Hippolyte, de Robert Garnier,
Phèdre, de Jean Racine, mise en scène de Christian Schiaretti
Cela commence par un explosion : dans la première pièce, le spectre de Thésée, en écorché de la Renaissance, dans les flammes et les fumées des Enfers blâme son fils Hippolyte et prédit, en prophète élégiaque, sa triste fin. Puis dans la seconde, cela commence plus calmement : «Théramène, dit Hippolyte, je pars et vais chercher mon père. » Mais on n’échappe pas si facilement à son destin et Racine a choisi de donner le rôle-titre à Phèdre…
Il y a ici dans ces deux pièces, séparées par un siècle d’histoire agitée, un projet pédagogique : exhumer Robert Garnier mais aussi tenter de comprendre pourquoi Racine, qui pille pas mal son aîné, a, lui, gagné la bataille de la mémoire. Pourquoi, alors qu’on ne lit plus l’un, l’autre est-il devenu un classique,? La langue, peut-être : Racine a contribué à fixer celle qui est devenue la nôtre. Encore que… Celle de Garnier a des qualités inattendues : il légitime ainsi l’emploi d’autrice, même quand il s’agit de l’autrice d’un crime… Défense et illustration de la langue française : le passé peut révéler des richesses utiles pour l’avenir. Garnier triomphe du côté du lyrisme et ose chœurs et couplets. Racine, lui, pour la construction dramatique, même si, encore une fois, il emprunte beaucoup à son prédécesseur… Le fameux monstre sorti de la mer, dont la croupe « se recourbe en replis tortueux », qui effraie les chevaux et cause la mort d’Hippolyte, détonne presque dans la poésie économe de Racine. Et Victor Hugo s’est moqué de ce vers dans Margarita mais ceci est une autre histoire…
Racine a le souci de tout « boucler », de ne rien poser qui ne construise, de scène en scène, acte après acte, la mécanique d’une imparable fatalité. Garnier est lui, plus proche de l’opéra : effets de spectre, grands airs, cris et déchirements soutenus, calmés et commentés par le chœur, avec cinq musiciens en direct. Pour Hippolyte, Christian Schiaretti utilise toute la scène et a choisi des costumes rouge sang –on est au temps des guerres de religion- mais dans Phèdre, le noir et les couleurs sombres dominent, en une proximité presque étouffante avec le public souvent invoqué ici, de même que « les Dieux », comme instance suprême. Après coup, on se pose la question de la fonction politique de ces pièces : comment passer du désordre mythologique et des forces obscures, à l’apaisement de la Cité ? Il y faut des sacrifices, des morts et des larmes. Et surtout du symbolique.
Mais sans doute, le cœur du projet politique de Christian Schiaretti, pour sa dernière mise en scène comme directeur du Théâtre National Populaire, avant de passer la main à Jean Bellorini, c’est la troupe. Mesurer et faire se mesurer ses acteurs à de grandes écritures et au grand jeu. Ils étaient déjà dans la Tragédie du roi Christophe d’Aimé Césaire, dans L’Échange de Claudel et dans toutes ses créations récentes. Francine Bergé, la Lechy de L’Echange, une comédienne au comble de la séduction parce qu’elle est comédienne : c’était audacieux, face au jeune Marc Zinga mais peut-être la mise en scène n’allait-elle pas jusqu’au bout de sa propre audace dans le représentation du désir.
Ici, Francine Bergé est l’âme de la troupe mais une âme physique, souple et fine comme l’acier ; le point de référence pour les plus jeunes, qu’elle hisse par sa présence au-dessus d’eux-mêmes. Dans les rôles parallèles de nourrice et confidente (Œnone, chez Racine), elle fait contrepoids avec sang-froid, exactitude et ironie légère, aux emportements de sa partenaire, Louise Chevillotte, déchaînée et rugissante dans la Phèdre de Garnier, puis juvénile et d’un égoïsme presque naïf chez Racine et n’étant pas aussi décidée à mourir qu’elle veut bien le dire…
Drôle de paradoxe : pour parler d’une troupe, on est amené à citer (presque) la seule Francine Bergé. Mais elle a justement ce rôle de catalyseur et elle favorise cette rencontre entre plusieurs moments de l’histoire du théâtre. Ce qui distingue une troupe, d’un collectif générationnel et ce qui secoue et affûte le jeu. C’est la durée aussi d’une familiarité avec le public: celui de Villeurbanne a pu le savourer longtemps quand Roger Planchon qui dirigeait le T.N.P. , ne se séparait jamais de Jean Bouise, Isabelle Sadoyan et de leurs camarades. À méditer, maintenant: avec le départ de Christian Schiaretti, les cartes sont rebattues.
On retient de ce diptyque, un tourbillon de culpabilité et d‘innocence massacrée, son ampleur, sa vaste respiration et son énergie. Vingt comédiens dans les superbes costumes de Mathieu Trappler et un arc électrique entre deux langues: le public d’un théâtre populaire n’en mérite pas moins. Christian Schiaretti avait créé le tout petit théâtre de l’Atalante à Paris, avec Agathe Alexis et Alain-Alexis Barsacq. Il a agrandi le T.N.P. et a développé cet« instrument de théâtre». C’est capital et doit être irréversible: un public populaire a droit au plus grand et au plus beau. Maintenant, on compte sur lui pour inventer des formes nouvelles, là où il voudra…
Christine Friedel
Phèdre a été jouée du 19 au 30 novembre et les représentations d’Hippolyte se poursuivent jusqu’au 7 décembre. L’intégrale de ces pièces a été donnée les 24 novembre et 1er décembre.
Théâtre National Populaire, Place Lazare Goujon,Villeurbanne (Rhône). T. : 04 78 03 00.