Les guêpes de l’été nous piquent encore en novembre d’Ivan Viripaev et L’Affaire de la rue de Lourcine d’Eugène Labiche, mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia
Les guêpes de l’été nous piquent encore en novembre d’Ivan Viripaev et L’Affaire de la rue de Lourcine d’Eugène Labiche, mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia
Double soirée annoncée dès le titre, le spectacle-concept de Frédéric Bélier-Garcia laisse augurer d’un curieux voyage spatio-temporel entre le XIX ème et le XXI ème siècle… Le public entend le pratiquer avec appétit car les deux auteurs sont du genre à secouer les organismes tièdes. L’insolence d’Ivan Viripaiev, à la langue d’autant plus violente qu’elle joue sur un registre apparemment quotidien, juxtaposée à celle d’Eugène Labiche, plus débridée mais pas moins inquiétante, offre une parfaite partition aux acteurs.
Le regard s’ouvre sur un plateau tout en profondeur, avec un décor signé Jacques Gabel à la sophistication surannée, qui pourrait être une salle de bal désaffectée dans un hôtel d’Europe de l’Est, années 70 (skaï, lustres, et gigantisme). Au fond, une petite estrade avec un piano et une batterie, silencieux pendant tout le spectacle. Il y a peut-être eu de la musique avant, comme dans ces hôtels… mais la seule que nous entendrons sera celle de personnages au bord de la crise de nerfs.
Ivan Viripaev, d’abord, organise une partition diabolique autour d’un possible secret qui rend fou le mari de Sarra : celui d’un lundi après-midi que le dénommé Marcus (le frère du mari) aurait passé chez sa femme, alors que son ami Donald, ici présent, affirme que Marcus était chez lui. Dans ce tourbillon d’affirmations et de contestations, Sarra mène le jeu, faisant du dénommé Marcus, absent, l’enjeu de toutes les manipulations.
Bientôt l’ami Donald, à bout d’arguments, reconnaît qu’il est très fatigué. « Fatigué des arbres, de ma fenêtre, des oiseaux, du petit déjeuner, des mots de mon chien ». Personnage délirant et pourtant obstiné dans son témoignage, Donald figure ici le citoyen abattu par l’inanité d’une vie sans objectif et qui se raccroche désespérément à… A quoi, au fait ? La question de l’ordre et du désordre transperce sans cesse leurs joutes. Qui ment ? Et pour quelle raison mentir ? Sarra ne néglige aucun argument, convoquant foi, famille, Dieu, péché et pardon. Et ose : « Y a-t-il quelque chose de sacré ? ». Même si elle finit par avouer ce qu’elle voulait cacher, le mystère à la fin, s’épaissit : elle maintient que Marcus était bien chez elle, alors que Donald l’a bien vu chez lui ! On finit par se demander de quel chaos, le mensonge (de l’un ou de l’autre ?) est-il le symptôme ? Tous, à leur manière, prétendent regarder la situation en face, tout en donnant à chaque réplique un tour de vis supplémentaire vers l’irréel, le désaccordé et le loufoque. La réalité fuit de tous bords, l’absurde les assiège.
Un changement rapide du décor et nous voici dans un appartement bourgeois parisien. M. Lenglumé se réveille après une nuit d’excès entre amis et découvre un solide gaillard couché dans son alcôve, le dénommé Mistingue. Aucun des deux ne se souvient des activités de la nuit passée. Flotte un léger parfum d’homosexualité… Manque de chance, c’est jour de baptême, Madame Lenglumé tient à ce que tout se passe dans les règles. Pourtant, à la lecture du journal, un crime a été commis rue de Lourcine qui pourrait avoir pour protagonistes les deux hommes en question…Une course contre la montre s’empare alors d’eux : ils vont faire disparaître les éventuels objets qui les accableraient, voire les témoins potentiels eux-mêmes. Le désastre gagne tandis que Madame Lenglumé, son domestique et son cousin vaquent à leur fête de famille… Le désordre vient d’un journal qui date d’un an, d’où le quiproquo. La médiocrité de ces êtres épris de tranquillité, prêts à tout, même au meurtre, pour se dédouaner, fait apparaître ce que Frédéric Bélier-Garcia nomme « notre être désastreux ».
La continuité entre les deux univers, si dissemblables en apparence, nous fait considérer Labiche d’un autre point de vue : ce réveil amnésique d’une fête, ces personnages hystériques, pourraient être les ancêtres du trio désabusé d’Ivan Viripaev. Leur devise à tous pourrait être : tout plutôt que le réel. Confier l’interprétation des deux rôles féminins à Camille Chamoux relève d’une jolie intuition. Perfide, manipulatrice et grenouille de bénitier chez Ivan Viripaev, elle incarne une maîtresse de maison exaltée et rigide chez Eugène Labiche. Un siècle et demi a passé : la femme au théâtre est passée de gourde, à maîtresse du jeu. D’une pièce à l’autre, les personnages masculins sont joués par Jean-Charles Clichet, Sébastien Roger, et avec pour le Labiche, Sébastien Eveno. Tous excellents.
Un spectacle composite, avec en toile de fond, l’angoisse du désordre, la hantise de voir apparaître sous le vernis du savoir-vivre et des bonnes manières, l’être chaotique qui habite chacun d’entre nous. Frédéric Bélier-Garcia laisse chaque spectateur s’emparer de ces deux trames, tisser des liens, apparier les situations à sa guise, avec un art délicat de la suggestion. Avec élégance et sans souci de moralité, il fait apparaître nos maladies émotionnelles. Un vrai plaisir de théâtre.
Marie-Agnès Sevestre
Jusqu’au 1er décembre, Théâtre de La Tempête, La Cartoucherie, route du Champ de manœuvre, Vincennes ( Val-de-Marne). Métro: Château de Vincennes.