Une Bête ordinaire de Stéphanie Marchais, mise en scène de Véronique Bellegarde
Une Bête ordinaire de Stéphanie Marchais, mise en scène de Véronique Bellegarde
« Une jeune fille tourne sur un manège. » (…) « Si droite, si seule, sur le cheval bleu de bois. Elle aurait disparu dans la nuit de jeudi à vendredi …» Qu’est-il arrivé à la mignonne petite fille aux couettes sages ? Une bête se développe dans son corps, une forêt pousse sous ses aisselles et entre ses cuisses. Ses seins : des raisins trop vite muris ; son ventre : sous l’emprise d’une pieuvre envahissante. Une cohabitation brutale s’invite dans l’enfance et crée le chaos.
Le lit et le fauteuil nains dans le petit appartement dominé par la couleur orange des années soixante-dix, ne contiennent plus un corps trop vite grandi, comme celui de l’Alice de Lewis Carroll… La douleur en plus. Une Bête ordinaire n’est pas un conte pour enfants et la jeune femme qui nous parle explore sa puberté précoce, avec souffrance mais en un jeu salvateur dont elle s’amuse. Stéphanie Marchais brasse une matière textuelle charnue qui trace la géographie d’un corps de huit ans, soumis à un devenir-femme anarchique sans être passé par la case : adolescence. L’écrivaine n’a pas froid aux yeux et nomme un chat un chat , sans détour. Dans une autre pièce, Corps étrangers (Quartett 2010), elle raconte comment un anatomiste obsessionnel traque un étranger de grande taille, pour lui prendre son corps. Ici, l’étranger est ce qui fait irruption dans un tout jeune corps. C’est son propre être mais d’un autre âge, monstrueux.
Dans un décor à échelle réduite, conçu par la metteuse en scène, Jade Fortineau paraît géante. Sous l’œil attentif du compositeur Philippe Thibault, dont la musique discrète rythme ses faits et gestes, elle s’empare d’un monologue à voix multiples. La Fille s’entretient avec la femme qu’elle devient, puis avec une mère inquisitrice, ou un petit garçon qu’elle rançonne pour lui laisser tâter, en cachette, ses formes nouvelles…
Elle s’invente aussi un père imaginaire en Jacques Mesrine, l’ennemi public numéro 1 de l’époque, le Robin des Bois français dont elle a suivi à la télévision les aventures et la mort spectaculaire (1979). Un rêve de liberté pour la gamine en quête de sa propre identité. Un contrepoint ludique à la lourdeur de son être: trop grosse, boutonneuse, sentant la transpiration -«la fesse, dit sa mère-, l’héroïne de La Bête ordinaire est colonisée par une autre. Elle soustrait ses métamorphoses aux regards, sous un vaste pull orange extensible: « C’est ma cabane… Personne ne devine rien de ce qui fomente dans cet espace intime. »
L’interprétation nuancée et sans affèterie de l’actrice met en lumière la langue aiguisée de Stéphanie Marchais, ses mots sculptés avec un soin musical et les échappées poétiques qui tirent la pièce vers une fable non réaliste. L’histoire tourne sur elle-même : la bête ronge sa victime, dans une chronologie floue, comme le manège, leitmotiv circulaire qui déclenche à chaque fois un nouveau mouvement. Véronique Bellegarde a remodelé avec l’autrice ce long poème dramatique pour en extraire un spectacle délicat d’une heure où elle fait la part du brutal et de la douceur. Elle s’est nourrie de rencontres avec des scientifiques, des psychanalystes, des associations concernées par la protection de l’enfance et la monoparentalité. Pour elle « Cette Bête ordinaire pose la responsabilité des adultes quant à la protection de l’enfance ». Mais ces thèmes sociétaux apparaissent en filigrane et il n’y a rien de didactique ni de démonstratif dans la pièce qui a la grâce d’une écriture rare. Le spectacle ne s’adresse pas au seul jeune public et la langue crue reste accessible aux adolescents à partir de douze ou treize ans. Cette adéquation entre texte, mise en scène et interprétation mérite le détour. Un sans faute.
Mireille Davidovici
Jusqu’au 30 novembre à 19 heures, Théâtre des Déchargeurs, 6 rue des Déchargeurs, Paris (I er) T. : 0 1 42 36 00 50.
Le livre est publié aux éditions Quartett.