Le Laboratoire des F’âmes, mise en scène d’Isabelle Chevallier
Le Laboratoire des F’âmes, mise en scène d’Isabelle Chevallier, création collective d’Isabelle Chevallier, Fanny Milant, Emma Van de Maele et Camille Vidalain
Cela se passe à la Halles des Douves à Bordeaux, un ancien marché réhabilité. Dans un lieu de rencontre, genre café participatif sympathique avec petit bar et une vingtaine de fauteuils, cerné par de grandes baies vitrées. Bref, un endroit confortable certes mais vaste et pas commode pour monter un spectacle de cabaret où la relation de proximité avec le public est essentielle… Mais quand on aime, on fait avec ce que l’on peut trouver et, à Bordeaux, c’est difficile de trouver la moindre salle à un prix correct.
« Quelle forme dramaturgique pertinente, mouvante, en expansion, dit Isabelle Chevallier, pouvait permettre cette juxtaposition, cette déconstruction hilarante et politique à la fois des Féminins /corps et pouvoirs symboliques ? Surtout quand on veut « défricher, mettre à nu, au plateau un (des) sujet(s) protéiforme(s), sensible(s), controversé(s), mêlant textes, travail vocal chanté, enregistré, textures sonores murmurées à l’oreille du spectateur. Avec ce cabaret, nous souhaitons investir des corps différents, montrer des anatomies, le dehors/dedans, le social et l’intime mis en mouvement, en contradiction. » (…) « Le cabaret permet d’explorer des univers visuels multiples, et d’aborder des thèmes corps et institutions, créer une perspective historique, travailler autour de thèmes apparemment plus légers autour du vêtement notamment, du ridicule des postures féminines, du secret tu, caché, voilé, bégayé. Mais, le Féminin, disait Jacques Lacan, n’est-ce pas une « expérience qui nous détache de tous savoirs ? »
« Explorer la diversité du Féminin avec des champs de pensées philosophiques, médicaux et anthropologiques qu’ont inspiré Geneviève Fraisse, Françoise Héritier, Nina Brochmann et Ellen Stokken Dahl, jeunes médecins norvégiennes. Comment questionner notre rapport au corps intime féminin ? Des contre-vérités organiques circulent sur le sexe féminin, le clitoris et le pénis, les spermatozoïdes et les ovules, les questions du point G et du plaisir sexuel de la femme, des rythmes (puissance, fatigue) liés aux des menstruations éradiquées de la sphère sociale. En miroir, se pose la question de notre rapport au corps social de la femme, en tant que sujet pensant féminin ?
Isabelle Chevallier a lu et relu Geneviève Fraisse : «Les femmes sont à la mode, comme objets de mode, du commerce (…) comme un objet d’échange, les femmes font vendre et de l’apparence.» Et si on bien compris, la metteuse en scène veut orienter la notion de cabaret vers une réappropriation de ce grand espace pour en réinventer un autre, très féminin. Extérieur/intérieur : pas mal vu et plutôt futé mais loin d’être évident à mettre en place. Au début, ce cabaret féminin a un peu de mal à fonctionner dans ce grand lieu (il s’agit de la première étape d’un travail en cours donc inégale) mais Isabelle Chevallier maîtrise assez bien l’espace-temps de ces soixante minutes. Avec le remarquable travail chorégraphique de Fanny Milant et des comédiennes d’Emma van de Maele et d’elle-même. L’intervention et Camille Vidalain est moins cernable…
Pas de plateau donc ce quatuor féminin doit occuper au mieux cette salle sans scène avec de courts textes notamment d’Alban Lefranc, dits ou chuchotés à l’oreille, voire confidentiellement transmis aux spectateurs sur de petites bandes de papier du genre : « J’ai reçu une éducation masochiste : c’est normal d’avoir mal quand j’ai mes règles. » «J’ai reçu une éducation masochiste: comment ne pas avoir mal avec des escarpins. Les mettre au congélo… Scotcher ses orteils… » Mais aussi quelques chansons et chorégraphies simples : un ensemble de travaux encore en cours.
Il y a de belles inventions de mise en scène comme cette scène où on voit juste derrière la grande paroi vitrée du café, un petit ballet silencieux de jambes nues avec des chaussures de style différent dansé par Fanny Milant et ses partenaires, le reste du corps et le visage restant cachés. Il y a aussi, tout à fait remarquable, toujours derrière la paroi vitrée, une danse de Fanny Milant, le corps enroulé dans une très longue écharpe blanche qu’elle va lentement laisser tomber derrière elle. Ou encore cette scène sans doute inspirée de la célèbre Classe morte de Tadeusz Kantor où des infirmières en blouse blanche allongent un homme choisi parmi les spectateurs sur une table de gynécologie… Avec toujours, en filigrane, cette question qui taraude Isabelle Chevallier et qui est bien le fil rouge de ce cabaret : la représentation du corps intime et social à la fois avec tout ce que cela suppose d’interrogations personnelles sur le vêtement utilitaire ou parure, et, bien entendu, sur le féminisme et son histoire depuis une cinquantaine d’années.
Reste à finaliser les choses pour que cette réalisation puisse être aidée et soit présentée dans une vraie salle. On peut faire confiance à cette jeune metteuse en scène dont l’énergie semple inépuisable mais il serait vraiment dommage que ce travail en cours n’arrive pas à son achèvement, faute de moyens financiers… Il ne faut jamais oublier que la recherche reste le puissant moteur de la création théâtrale quand on veut favoriser un renouvellement des formes et des esthétiques du spectacle, dont le cabaret.
Philippe du Vignal
Première étape du Laboratoire des F’âmes, vue le 12 octobre à la Halle des Douves, Bordeaux (Gironde)