Vents contraires, texte et mise en scène de Jean-René Lemoine
Vents contraires, texte et mise en scène de Jean-René Lemoine
Deux mondes antithétiques où des personnages plutôt aisés ou vivant même dans le luxe, se ont des relations intimes houleuses. Ici steward et hôtesse de l’air, mannequins de haute couture et filles de bonne famille… comme sur le papier glacé des magazines chics. Par défaut d’éveil à l’autre, ils n’ont guère de conscience morale et ne s’estiment en rien concernés par la dure réalité subie par les moins favorisés, frappés d’exclusion socio-économique. Ces nantis, pour lesquels la réussite personnelle et financière est une raison de se battre et un motif suffisant de lutte égoïste, au service d’une vie d’apparences, mensonges, représentations mondaines…
Marie, consciente de son indifférence coupable à la misère planétaire, après une rupture amoureuse concertée, s’exile en Asie et Camille, abandonnée malgré elle par Leïla, la femme qu’elle aime, « se réfugie » dans la folie … Leïla est une signature de la haute-couture ; elle s’est faite toute seule, en fille d’immigrés qui a gravi les degrés de la réussite avec ténacité et rage, malgré les humiliations et en rendant les coups. Après avoir rompu avec Camille, elle tombe amoureuse de la belle Salomé et bien qu’il ne faille pas avouer à l’autre qu’on l’aime, elle lui dit être «assassinée » : les passions, amour, argent et sexe, s’imposent dans ce monde sans repères…
Mais Marthe, la demi-sœur de Camille, fait le chemin inverse : son père, qui était à la tête d’un empire, est mort brutalement, et elle l’héritière, se voit poursuivie par des financiers qui veulent placer ses avoirs dans les îles Caïmans… Elle regrette de n’avoir pu se réconcilier avec ce père avec qui elle s’était fâchée pour lui avoir annoncé qu’elle se destinait à être hôtesse de l’air – une humiliation : «Je ne supporterai pas, disait-il, que ma fille aille servir du café dans des gobelets en plastique à des prolétaires en goguette, à dix mille mètres d’altitude. » Et Marthe (espiègle et merveilleuse Norah Krief) préfère cependant la fadeur et l’anonymat de sa vie d’avant :« J’aurais tant voulu lui expliquer combien j’étais heureuse de servir du café à des touristes sri-lankais ou des grands crus à des patrons du CAC 40… J’aurais lavé les pieds de tous les prolétaires avec des serviettes rafraîchissantes, si on me l’avait demandé… Mais au moins j’ai vécu quelque chose. J’ai payé un loyer, j’ai fait des courses, j’ai mangé des pizzas, j’ai été triste le soir devant ma télévision, comme tout le monde… »
Quant à Camille, la femme quittée, depuis son appartement confortable elle plonge son regard sur Paris. Elle allume l’écran plat, mange des sashimis et du riz gluant, boit du Coca zéro acheté à La Grande Epicerie et regarde, passive et comme subjuguée, «les typhons, les otages, les corps décharnés, les larmes, les micros tendus vers les bouches des victimes à qui l’on demande sans cesse de livrer leur témoignage… » Voyeuse malgré elle, elle surprend des familles entières de migrants abordant les côtes siciliennes, «la nuit, dans une mer d’encre, filmées d’abord en plans larges pour qu’on voie bien qu’ils sont des centaines, fragiles, titubants, dociles, escortés par des humanitaires, d’où viennent-ils ? Homs, Damas, le Niger ? »
Il y a ici un écart maximum entre les aspirations au pouvoir et à l’argent et les valeurs de responsabilité collective, d’humanité et de partage. Le sexe joue un rôle non négligeable. Et la chanson Désenchantée de Mylène Farmer égraine ses notes sur le plateau obscur entre portes-psychés qui s’ouvrent et personnages qui sortent : le spectateur, tenu en haleine, ressent les lourdes tensions subies par les protagonistes qui ont une urgente nécessité de se dire et de se confier à soi, à l’autre, au spectateur. Ruptures vives, déchirements: l’expression de la souffrance d’aimer ou de ne plus l’être.
Anne Alvaro, Nathalie Richard, Norah Krief et Marie-Laure Crochant sont de belles actrices, habitées par une parole qu’elles déclament avec fougue et énergie, vivant à l’extrême l’instant présent et entièrement engagées. Salomé (Océane Cairaty) est l’amante du seul homme de la pièce, Rodolphe (Alex Descas), un bel Apollon auquel elle vend ses charmes mais elle est aussi l’amante de l’entrepreneuse Leïla, une beauté rare que la mise en scène dévêt trop souvent. Un spectacle où l’auteur exprime notre temps avec lucidité et pertinence : crispation sur soi, quête de pouvoir, négation aveugle des autres et violence selon les chemins sinueux mais puissants des passions.
Véronique Hotte
MC93- Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine Bobigny (Seine-Saint-Denis) jusqu’au 24 novembre. T. : 01 41 60 72 72.
Théâtre National de Strasbourg, du 28 novembre au 7 décembre.
Le Grand T. Nantes, du 11 au 13 décembre.
Maison de la Culture d’Amiens, les 8 et 9 janvier. Centre Dramatique National de Tours-Théâtre Olympia, du 14 au 18 janvier. Maison de la Culture de Bourges, les 22 et 23 janvier. Théâtre de Nîmes, les 29 et 30 janvier.
Théâtre du Gymnase, Marseille, du 6 au 8 février.
Le texte est publié aux Solitaires Intempestifs