, par intermittence, écrit Jacques Nichet, égrène un passé et les  souvenirs d’un homme invisible. Mais quelqu’un, perdu dans la même obscurité, surprend ces murmures qui s’adressent à cet inconnu  et le voilà qui s’efforce, à l’aveuglette, de saisir cette énigme. L’homme multiplie les hypothèses, les épuise les unes après les autres. A qui appartient cette voix lui permettant de briser sa solitude  et qui  lui tient de plus en plus compagnie ? » «Tu vis le jour tel et tel jour et maintenant, tu es sur le dos dans le noir. » « Tu finiras tel que tu es. »

« L’emploi de la deuxième personne est le fait de la voix. Celui de la troisième celui de l’autre. Si lui pouvait parler à qui et de qui parle la voix il y aurait une première. Mais il ne le peut pas. Il ne le fera pas. Tu ne le peux pas. Tu ne le feras pas.» «La voix à elle seule tient compagnie mais insuffisamment. » Du bruit inutile encore.

Scénographie soignée de Philippe Marioge et belles lumières de Georges Corsia. De Thierry Bosc, assis dans l’obscurité, on distingue le seul visage éclairé. Il a une parole claire et merveilleusement maîtrisée. Or, c’est bien d’un homme allongé sur le dos dans le noir dont il s’entretient, auquel il semble s’adresser comme à lui-même.. Un autre qui serait soi. Dans un soliloque patient qui va s’ouvrir en dialogue sur sa propre expérience du monde. Les souvenirs s’accumulent à un rythme modéré donné à cette autobiographie qui ne dirait pas son nom : comme cette image mélancolique d’enfance où le garçon se voit encore donner la main à sa mère, tandis qu’ils sortent d’un magasin. Réminiscence qui se plaît à renaître, lumière éternelle d’une mémoire enfouie. Comment peut-on être conscient à soi et au monde en même temps ? Ne ressent-on pas un écart vertigineux, une distance, un abîme de soi à soi ? Dialogue-t-on avec son âme, ou assiste-t-on, près de soi, à un entretien extérieur, le corps faisant foi de toutes les aventures et expériences personnelles ?

 La « compagnie » évoque une présence, une complicité. Mais un homme seul est toujours en mauvaise compagnie, écrivait  Paul Valéry dans L’Idée fixe. Mais pas du tout pour Samuel Beckett pour qui c’est bon. Tel est le sort des hommes du XXI ème siècle, obligés à vivre leur vie seuls, sans nul dieu et abandonnés à l’aléatoire. En consentant à un temps qui nous est dévolu, en acceptant une mort plus ou moins proche, mais cela relève d’une mûre réflexion. Il reste toujours l’espoir et les promesses de rencontres malgré les jours qui passent…

Thierry Bosc incarne avec brio cette figure d’envergure, au service des mots dont la résonance traduit au mieux l’épreuve beckettienne. Avec une voix paisible, une intonation précise et  un rythme mesuré, mise au service d’un art épanoui de dire et de se dire.

 Véronique Hotte

Spectacle vu le 13 octobre, au Théâtre de l’Aquarium, Cartoucherie de Vincennes, route du Champ de Manœuvre,  Vincennes (Val-de-Marne). Métro : Château de Vincennes

Le texte est publié aux  éditions de Minuit.

 

En garde à vue adaptation du roman de John Wainwright, mise en scène de Charles Tordjmann

En garde à vue, adaptation du roman de John Wainwright par Francis Lambrail et Frédéric Bouchet, mise en scène de Charles Tordjman

©Laurencine Lot

©Laurencine Lot

Claude Miller en 1981 adapta ce roman de l’auteur de polars britannique (1921-1995)  pour un film à la distribution mythique: Romy Schneider, Michel Serrault et Lino Ventura. Ici, le spectacle réunit Wladimir Yordanoff (le commissaire Toulouse) que jouait Lino Ventura, et Thibault de Montalembert (Monsieur Bergerot) interprété par Michel Serrault. Ces acteurs avaient déjà joué ensemble Hamlet dans la mise en scène-culte de Patrice Chéreau (1988). Il y a aussi Marianne Basler et Francis Lombrail pour former avec eux un quatuor exemplaire.

Un soir de Noël, l’inspecteur Berthil (Francis Lombrail) et le commissaire Toulouse interrogent Monsieur Bergerot, le maire d’une petite ville qui,  de simple témoin du meurtre de trois jeunes filles, devient le principal suspect. Et les policiers vont tenter, chacun à sa manière, de le faire avouer. Dans un décor géométrique sans références, Monsieur Bergerot s’effondre. «On peut toujours essayer de mentir, si c’est vraisemblable», dit le commissaire Toulouse. Mais tout accable ce suspect jusqu’à  son épouse (Marianne Basler) à qui Toulouse dit : «À trop vouloir un coupable, vous finissez par le fabriquer. »

Charles Tordjman dirige avec justesse et sensibilité ses acteurs qui sont tous de grande qualité. Nous ne révèlerons pas le dénouement de la lutte pour la vérité qui détruira les protagonistes. Dans un affrontement verbal intense, même si les silences sont ici très évocateurs. «Plus j’avançais dans ma pratique du théâtre, dit Thibault de Montalembert, plus je percevais que le silence était le texte du comédien. » Il faut aller voir ce remarquable  spectacle.

Jean Couturier

Théâtre Hébertot, 78 bis boulevard des Batignolles Paris (XVII ème). T. : 01 43 87 23 23.

Le texte de l’adaptation de Francis Lambrail et Frédéric Bouchet est publié à L’Avant-Scène Théâtre.

 

Reconstitution : le procès de Bobigny d’Emilie Rousset et Maya Boquet

© Ph. Lebruman

© Ph. Lebruman

Reconstitution : le procès de Bobigny d’Emilie Rousset et Maya Boquet

 L’actualité force la porte du théâtre. Le recul, en Europe et  ailleurs, du droit pour les femmes à disposer de leur corps et d’avoir accès à l’I.V.G., nous inquiète à juste titre. Ces jeunes créatrices ont mis en scène la mémoire du fameux procès de Bobigny (Seine-Saint-Denis), un  procès majuscule et voulu exemplaire par la grande avocate Gisèle Halimi: Marie-Claire, seize ans à l’époque, violée, puis enceinte sera dénoncée pour délit d‘avortement ainsi que sa mère et deux amies ayant servi d’intermédiaire et la «faiseuse d’anges », par ce violeur!

Il fallait donc faire abolir la loi de 1920 (aggravée par la suite à deux reprises) interdisant toute publicité pour la contraception et criminalisant l’avortement. Loi meurtrière: des milliers de femmes mourraient chaque année faute d’encadrement médical. On le sait mais certains ne veulent encore pas le savoir: aucune interdiction, aucune sanction, aucun danger n’arrêtait celle qui refusait de mettre au monde un enfant dans des conditions qu’elle juge impossibles.  Quitte à en passer par la peur, le traumatisme, l’humiliation et la «punition» avec  curetage à vif : à lire entre autres L’Événement d’Annie Ernaux. Au printemps dernier  a été créé au Vieux-Colombier-Comédie-Française, Hors la loi de Pauline Bureau (voir Le Théâtre du Blog). Le drame de l’adolescente et le retentissant procès qui a suivi, étaient en même temps mis en perspective par la Marie-Claire d’aujourd’hui. Un travail clair et fort. 

À Gennevilliers aujourd’hui, Émilie Rousset et Maya Boquet en éclairent les enjeux d’une autre manière. Elles ont collationné les documents, rencontré les témoins de l’époque: «Nous avons choisi des matériaux où il y a un rapport très fort au langage et à la représentation, par exemple les débats politiques et le procès pour créer des formes théâtrales qui sont des sortes d’hypothèses de la réalité, révélant artificialité et merveilleux. » Nous voici donc invités à prendre place : il y a douze cercles de parole et écoute sur  un double plateau. Stars, universitaires, avocats, prix Nobel : beaucoup de femmes parmi les grands témoins de l’époque mais aussi des hommes. L’avortement n’est plus seulement « une affaire de femmes » comme s’intitule le film de Claude Chabrol (1988)  qui raconte la condamnation puis l’exécution sous Pétain d’une femme qui pratiquait des avortements.

Ces témoins se souviennent plus ou moins -la mémoire trie, exagère, oublie- mais surtout racontent et leurs textes portent la marque d’une époque de libération et de violence politique.  Sidérés, nous apprenons qu’au moment même où la contraception et l’avortement étaient encore illégaux en France (1972), ils étaient activement promus sur l’île de la Réunion, en vue d’un  « équilibrage ethnique » selon son député décomplexé Michel Debré! On entend la journaliste Claude Servan-Schreiber affirmer que, oui, elle est une bourgeoise et qu’elle a ainsi pu avorter dans de bonnes conditions en Suisse: la liberté des femmes était encore une question de classe sociale. On écoute le témoignage du professeur Milliez : «Je ne vois pas pourquoi nous, catholiques, imposerions notre morale à l’ensemble des Français. »

Chaque prise de parole dure environ  quinze minutes, puis l’auditeur et le comédien changent de cercle. Car il s’agit bien d’acteurs qui jouent un rôle précis : faire passer une parole, une vie. Un jeune homme joue l’actrice Françoise Fabian, témoin au procès  et nous restitue avec vivacité son humour, son intelligence, son élégance. On le retrouvera plus tard en professeure de sciences politiques ou en médecin. «Une façon de recréer pour le public, le rapport que nous avons eu, Maya et moi, à ce document d’archives : naviguer entre plaidoiries, réquisitoires, témoignages et choisir ensuite d’aller interroger telle ou telle personne. »

Ces vérités multiples prennent de plus en plus de vie, au fur et à mesure du parcours. Bien entendu, on ne pourra pas tout voir ni tout entendre mais ces points de vue construisent une représentation passionnante et ouverte, sans pour autant tomber dans le relativisme. Le plaisir grandit. Quand on nous a annoncé le dispositif avec casque d’écoute, nous nous inquiétions de ce recours à la technologie, voire d’un projet conceptuel. Rien de cela : tout fonctionne avec une parfaite économie et une toute aussi parfaite efficacité ; le réglage impeccable du son y est pour beaucoup, comme les circulations des acteurs et du public qui sont aisées.

 Une forme théâtrale qui s’avère en parfaite adéquation avec le projet et sur les deux fonds de scène opposés, des images du Palais de Justice nous font un petit signe de biais, légèrement ironique : pesanteur solennelle des colonnes que le procès de Bobigny a ébranlées, Justice incarnée par une figure féminine d’une puissance illusoire, gros plans sur le masculin et le féminin de quelques statues et même sur une feuille de vigne… Nous sommes captivés par cette adresse personnelle et vivante. Voilà du gai savoir, profond, effervescent. Voilà une Reconstitution comme le théâtre en donne parfois le meilleur: un faisceau de pensées et d’émotions à partager ouvrant d’immenses espaces.

Christine Friedel

Le spectacle a été joué au Théâtre de Gennevilliers-Centre Dramatique National, avenue des Grésillons (Seine-Saint-Denis), du 10 au 14 octobre.

Théâtre de la Cité Internationale, Paris (XIVème), les 19 et 20 octobre.
 En Val-de-Marne : au P.O.C. d’Alfortville, le 16 novembre et au Théâtre de Rungis, le 30 novembre.

Festival de la grande Echelle au Monfort Théâtre

Festival de la grande Echelle au Monfort Théâtre

Fracasse ou les enfants de Vermiraux de Nicolas Turon

Le festival de La Grande Echelle, initié par l’A.D.A.M.I. avec Tsen productions, a présenté dix-sept spectacles au Monfort… Nous sommes assis sur des tabourets avec une cinquantaine d’enfants d’une école primaire qu’on peine à faire taire.  Le silence établi, un acteur s’impose : «Alors, je vais te dire un truc, la vieillesse ce n’est pas une excuse. En vérité, il y a trois choses dans la vie d’un homme : la misère, l’amour et la mort. Il faut grandir toujours, ne jamais vieillir. « 
Chapitre un: « La misère, c’est quand tu n’as pas la même chose dans les deux yeux. » A l’orphelinat des Vermiraux, au fond de la vallée, une rivière et un château. On se dit que c’est un orphelinat convenable mais on change d’avis: huit des fenêtres de façade sont barrées par des planches. Cela ne sert à rien ici d’avoir des mots pour se défendre. Ce qui compte, c’est  savoir comment ils se sont échappés de là… Bagarre d’oreillers, les enfants sont arrivés dans les dortoirs aux  lits froids. Grandir, ce n’est pas sauter sur les lits, c’est se glisser dans les engrenages du monde. Aux Vermiraux, la misère a le visage de la Vidaline. « La prochaine fois que je vous verrai jouer au capitaine Fracasse, je vous romps les os ! »

Tout le monde dans la salle se met en place pour ouvrir une allée, les acteurs manipulent les enfants ravis : «Nous aussi les orphelins, on est des fantômes. Cours, mon lapin, cours, la course ou la vie ! On voudrait déjà savoir si ce sera mieux quand on sera grands. » On déploie un tapis central: «Mettre un pied devant l’autre, c’est pas seulement marcher. Pour nous, l’amour, c’est de raconter une histoire. En étant orphelin, on est comédien, mais vous êtes pas obligé. »

La Vidaline: «Nous redressons ces anormaux avec de petits travaux. » Les enfants brandissent un livre chez le préfet: « Bleu, blanc, rouge, quitte tes habits de misère, prends ton épée ! ».  Laura Zauner, Fayssal Benbhamed et Nicolas Turon dansent avec des enfants qui dansent aussi entre eux. Un lépreux couvert d’un drap demande l’aumône à Fracasse. «Vous serez tous des parents orphelins.»

Au chapitre III, la mort, c’est la révolte des enfants. Nous nous recouvrons d’un drap. « Avec le capitaine Fracasse, on joue dans les bas-fonds. Le soir, on se retrouve à la taverne des assassins. Demain, on s’occupe de la Vidaline ». Le 8 juillet 1910, des adolescents se révoltent et pour la première fois, un groupe d’adultes est condamné pour violence envers mineurs. «Qui sommes-nous comédiens, sinon des fantômes? »

Etonnant spectacle de Nicolas Turon qui écrit et travaille avec une dizaine de compagnies, dirige des salles et des festivals, fait de la radio et joue un peu partout dans le monde. Il a reçu en 2015, la bourse Beaumarchais Ecrire pour la rue...

Edith Rappoport

Monfort Théâtre,  Paris (XV ème). T. :  01 56 08 33 88.

Camarades par la Compagnie Les Maladroits

 

Camarades par la compagnie Les Maladroits

 

 © Damien Bossi


© Damien Bossi

Qu’en est-il de mai 68 ? Que sont devenus celles et ceux qui écrivaient sur les murs : « Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi» ? Comment l’utopie a-t-elle tenu face aux vicissitudes de la vie? Benjamin Ducasse, Valentin Pasgrimaud, Hugo Vercelletto et Arno Wögerbauer interrogent l’Histoire à travers les récits de ceux qui ont vécu mai 68. Ils ont mené une enquête auprès d’une vingtaine de ces « camarades“ et collecté leurs récits : «Outre l’année 68, nous choisissons de nous concentrer sur les expériences communautaires, les luttes féministes et la radicalisation de certains parcours. Une rencontre décisive nous a inspiré le personnage de Colette. »

Pour nous mettre en haleine, les artistes se livrent à un sondage : que représentent pour nous ces années là? Résultat: un inventaire à la Prévert avec couleur orange dans la décoration, guerre au Viet nam,  L.S.D., grève chez Renault, gaz lacrymogènes, Manifeste des 343 , Alain Geismar,  Daniel Cohn-Bendit,  Easy Rider, Claude François,  Jean Ferrat… Comment assembler tous ces éléments? Après une A.G. houleuse où tenants du documentaire et adeptes de la fiction s’affrontent, ils installent l’espace de jeu.

Une table de cuisine en stratifié sera le plateau d’un théâtre miniature où les personnages, réduits à des bâtons de craie, vont évoluer. Sur un tableau noir, s’inscrivent les chapitres de la vie de Colette. Des boîtes à biscuits peintes en noir avec des fenêtres dessinées font office d’immeubles. Quelques accessoires et éléments de costumes pour distinguer les personnages tandis que les acteurs manipulent décor et morceaux de craie représentant l’héroïne, sa famille, ses amis et amants. Cette militante de mai 68 et des luttes féministes des années soixante-dix est née à Saint-Nazaire en 1948 dans une famille modeste: père boucher, mère femme de ménage… En 1967, étudiante à Nantes, elle rencontre des militants des comités Viet nam…Puis agitation estudiantine, manifs, Université occupée et séquestration du Recteur,  arrestations… Déjà, les femmes commencent à revendiquer leur place dans ces luttes où elles n’ont pas la parole. Viendront alors le féminisme, les combats pour l’avortement avec la méthode d’aspiration Karman, la plaidoirie de Gisèle Halimi au procès de Bobigny, le mouvement S.O.S. Femmes battues … Colette en sera partie prenante, puis on perdra sa trace.

A quoi tout cela aura-t-il servi ? se demandent Les Maladroits qui savent créer avec habileté des images à partir de peu: comme cette farine jetée sur les immeubles figurant les bombardements qui ont détruit Saint-Nazaire à 80 %. Soufflée, cette poudre blanche devient brouillard sur le port breton ou la fumée des gaz lacrymogènes. Une craie écrasée symbolise la répression policière … Chaque geste est calculé, chaque manipulation millimétrée selon une chorégraphie très précise. Avec de subtils décrochages de jeu, les acteurs-manipulateurs apportent leurs commentaires à ce récit situé entre réalité et fiction : «Tout est vrai, disent-ils, mais tout est inventé. »

Avec ce spectacle d’une heure vingt, bien écrit, d’une extrême finesse et d’un humour décapant mais non dénué d’émotion, ils questionnent autant les générations précédentes que la leur, à la recherche de sa propre histoire. Un véritable travail collectif pour inventer un théâtre bricolé, ingénieux, jouissif et  où ils insufflent de la vie à des matériaux de récupération. Il faut suivre cette compagnie venue de Nantes.

Mireille Davidovici

Jusqu’au 20 octobre, Mouffetard-Théâtre des arts de la marionnette. 73 rue Mouffetard, Paris (V ème) T. : 01 84 79 44 44.

 Le 5 novembre, Quai des arts, Pornichet (Loire-Atlantique); les 15 et 16 novembre,  MarionNEttes, Festival international de Neuchâtel (Suisse) ; le 21 novembre, Saint-Denis-de-Gastines (Mayenne); le 26 novembre, TRIO…S, Scène de territoire d’Hennebont (Morbihan) ; du 27 au 29 novembre, Les Quinconces, Le Mans (Sarthe). Les 18 et 19 décembre,  La Paillette Rennes (Ile-et-Vilaine). Le 10  janvier, La Maison du Théâtre, Brest (Finistère);  le 14 janvier, L’Hectare, Vendôme (Loire-et-Cher) ; les 16 et 17 janvier, Jardin de Verre, Cholet (Maine-et-Loire) et le 30 janvier, Festival Graine de Mots, Bayeux (Calvados).

Les 6 et 7 février, Scènes Croisées de Lozère, Mende (Lozère) et le 29 février, Nuit de la marionnette, Clamart (Hauts-de-Seine). Le  20  mars, Théâtre l’Odyssée, Orvault (Loire-Atlantique).

Le 7 avril, Théâtre Le Passage, Fécamp (Seine-Maritime); le 9 avril, Théâtre de Laval (Mayenne) ; le  28 avril, Le Carroi, La Flèche (Sarthe) et le 30 avril, Villages en scène, Faye d’Anjou (Maine-et-Loire). Du 5 au 7 mai,  Scène nationale de Vandœuvre-lès-Nancy (Meurthe-et-Moselle) ; le 11 mai, Théâtre Municipal, Charleville-Mézières (Ardennes) et le 26 mai, M.J.C. , Rodez (Aveyron).

 

Le Fab: Festival International des arts à Bordeaux ( à suivre)

Le Festival International des arts à Bordeaux

Sur deux semaines, vingt-neuf spectacles dont douze créations dans quelque trente lieux à Bordeaux et ses environs. Donc une grande manifestation dirigée par Sylvie Violan avec un programme impressionnant de danse, performances, concerts, théâtre… dont le remarquable Retour à Reims, adapté du récit de Didier Eribon, mise en scène de Thomas Ostermeier (voir Le Théâtre du Blog).

Il y a aussi de nombreux spectacles étrangers comme autrefois à feu Sigma, ce festival exemplaire créé par Roger Lafosse dans les années 60…  «De manière décalée, provocante, humoristique, dit Sylvie Violan, qui est aussi la directrice du Carré-Colonnes de Saint-Médard, une commune de 35.000 habitants, jouxtant Bordeaux.  «Les artistes nous incitent à l’engagement, à lancer l’alerte, à être créatif,  à retrousser nos manches pour inventer l’avenir. »

D8F0243C-4371-49C9-B2A6-B13BCBC658F2Avec ici, entre autres, 18, une performance de Claudio Stellato, danseur et artiste pluridisciplinaire italien vivant à Bruxelles qui travaille sur les interactions entre le corps et la matière : bois, etc. Ou Rebota Rebota y en tu cara explota de la performeuse catalane Agnès Mateus qui a notamment travaillé avec Rodriguo Garcia et de l’artiste pluridisciplinaire Quim Tarrida. Ils dénoncent le fait que, dans leur pays, deux femmes soient tuées par semaine! A l’Opéra de Bordeaux, il y aura aussi la prochaine création de trois ballets de vingt minutes signés Wayne Mc Gregor, Angelin Prejlocaj et Alexander Ekman..

Et un super Q.G. sur les quais de la Garonne avec espaces de spectacles et de rencontre, café- restaurants… Le tout dirigé par une équipe professionnelle et de nombreux bénévoles. Nicolas Florian, qui a succédé à Alain Juppé, à la mairie de Bordeaux, est évidemment ravi «de la diffusion et de la création d’œuvres génératrices de lien social, d’émotion et de réflexion », surtout quand par chance, les 29° de température contribuent à la fête….

21B4F9A0-414D-4AC0-8F75-03D8EC32881FNous avons pu voir quelques-uns des spectacles de cette riche programmation. D’abord Cria d’Alice Ripoll, une chorégraphe brésilienne qui travaille avec  neuf danseurs issus des favelas de Rio-de-Janeiro. Rien sur le grand plateau peu éclairé du Carré à  Saint-Médard. Tout de suite, un monument d’énergie, de virtuosité et de rythme où se mêlent danse contemporaine et passinho, une danse urbaine locale. Avec des moments de respiration où la scène, avec un solo ou un duo très gestuels, redevient étrangement calme. Mais le délire chorégraphique reprend vite et ces danses sont tout à fait impressionnantes. Même si sans nous ne connaissons pas les codes.

Des danses en groupe et souvent en file, sur une musique très rythmée, répétitive et d’une violence inouïe avec pour thèmes : la violence, l’amour, le sexe, et des pulsions de vie et de mort clairement affichées… Un langage visuel et musical qui parle tout de suite aux lycéens et étudiants de cette séance d’après-midi… Subjugués, très admiratifs, ils accompagneront souvent le spectacle en le  rythmant de leurs mains. Et debout, enthousiastes, ils salueront virtuosité pendant plusieurs minutes Sanderson BDD, Thamires Candida, GB Dançarino Brabo, Tiobil Dançarino Brabo, VN Dançarino Brabo, May Eassy, Nyandra Fernandes, Romulo Galvão, Kinho JP, Ronald Sheick,  tous d’une rare souplesse et d’une redoutable virtuosité.

Cela dit, il y a quelques longueurs et redites et le spectacle même parfaitement rodé gagnerait à être un peu resserré… Mais c’est un bon choix pour ce festival: Cria est une chorégraphie hors-normes  et out à fait remarquable et si vous pouvez la voir à Paris, ne la ratez surtout pas…

Spectacle joué les 11 et 12 octobre au Carré Saint Médard (Gironde).

Grande Halle de la Villette, Paris (XIX ème) les 10, 11 et 12 décembre.

448A36D3-CAEC-4678-A8AA-B78ACBBFAEF5Blue Tired Heroes de Massimo Furlan

Cet artiste suisse d’origine italienne a été élève de l’École cantonale d’art de Lausanne. Il a été longtemps peintre puis scénographe pour plusieurs metteurs en scène et chorégraphes, avant de créer sa compagnie et de réaliser ses spectacles que l’on a pu voir, entre autres, au festival d’Avignon.  Cette performance est inspirée du personnage de Superman, une vedette de la bande dessinée et une icône créée en 1933 par le scénariste américain Jerry Siegel et le dessinateur canadien Joe Shuster. Inspiré d’histoires de science-fiction  de B.D. et apparu pour la première fois en 1938, leur personnage de super-héros fut ensuite repris à la radio, à la télévision, mais aussi dans de nombreux films.

Ce héros a eu au fil du temps des capacités hors-normes : invisibilité ou force surhumaine, vision,  et endurance et intelligence exceptionnelles…  Mais ici, même multipliés par neuf, en collant bleu jusqu’au cou, chaussettes et petite cape rouge avec ceinture jaune, le héros indomptable et invaincu est bien fatigué! Tous de la même taille ou presque, pathétiques dans ce costume bien connu et aux couleurs vulgaires et tous des Blancs sauf un Noir… Un rappel discret des traites qui firent en partie la richesse de la ville, avec le  trop-fameux commerce triangulaire? Comme l’indique un mascaron de tête de femme sur une façade de la place de la Bourse. Juste retour des choses, Bordeaux compte aujourd’hui de nombreux habitants africains…

Dénominateur commun de ces héros bleus fatigués, tous des hommes : âge avancé, cheveux gris voire déjà blancs, calvitie naissante ou prononcée, lunettes de vue pour la plupart petite bedaine, bref «l’âge» comme on dit. Qui sont-ils dans la vie, riches ou pauvres? Sans doute  retraités, ex ouvriers, cadres, enseignants, commerçants, employés de commerce, ingénieurs… on ne le saura jamais… Ils marchent lentement à pas réguliers et toujours en file indienne sur les quais de la Garonne, dans un silence absolu. Pas de chef de bande et ils ne se parlent jamais entre eux, pourtant sûrs de leur chemin. Arrivés à la magnifique place de la Bourse construite de 1735 à 1738 et que l’on doit à Gabriel, grand architecte du XVIII ème siècle, ils encerclent la fontaine des Trois Grâces, toujours en silence, puis fatigués vont s’endormir sur les bancs de pierre ou au pied des bornes.

Puis ils iront par de petites rues jusqu’à cette autre magnifique petite Place du Parlement et, debout, en se tenant par la main, ils admirent le pigeon noir qui se tient immobile au sommet de la fontaine centrale. Puis plus prosaïquement, l’un fouille une poubelle et les huit autres regardent cette fouille avec attention…
Faute de temps, nous les avons quitté là. Ils n’ont aucun pouvoir extraordinaire et, à part leur costume ridicule, sont des gens tout à fait comme les autres. Silencieux, jamais agressifs, sans aucune revanche à prendre : l’envers de ce personnage mythique… « Le silence, le plus grand luxe actuel, disait Arthur  Honegger. »Massimo Furlan arrive à créer des images efficaces liées à une somptueuse architecture avec cette ballade-performance silencieuse dans  plusieurs quartiers de Bordeaux: Mériadek, Saint-Pierre, la place de la Bourse, Saint-Michel et Bastide…

Philippe du Vignal

 Le festival  continue jusqu’au 20 octobre. T. : 09 86 40 07 29.

 

Sabordage, conception et mise en scène du Collectif Mensuel

© Dominique Houcmant / Goldo

© Dominique Houcmant / Goldo

 

Sabordage, écriture du Collectif Mensuel et de Nicolas Ancion, conception et mise en scène du Collectif Mensuel

Le Théâtre de Malakoff avait accueilli il y a trois ans un remarquable et très original Blockbuster de cette compagnie belge. Il s’agit ici comme dans ce dernier spectacle, de la destructrice économie de marché où la priorité est de récolter des bénéfices au profit des gros comme des petits actionnaires dont la plupart ne savent même pas qu’ils participent à ce suicide collectif.  Et pourtant l’échéance est pour demain, voire au mieux pour après demain. Tous les experts scientifiques sans exception le disent: les chances de survie de l’humanité sont des plus limitées, si on continue comme avant… Pourtant on agrandit partout les aéroports, les «grands» de ce monde continuent à voyager en jet privé et en luxueux transatlantiques très polluants, on  détruit des forêts entières pour cultiver du soja destiné à l’alimentation porcine à plusieurs milliers de kms de là, c’est à dire aussi dans notre douce France où les charcutailles prospèrent à la terrasse des bistrots, dans la bonne conscience générale.. On bétonne aussi des centaines d’hectares d’excellente terre agricole pour en faire de gigantesques centres commerciaux auxquels on ne peut accéder qu’en voiture…

Bref, le système ultra-libéral avec un cynisme et une cupidité absolus, continue sur la même voie, au mépris total de l’urgence écologique. Alors même que les conditions de survie de l’humanité sont des plus aléatoires… «Pour parler de cet effondrement qui s’annonce et de notre incapacité à l’anticiper, dit Nicolas Ancion, nous voudrions tout simplement raconter l’histoire d’une île qui, en quelques décennies, connaîtra un véritable miracle économique et se terminera en désastre écologique. »

Cet intelligent spectacle de politique-fiction exemplaire raconte un sabordage inédit de la terre arable dans l’histoire de l’Humanité dont le nombre de représentants ne cesse d’augmenter.  Cela se passe sur l’Ile de Nauru ( Océanie) et n’est pas une fiction,  ce en quoi la mise en scène aurait sans doute dû insister. Cet Etat est peuplé d’un peu moins de quelque 14 000 habitants en 2017 et donc l’un des plus petits du monde.L’île a été visitée par le navigateur anglais John Fearn en 1798. Ce fut successivement une colonie allemande  puis australienne et occupée par les Japonais entre 42 et 45  et finalement indépendante en 68. En 1906, on y découvre des mines de phosphate  qui dès 90, s’épuisent et à cause d’une gestion calamiteuse du pays, ce sera la faillite générale!

«Cette histoire est aussi celle de notre planète entière, dit Nicolas Ancion, et il n’est pas encore trop tard pour éviter la catastrophe mais le délai pour réagir est chaque minute plus court. (…)  si nous ne voulons pas que le naufrage de Nauru soit la répétition générale de l’effondrement de notre planète au grand complet. »

Sur le plateau, les mêmes appareils et accessoires que dans Blockbuster, instruments de musique et de bruitage comme cette boîte en plastique avec tissu mouillé pour imiter à la perfection le bruit des vagues… Et les cinq acteurs/musiciens/bruiteurs/récitants maîtrisent parfaitement le tempo de cette forme de théâtre-vidéo-concert. Il y a ainsi des extraits de films d’aventure avec capitaines aux beaux uniformes d’autrefois, avec leurs équipages sur de grands trois mâts et des rencontres avec des autochtones plus faux je meurs mais aussi des dialogues plaqués sur la bouche des personnages de cinéma comme dans Blookbuster. Un vrai régal…

© Adrien De Rudder

© Adrien De Rudder

Donc le Collectif Mensuel a tout mis en œuvre pour raconter, au second degré, la triste aventure des habitants séduits par l’appât du gain avec une maquette d’île au centre du plateau dont les images vidéo seront transmises sur grand écran. Toute la séduction du modèle réduit, telle que l’avait bien vue Claude Lévi-Strauss. Tout ici est merveilleusement fabriqué : mer bleue, sable blanc, palmiers, huttes puis immeubles et pelleteuses et engins pour extraire le fameux phosphate qui a été découvert par des Européens et qui auraient bien voulu en garder le seul bénéfice aux dépens des autochtones qui se révolteront pour avoir comme eux, leur indépendance et un niveau de vie supérieur…

Ce qu’ils auront très vite et l’argent ruissellera, comme dit le ravi Macron… Ils en arriveront même à obtenir leur indépendance et éliront un président de la République; fascinés par l’appât de gains faciles, ils investiront  leur argent à l’étranger mais bien entendu, cela ne durera pas. L’île, encore un petit paradis il y a peu de temps, sera vite bétonnée et on construira une route pour les nombreuses voitures qui en feront le tour. Et les experts sont unanimes: la  catastrophe s’annonce… En effet les mines de phosphate vont s’épuiser et bientôt, une partie de la population devra émigrer, les voitures de luxe comme le matériel d’extraction seront abandonnés et les bâtiments  tomberont en ruines. Morale de l’histoire: il ne restera plus qu’à essayer de revivre comme autrefois…  

Cette fable superbement racontée par Sandrine Bergot, Quentin Halloy, Baptiste Isaia, Philippe Lecrenier et Renaud Riga, a toutes les qualités techniques de Blockbuster  et la mise en scène est de tout premier ordre avec un solide enchaînement: action sur le plateau, séquences de film projetées/séquences tournées, virgules musicales jouées sur scène… Mention spéciale à la scénographie de Claudine Maus. Oui, mais  il y a cette fois de sacrés défauts et l’enchantement du premier spectacle a disparu: manque de rythme, longueurs, mauvaise adéquation entre séquences de films enregistrés et ce qui se passe sur le plateau, redoutable fausse fin et, pour boucler l’histoire, un long, long récit moralisateur en chœur sur fond d’écran rouge, vraiment pas fameux… Les acteurs font le boulot mais semblent moins investis… On sort de là finalement déçu, comme le seront les spectateurs qui avaient aimé Blockbuster. La faille? Ce spectacle ne dépasse pas la forme d’un habile constat et manque sans doute d’une véritable pensée politique. Dommage. Mais il y a, à la fin, la projection de photos en noir et blanc de l’île, très émouvantes…

Philippe du Vignal

Jusqu’au 17 octobre, Théâtre 71-Scène Nationale de Malakoff, 3 Place du 11 novembre, Malakoff (Hauts-de-Seine). T. : 01 55 48 91 00.

Du 21 au 24 octobre, Eden, Charleroi (Belgique). Du 7 au 9 novembre, à Mons (Belgique)

Les 10 et 11 mars, Lux-Scène Nationale de Valence (Drôme). Le 13 mars, La Machinerie, Vénissieux (Rhône). Du 17 au 21 mars, Théâtre Jean Vilar, Louvain-la-Neuve (Belgique). Le 27 mars, Kinneksbond, Mamer (Luxembourg). Du 31 mars au 3 avril, Théâtre de Namur (Belgique).

Les 16 et 17 avril, Bonlieu-Scène Nationale d’Annecy (Haute-Savoie). Les 24 et 25 avril, Centre Culturel de Verviers (Belgique). Les 28 et 29 avril, La Comète-Scène Nationale de Châlons-en-Champagne (Marne).

Les 5 et 6 mai, Maison de la Culture d’Amiens (Somme). 

L’Absence de père, librement inspiré de Platonov d’Anton Tchekhov, mise en scène de Lorraine de Sagazan

L’Absence de père, traduction d’Elsa Triolet librement inspiré de Platonov d’Anton Tchekhov, adaptation de Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix, conception et mise en scène de Lorraine de Sagazan

Crédit photo : Pascal Victor/ArtcomPress

Crédit photo : Pascal Victor/ArtcomPress

 Bezotsovchtchina signifiant à peu près L’Absence de père, est le titre perdu d’une pièce du très jeune écrivain et qui sera appelée plus tard Platonov. Mais ce titre ne figure pas dans le manuscrit, dit Françoise Morvan, auteure avec André Markowicz  de  cette nouvelle traduction. Au moment où il aurait écrit son drame, en 1878, comme le note dans une lettre, son frère aîné Alexandre, Anton Tchekhov, était, à dix-huit ans, au lycée de Taganrog où l’avait laissé sa famille, partie à Moscou en catastrophe, après la ruine paternelle.

 Anton Tchekhov n’oublie pas « son enfance sans enfance ».  «Quand j’étais petit, on me caressait si rarement que même maintenant, devenu adulte, je reçois les caresses comme quelque chose d’inusité, d’inconnu… Notre enfance a été empoisonnée par des choses terribles. » Ici, les acteurs de L’Absence de père racontent des bribes de leur enfance au public, sur une scène quadri-frontale. Nous sommes comme invités dans le salon, la salle à manger ou la chambre.

Lorraine de Sagazan se confie aussi au public dans le prologue puis disparaît. Origines sociales, souvenirs d’enfance sur ces mêmes relations familiales sont en lien avec la pièce, même si la génération parentale aujourd’hui est marquée du sceau novateur de Françoise Dolto. Et depuis plus d’un siècle, un non-dialogue avec les pères, entre réalité et fantasme, fiction et mise en abyme… Un espace où l’émotion n’est jamais jouée mais vécue au présent.  Et palpable quand les acteurs se confient au public.

Ossip, le marginal et voleur de chevaux, sans domicile fixe, est interprété avec force par Mathieu Perotto.  Figure déclassée, il tient dans la main un sac significatif en plastique : ses parents étaient paysans, une appellation plus consensuelle qu’« agriculteurs » : « Ils étaient pas propriétaires de leurs terres, mes parents, ils louaient les parcelles qu’ils cultivaient. On avait des bêtes et on faisait des céréale aussi. Du maïs et du blé principalement, parfois de l’orge ou de la luzerne. Y avait à peu près quatre-vingt bêtes, des charolaises. Ma mère aidait mon père. Et moi j’aidais ma mère et mon père. » Puis le père meurt d’une crise cardiaque : « Je me suis mis au boulot, j’avais seize ans, dans mon milieu on va à l’école jusqu’à seize ans puisque c’est obligatoire, et on quitte l’école à seize ans, puisque ça l’est plus, j’ai travaillé à l’abattoir de volailles, je vivais avec ma mère, ça faisait pour deux mon salaire…»Âcreté des sentiments et douleur inhumaine de chacun.

Avec rigueur et exigence, Lorraine de Sagazan a travaillé à cette adaptation de la pièce. Platonov, trentenaire, dresse le portrait d’une génération sur la sellette, seule et dubitative quant à l’héritage, et qui se cherche dans l’épreuve face à une société hostile. Exemplaire de l’incertitude de notre époque, ce professeur des écoles, lié à une classe moyenne fragilisée, et pour qui le regard des autres importe davantage mais qui n’a aucun espoir. Ici, cet homme radieux prend durement conscience de la réalité et pressent l’inaccomplissement de ses rêves. Tendu par l’idéal d’une vie qu’il engagerait  à améliorer le monde pour plus de justice et d’équité, de formation… Un monde à partager intellectuellement et sensuellement avec ses amis, vers les autres et leur salut existentiel.

 Le jeune Platonov a une force intérieure inaltérable, une énergie et un charme ineffable sur tous ceux qui l’ont entouré jadis et maintenant, mais une force qui tourne à vide à cause d’une sensation d’inaccomplissement. Passionné, convaincant et dialecticien tenace, Antonin Meyer-Esquerré sollicite la parole de l’autre pour qu’il ait une vie intérieure et sociale digne. Anna une veuve (la lumineuse Lucrèce Carmignac), est amoureuse de Platonov mais la courtise Paul (élégant Romain Cottard), un financier satisfait à la fortune considérable. L’épouse de Platonov, la patiente Sacha, est jouée par Chloé Oliveres et son frère, Nicolas, un médecin  turbulent, par Benjamin Tholozan. Sophie, l’ex-amante de Platonov (Nina Meurisse) est l’épouse de Sergueï  (Charlie Fabert),  propriétaire peu actif et désargenté de la demeure que s’apprête à racheter le richissime Paul.

Permanence des inégalités sociales dans un monde où l’on vit mal, entre violence des relations humaines et verdicts sociaux à la Bourdieu. Mais L’Absence de père, simple constat amer, est d’abord une injonction, une promesse retournée qui autoriserait à commencer à vivre de  façon plus libre. Nous vivons cette représentation comme un moment privilégié de bonheur. Les comédiens jouent subtilement à la fois leur personnage théâtral et leur vérité intime. Tout ici dans cette fable devient authentique et les spectateurs partagent la belle légèreté et  la désinvolture du questionnement existentiel des personnages à l’orée d’une vie prometteuse.

 Véronique Hotte

 La pièce a été jouée à la MC93-Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, à Bobigny, du 4 au 11 octobre.
Centre Dramatique National de Normandie-Rouen (Seine-Maritime), du 16 au 19 octobre.

 Théâtre de Cornouailles, scène nationale de Quimper (Morbihan), du 6 au 8 novembre.
TU-Nantes, du 12 au 15 novembre.

Le Tangram, Scène Nationale d’Evreux (Eure), le 10 mars. Le Quai-Centre Dramatique National d’Angers-Pays de Loire, du 17 au 20 mars.
Théâtre de Châtillon (Hauts-de-Seine), le 27 mars.

 L’Onde-Théâtre et Centre d’art de Vélizy (Yvelines), le 7 mai.  Théâtre Dijon-Bourgogne Centre Dramatique National (Côte d’Or) du 12 au 16 mai. Le Phénix-Scène nationale de Valenciennes (Nord), les 27 et 28 mai.

 

*La pièce incluant les variantes du manuscrit original, est parue aux Editions Les Solitaires Intempestifs (2004).

 

 

 

 

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