Congo de Faustin Linyekula à partir du récit d’Eric Vuillard

Congo de Faustin Linyekula à partir du récit d’Eric Vuillard

 medias_banner_image_c06c85887569e8406f6a7d837519d283A la fin du XIXème siècle, le capitalisme voit le monde entier comme une ressource à exploiter. L’Afrique, bien que les compagnies négrières aient été les premières firmes du monde moderne, résiste encore à l’appétit des industriels et à «cette ivresse transocéanique d’acheter et de vendre». Grâce à son impénétrabilité, au foisonnement de ses rivières et de ses forêts, à l’aridité de son climat, elle n’a accueilli que  peu d’explorateurs.

A l’initiative de Bismarck, l’Allemagne invite donc à à Berlin, en 1884,  lors d’une grande conférence internationale quatorze pays pour organiser le partage de ces terres réputées n’appartenir à aucun Etat. On sait ce qu’il en advint : outre celles accaparées par la France, l’Espagne, le Portugal, l’Allemagne, le Royaume-Uni et les Pays-Bas, Léopold II, roi des Belges, s’empara, en son nom propre, d’un territoire immense, le long du fleuve Congo et lui donna le statut d’une entreprise commerciale privée sur laquelle aucun droit de regard international ne s’exercerait.

L’explorateur Morton Stanley, accompagné de ses sbires «armés de fusils et de livres de comptes», inspira tous les coups tordus – exploitation des populations, exactions cruelles, supplices divers – qui permirent d’asseoir l’autorité étrangère sur ce pays et d’en faire passer les richesses directement dans la poche du Roi. Aujourd’hui la République démocratique du Congo, indépendante depuis 1960, porte encore les traces de cette conquête à marche forcée :  la localisation des villes, la monoculture du caoutchouc, la mise en coupe réglée des ressources du sous-sol par les compagnies étrangères… Et la mémoire des sévices infligés.

Convoqués pour mettre en espace par la parole, le geste et le son, ce récit d’Eric Vuillard – foisonnant et précis tout à la fois – Pasco Losanganya, Daddy Kamono et Faustin Linyekula prennent en charge dans leur corps, ce qui est nommé «la plus grande chasse au trésor de tous les temps». Le texte, très présent tout au long du spectacle, les a peut-être empêché de déployer un imaginaire plus large. Assujettis à de longs moments d’écoute du récit, par ailleurs un passionnant condensé d’histoire coloniale, les artistes cherchent leur place dans le dispositif scénique.  Daddy Kamono (dont a pu mesurer le talent il y a quelques semaines dans le rôle de Iago, sur cette même scène) incarne la voix de l’Histoire avec puissance et précision. L’espace de la danse et du chant devient alors un combat contre la force des mots.

Faustin Linyekula, électrisé par la conscience que le centre de l’espace, c’est le danseur, offre une partition chorégraphique d’une grande densité. Cette plongée dans la chair vive du peuple congolais, lui passe, à proprement parler, à travers le corps. Le récit se laisse donc interrompre par cette transe… malgré tout un peu répétitive.

Pasco Losanganya, offre un moment graphique et politique tout à la fois, quand, devenue corps de l’Afrique, elle lance son cri de détresse (tous les pays conquérants inscrits sur ses membres). Mais ses lamentations, inspirées de chants Mongo de la forêt, n’offrent pas la richesse lyrique qu’on aurait pu espérer.

Le spectacle se met à tourner ainsi un peu sur lui-même, alourdi de gros sacs qu’on déplace de part et d’autre de la scène et n’arrive pas à dépasser ses présupposés de départ ni à surprendre par une position qui serait celle, décalée du livre, de Faustin Linyekula. En clôture, des visages d’enfants noirs, projetés en fond de scène, viennent chercher le spectateur par la corde sensible. Mais ces beaux regards graves ne sauraient suffire à nous transporter vers le Congo d’aujourd’hui ni à transcender une partition par trop cahotique. La recherche de Linyekula à Kisangani où il a installé les studios Kabako, se lit dans ses œuvres : il travaille à croiser les énergies du corps, de l’image, de la musique, pour parler du Congo actuel, de ses dérives autoritaires, du gaspillages des richesses et du mépris des intérêts du peuple. Grâce à l’écriture d’Eric Vuillard, il plonge ici dans les archives de la colonisation, pour aborder autrement les malheurs contemporains de la population et peut-être résister à la fatalité. Mais ce Congo n’est pas à inscrire dans le répertoire de ses œuvres fortes, personnelles.

A noter cependant, la remarquable partition sonore signée Franck Moka, à la fois abstraite et nourrie des bruits de la forêt, de voix de passants. Elle entraîne l’imaginaire du spectateur et élève la pensée, de l’Histoire vers l’espoir.

 Marie-Agnès Sevestre

 Dans le cadre du Festival d’automne, jusqu’au 23 novembre, Théâtre des Abbesses-Théâtre de La Ville, 38 rue des Abbesses,  Paris ( XVIII ème)

 

Le 22 novembre, rencontre à l’issue de la représentation : Comment résister à l’insoutenable avec son langage artistique, son histoire et ses sources culturelles? avec Faustin Linyekula, chorégraphe, Henry Masson, membre du conseil national de la Cimade et président pour la région Ile-de-France et Lydie Mushamalirwa, socio-anthropologue et modératrice.

 Le texte est publié aux éditions Actes Sud.

 


Archive pour 21 novembre, 2019

A la Carabine de Pauline Peyrade, mise en scène d’Anne Théron

A la Carabine de Pauline Peyrade, mise en scène d’Anne Théron

©JeanlouisFernandez

©JeanlouisFernandez

Le projet  Education et Proximité, soutenu par la fondation Total et le fonds de dotation Chœur à l’ouvrage. C’estun idéal et une volonté pédagogique et artistique : faire se rencontrer les élèves d’un même territoire issus d’établissements différents, sensibiliser les élèves aux œuvres contemporaines, leur donner le goût du jeu et de l’écriture, favoriser la reconnaissance personnelle, l’accès au spectacle et le développement d’un esprit critique… pour qu’ils se sentent partie prenante de la société. 

Education et Proximité veut aussi favoriser la mixité à travers la pratique théâtrale, un projet à la dimension de la France, initié en 2013 par La Colline-Théâtre National, en partenariat avec le Théâtre National de Strasbourg et la Comédie-Centre Dramatique National de Reims. Mettant ainsi le théâtre au cœur d’une activité d’échanges entre élèves d’un même territoire autour de l’écriture contemporaine. Une collaboration en binôme de classes de lycées d’enseignement général et d’enseignement professionnel, via un parcours théâtral de spectateur. Avec la création d’une forme itinérante ensuite présentée dans les établissements scolaires. S’offre ainsi l’occasion d’un échange entre les élèves et une metteuse en scène,des  actrices et une auteure. Celui du 19 novembre a été  très nourri.

Géographiquement proches, ces élèves ne se rencontrent pourtant pas… Mais ils découvrent avec le théâtre, l’occasion de vivre ensemble une expérience inédite, construite autour d’un texte contemporain écrit pour l’occasion. Pour Paris, les classes concernées étaient une seconde générale du lycée Paul Valéry (XII ème)), une première bac pro-esthétique du lycée Elisa Lemonnier dans le même arrondissement, une seconde générale du lycée Maurice Ravel (XX ème), une première année de C.A.P. petite enfance du lycée professionnel Etienne Dolet (XX ème).

 A Reims, quatre lycées comme pour Strasbourg, Obernai et Hagueneau. Avec autant de parcours de spectateurs issus de Théâtres Nationaux (Paris et Strasbourg), et du Centre Dramatique National de Reims. En 2016-2017 a été ainsi créée Celle qui regarde le monde d’Alexandra Badea, mise en scène de Ferdinand Barbet. En 2017-2018, John de Wajdi Mouawad, mise en scène de Stanislas Nordey. Et en 2018-2019, Fake de Claudine Galea, mise en scène de Rémy Barché. Et pour cette saison:  A la carabine de Pauline Peyrade, dans la mise en scène d’Anne Théron, artiste associée du Théâtre National de Strasbourg,  avec Mélody Pini et Elphège Kongombe Yamalé, des actrices issues du groupe 44 de l’Ecole du T.N.S.

A la différence de l’inceste et de l’adultère, le viol en lui-même n’a pas été frappé d’interdit dans les civilisations anciennes. L’enlèvement des femmes est même, selon certains, une condition de sortie du chaos originel. Dans la mythologie grecque, les dieux violent sans vergogne les jeunes femmes qui leur opposent une résistance farouche, préférant au déshonneur, la métamorphose et les mortelles choisissent souvent la mort, à la honte.

Au Moyen-Age, Chrétien de Troyes évoque ce drame avec réalisme dans Philomena : «Alors il (Térée) la prend de force, et elle crie, elle lutte, elle se débat, peu s’en faut qu’elle ne meure. De colère, d’angoisse et de douleur, elle change plus de cent fois de couleur, elle tremble, elle pâlit, elle frissonne, et dit qu’elle est à la male heure sortie de la terre de sa naissance, quand elle est ainsi mise à honte. (…) Félon, pourquoi as-tu fait un tel crime, en étant ainsi enragé et hors de toi ? »

Pauline Peyrade met en scène une jeune fille, agressée puis violée par un ami de son frère. L’auteure retrace une situation non-préméditée qui dérape et le coupable ne reconnaît pas la nature de cette violence infâme : «Ils ont dit, c’est vrai, il est gentil, sérieux, il travaille bien à l’école, il ne mérite pas ça, il ne mérite pas de voir sa vie s’arrêter pour ça, sa vie détruite pour ça, tu te rends compte de ce que tu fais ? Pourquoi toutes ces histoires, elle ne ferait pas d’histoire, si elle l’avait pas un peu cherché, elle est bizarre, cette gosse… »

La prise en charge verbale est ici un beau discours indirect libre fait de monologues successifs : parole de l’agresseur ici interprété par une actrice Elphège Kongombe Yamalé et de l’agressée que joue Mélody Pini. Avec des scènes alternant un point de vue à l’autre :  la jeune fille s’entraîne -sport de combat et boxe-, en vue d’un acte final déterminant, symbolique et réel. Entre-temps, la victime éprouvée (mais le public ne sait pas encore qu’elle sera l’agressée) rejoue au présent la scène traumatique vécue et analysée sans fin. Sur le comptoir du stand de tir à la carabine, elle vise mais rate sa cible.

Déterminée, la jeune tireuse recèle pourtant en elle une force impressionnante, repoussant celui qui l’observe et l’accompagne contre son gré, et que l’on entend s’exprimer. Une déclamation rap façon The Wolphonics : «Tout le monde le sait que c’est truqué, faut tricher pour gagner, sinon tu gagnes pas, elle le saurait et elle serait contente si elle n’était pas aussi têtue. Je déteste les filles têtues… » D’autres réflexions fusent sur les lèvres du jeune homme, du genre : mieux vaut  éviter la violence, puisque ce sont les sauvages qui en font l’usage, quand ils ne savent pas parler. Et selon lui, les filles ne doivent pas jouer avec des armes à feu.

Pour décor, un stand de tir de fête foraine où est ainsi accrochée sur le mur au fond du plateau, la photo d’une salle de classe, d’une série de carabines, de fusil légers à canon court, rayé en hélice à l’intérieur… En conséquence, des images fictives de tueries de bêtes et d’hommes. Comment ne pas consentir à telle relation sexuelle, vu les mécanismes mobilisés par l’agresseur : contrainte morale, écart d’âge, comportement violent, réputation menacée, effet de surprise lors de l’approche ? «Je voulais des cigarettes, des bonbons, un baiser sous la pluie… se confie à elle-même la victime, je n’ai pas pu vouloir quelque chose que je ne connaissais pas, que je n’avais jamais imaginé de ma vie, je l’avais imaginé mais pas comme ça, ça ne se passait pas comme ça, il n’y avait pas l’odeur ni la peur ni la honte.»

L’état de sidération de la jeune fille la conduit à une sorte d’anesthésie, à un rejet que l’agresseur ne peut ignorer, un phénomène de dissociation identifiable à un mécanisme psychologique de défense lors d’un événement traumatisant : «Il a pris ma main, je lui ai donné ma main de statue, je ne sais pas ce qui s’est passé, je savais déjà ce qui allait se passer, je ne voyais plus rien, c’était trop tard. Il aurait fallu ne pas, il aurait fallu retirer ma main à ce moment-là, il a pris ma main et tout s’est arrêté, mon cœur, ma tête, les muscles de mon bras, ma peau frémit encore , le corps a une mémoire, tu vois ? »

De la très jeune fille, même si, à onze ans, une enfant ait pu être appréciée par la justice comme consentante,  à une femme adulte, le soutien aux victimes de viol varie. Les raisons? L’Occident judéo-chrétien soupçonne encore chez la femme une Eve séductrice en sommeil ; plus universellement, les schémas ancestraux de domination et soumission ne permettent pas à la femme d’échapper à la loi des mâles. Mais le viol reste un crime, même dans les relations conjugales et cet acte intègre aussi les crimes de guerre, la femme étant alors utilisée pour soumettre une communauté. Une législation digne parvient, mais difficilement, à punir les violences et sévices sexuels, et encore moins à réparer leurs effets… Mais leur mise au jour et leur dénonciation, puis le «jugement» qui suit, même tronqué, marque une évolution.

Le texte de Pauline Peyrade, inscrit dans le parler et les préoccupations des jeunes d’aujourd’hui est admirablement servi par la mise en scène et la direction efficace de ces belles actrices par Anne Théron. Une révélation théâtrale et un «dépliement» artistique d’une question de notre temps.

Véronique Hotte

Spectacle vu au Lycée Paul Valéry (Paris XII ème), le 19 novembre.
Lycée Clémenceau, Reims, le 20 janvier. LEGTA, Obernai, le 16 janvier et lycée Robert Schumann, Hagueneau, (Bas-Rhin), le 17 janvier.

Le texte est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs.

Mama Rosa, d’après La Mamma d’André Roussin, mise en scène de Kostas Tsianos

Mama Rosa d’après La Mamma d’André Roussin, adaptation de Jean-Marie Roussin, traduction en grec de Thodoris Petropoulos, mise en scène de Kostas Tsianos

MR282 - copieEn 1957, l’auteur français renoue avec ses origines méditerranéennes en s’inspirant librement du roman de Vitaliano Brancati, Le Bel Antonio.  Un jeune homme est de retour dans sa Sicile natale mais sa mère, la veuve Rosaria Magnano s’inquiète des ravages qu’il fait auprès des jeunes filles de Catane. Elle espère qu’il tombera enfin véritablement amoureux et de fait, il va lui annoncer qu’il a rencontré la femme de sa vie, Barbara, et un modèle de candeur et la fille de M. Puglisi, le notaire.

Mais, après deux ans de mariage, elle est toujours vierge… et pas enceinte. N’ayant pas été consommé, le mariage peut donc être déclaré nul par l’Église. Maître Puglisi entend remarier sa fille au vieux mais riche duc de Bronte. Et stupéfaite, Rosaria découvre que son fils est devenu impuissant et veut restituer à la famille, un honneur bafoué. Elle demande alors à son fils cadet Aldo de se substituer, la nuit venue, à son frère dans le lit de Barbara, bien entendu à son insu de la jeune femme. Impressionné d’avoir à honorer sa belle-sœur, Aldo ne parvient pas à ses fins… Pour éviter une union avec le vieux duc, Barbara fait alors croire qu’elle a vécu une belle nuit d’amour. Antonio retrouve alors ses moyens et lui donne ce qu’elle attendait…

Un sujet qui peut sembler graveleux mais les personnages exubérants et les situations sont farcesques et la pièce se termine par le bonheur mis en péril des héros. Sans doute l’œuvre de Roussin la plus pittoresque avec un dialogue truculent, même si la couleur locale frôle parfois ici le cliché. Mais le paradoxe: un  beau Sicilien impuissant, en fait aussi sa force et cette comédie renvoie aux Œufs de l’Autruche de ce même écrivain où un père apprend l’homosexualité de son fils.

Kostas Tsianos réussit à créer un spectacle drôle et bien rythmé malgré une mise en scène assez traditionnelle. Décor imposant et costumes de qualité. Vicky Stavropoulou (Mama Rosa) et Christos Chatzipanagiotis (Gildo) sont remarquables. Marinos Konsolos (Antonio) s’avère un jeune premier charismatique et Socrate Patsikas excelle en Père Giovanni. Maria Filippou (Giuseppina) très burlesque, forge ici une figure comique exceptionnelle. Bref, une comédie légère qui divertit le public athénien!

Nektarios-Georgios Konstantinidis

Théâtre Aliki, 4 rue Amérikis, Athènes. T. : 0030 2103210021.

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