Festival BRUIT : La Chute de la maison de Samuel Achache et Jeanne Candel

 Festival BRUIT

La Chute de la maison de Samuel Achache et Jeanne Candel

 

© Patrick Berger

© Patrick Berger

Ce spectacle qu’ils avaient conçu et mis en scène en  2017, ouvre le nouveau festival BRUIT qu’ont créé les deux auteurs-metteurs en scène. Ils ont succédé à François Rancillac à la tête du Théâtre de l’Aquarium et prônent  la constitution d’un répertoire ce qui ouvre à la reprise de leurs créations antérieures et permet d’entretenir une troupe ou du moins, un groupe d’acteurs apparentés à leur univers. Inspiré de la célèbre nouvelle d’Edgar Allan Poe, La Chute de la maison Usher (1839), ce spectacle n’est pas une variante contemporaine : il se situe à la fin du XIX ème siècle, ni une forme musicale.  Samuel Achache et Jeanne Candel donnent simplement aux acteurs la possibilité d’inventer pour leur personnage, une sorte de partition propre, s’ajoutant à des moments de récitals purs (instruments et voix).

Une scène à haut potentiel comique ouvre le spectacle : dans un établissement hospitalier, un ouvrier discute avec une religieuse d’un nouveau moyen de parler à quelqu’un qui n’est pas là : le téléphone ! Alors qu’elle voudrait déjeuner tranquillement et que la directrice tourne autour d’eux, impatiente de révéler ce qu’elle a découvert, la jeune sœur Gerbaud fait part de son doute, appuyée sur son bon sens. Au comique, succède l’indicible : une jeune morte, ressuscitée, a réapparu dans le service psychiatrique et sème la terreur parmi les médecins, les religieux et les autres malades… Apparaissent alors les fantômes de Poe ou plutôt un des thèmes de la nouvelle: la limite incertaine entre la vie et la mort.  Mais là où Edgar Poe laissait toute sa place aux signes du fantastique (brouillard, maison lézardée…), les metteurs en scène parient sur les réactions concrètes, fondamentales de chaque personnage, selon son statut et sa logique. A chacun ses croyances, à chacun sa pantomime…

© Patrick Berger

© Patrick Berger

Pour ne pas troubler la jeune femme qui, par ailleurs, chante divinement, on lui fait croire qu’elle est au Royaume des morts. La sarabande des faux-semblants, menée par le curé et la bonne sœur, au mépris de toute pieuse réserve, ouvre sur un imaginaire digne du célèbre Rétable d’Issenheim : animaux fantasmagoriques, poissons volants, diables  fourchus… Leur petit théâtre n’est que langage et imaginaire et l’inconscient sexuel, transgressif, n’arrive tout de même pas à la bacchanale, un temps prévue.

Tout au long du spectacle, les morts, les vivants, le désir, le refoulement, s’expriment par des lieds mélancoliques : «Nous, les esprits de l’air, nous te célébrons en murmurant joyeusement : Adieu.» Ou sombres : « Que signifient ces horreurs ? Les chasseurs courent dans la forêt, résonne le cor… Nous nous enfonçons dans la matière noire…» Sans aucun effet illustratif, ces moments de lyrisme nous font ressentir une intériorité et une distanciation avec l’action.

 Et lorsque la jeune ressuscitée se met à vaticiner, c’est pour parler au nom du bébé encore dans le ventre de l’infirmière. Elle est sa voix, son angoisse de naître. Angoisse qui fait écho à la première phrase de la directrice : « Goûtez ce moment où vous ne savez pas encore ! »…

Située à la fin du XIXème siècle, la mise en scène fait droit aux enjeux vitaux et contradictoires de cette société : primauté de la science, confiance dans le progrès, puissance du spiritisme, refoulement sexuel… sans jamais donner de sens moral ou historique au projet artistique. Avec cet univers frappé de dérèglement, aux prises avec le monde brut de l’expérience, on entre de plain-pied dans la philosophie et l’esthétique que Samuel Achache et Jeanne Candel développent depuis  qu’ils ont créé leur compagnie la vie brève en 2013 : marier les arts du théâtre et de la musique grâce à des artistes qui sont aussi à la fois auteurs et interprètes. Assurément, la confiance accordée à leur puissance créatrice donne au spectacle un fort potentiel poétique.

 Marie-Agnès Sevestre

* chef-d’œuvre du peintre  Matthias Grünevald (1512), Musée Unterlinden à Colmar.

Spectacle vu le 6 décembre, dans le cadre du Festival d’Automne

Du 11 au 15 décembre, Théâtre des Quartiers d’Ivry (Val-de-Marne) et du 18 au 21 décembre, Théâtre Garonne, Toulouse (Haute-Garonne).


Archive pour décembre, 2019

Khady Demba de Marie NDiaye, adaptation et voix de Corine Miret,

Khady Demba de Marie NDiaye, adaptation et voix de Corine Miret, musique d’Isabelle Duthoit, installation de Johnny Le Bigot

Crédit photo : Johnny Le Bigot.

Crédit photo : Johnny Le Bigot.

Danseuse, comédienne et performeuse, Corine Miret de La  Revue Eclair a lu Trois Femmes puissantes de Marie Ndiaye (prix Goncourt 2009) et est resté gravé en elle, le souvenir de Khady Demba, la dernière de ces femmes. Quand son mari meurt brutalement, restée veuve sans enfant malgré son très grand désir de maternité, la voilà humiliée, niée puis exclue du cocon de sa belle-famille. « Elle avait ignoré quelle forme prendrait leur volonté de se débarrasser d’elle mais, que le jour viendrait où on lui ordonnerait de s’en aller, elle l’avait su ou compris ou ressenti (c’est-à-dire que la compréhension silencieuse et les sentiments jamais dévoilés avaient fondé peu à peu savoir et certitude) dès les premiers mois de son installation dans la famille de son mari, après la mort de celui-ci. »

Pour viatique, un petit rouleau  de billets caché que lui a donné sa belle-mère et un lent éveil à la conscience de sa propre réalité à laquelle elle n’accédait pas. Khady Demba migre alors, loin de sa terre d’origine et échouera au pied d’un haut grillage, une barrière symbolique qu’il aurait fallu franchir pour atteindre à la «liberté» occidentale Peines de cœur et blessure physique mais aussi, rencontre avec un jeune homme qui va s’occuper d’elle à sa manière, une présence affective. Quand le camion s’ébranle avec des hommes, femmes et enfants prêts à tout, pour quitter leur pays désenchanté, Lamine dit de tenir bon à cette compagne au mollet blessé. Il avait des yeux «pareils à ces yeux de chien emplis d’une terreur innocente qui avaient croisé le regard de Khady et avaient alors atteint son cœur refroidi, engourdi, un instant l’avaient fait vibrer de sympathie et de honte ».

Pourtant, elle devait se rappeler plus tard, sans amertume mais avec tristesse et regrets, les attentions que Lamine avait eues à son égard. Dans l’enfer des migrants qui essayent de sortir de la misère, elle prend alors conscience de sa propre vie, jusqu’à sa métamorphose. Révélation existentielle mais aussi attention à la nature, au ciel et aux oiseaux voyageurs. Ce voyage vers l’inconnu révèle chez Khady Demba une force mentale insoupçonnée: honneur et dignité mais elle sent aussi que son corps s’affaiblit. Ici,  dire ou écouter ce récit de la narratrice exige qu’on se laisse embarquer par le style au trajet mystérieux de Marie NDiaye, avec suspensions et parenthèses, qui nous fait entrer physiquement sur le chemin à la fois réel et imaginaire parcouru par ses personnages.

Avec répétitions, retours, incises, changements de temps, la parole de Khady Demba, qu’elle soit  narrative ou au style indirect libre, traduit la sensibilité d’une femme présente au monde jusqu’au bout de sa solitude. Et la voix de Corine Miret coule, cristalline et vive dans ce monologue intérieur où l’auteure explore le sentiment passionnant d’être en vie. La clarinettiste et vocaliste Isabelle Duthoit saisit les sons et les recrée avec une présence éloquente et tranchante, jouant avec cet instrument qu’est le souffle étouffé et cassé, ou bien strident et perçant.

Chuchotements et clapotis, celui de la clarinette est profondément humain, dispensant la matière même des souffrances et les instants fugitifs d’éclats lumineux d’un temps à partager. Une partition autonome… Et nous avons la liberté de suivre les cheminements entre le texte, la musique et l’installation de Johnny Lebigot qui fait la part belle à la nature, avec des formes légères et circulaires, horizontales et verticales de rotin travaillé. Suspendues, à côté de treillages et tissages de roses trémières, comme ces mobiles à contempler, morceaux végétaux et fragments de notre terre. Se balance ainsi en l’air, une coque ovale de maripa de Guyane… telle une barque minuscule protégeant des graines, des pluies équatoriales. Un rappel métaphorique de l’embarcation de Khady Demba…

Véronique Hotte

Scène Thélème, 18 rue Troyon, Paris (XVII ème), jusqu’au 14 décembre. T. : 01 77 37 60 99.

Atelier du Plateau, 5 rue du Plateau, Paris (XIX ème), les 29, 30 et 31 janvier.

 

 

 

Eisenstein et le théâtre, trois pôles: Meyerhold, la Révolution, le Théâtre du Proletkult

Sergueï Eisenstein et le théâtre, trois pôles: Meyerhold, la Révolution, le Théâtre du Proletkult

« Il semble, disait le grand réalisateur russe (1898-1948), que tous les arts aient, à travers les siècles, tendu vers le cinéma: inversement, il aide à comprendre leurs méthodes.» (…) «La méthode du cinéma est une magnifique vitre par laquelle la méthode des autres arts est visible.» La relation avec Vsevolod Meyerhold (1874-1940) a marqué le début comme la fin de la carrière théâtrale d’Eisenstein avec d’abord Le Bal Masqué de Mikhaïl Lermontov, mis en scène par Meyerhold qui, d’une certaine façon, y fait le bilan de ses recherches antérieures. Comme l’écrit Béatrice Picon-Vallin: «La première eut lieu le jour même de la Révolution de février 1917 à Saint-Pétersbourg. Ce spectacle-événement marque une date importante (…) la voie ouverte vers un théâtre musical et annonce un tournant, celui de l’Octobre théâtral*. Car on ne peut aller plus loin dans l’utilisation de la boîte à l’italienne. Un monde s’écroule dans la rue et sur la scène quand s’affirment ces principes de la théâtralité grotesque. »

Et pour Vassili Pavlovitch Axionov, écrivain et scénariste (1884-1935) : «S’il n’y avait pas eu la Révolution, Eisenstein serait probablement devenu architecte mais il reçut un coup au cœur en voyant ce Bal Masqué.» Puis, après l’échec de Masques à gaz, la dernière pièce qu’il réalisa au Théâtre ouvrier du Proletkult, Eisenstein abandonna le théâtre pour le cinéma. Il avait déjà très tôt volé de ses propres ailes avec Le Mexicain puis avec Le Sage. Mais il doit à Meyerhold tout ce qu’il a appris, à commencer par «les attractions scéniques» qu’il découvre en 1912  en lisant Du Théâtre, quand il commence à être metteur en scène dans le train de propagande de l’Armée Rouge.

images (1)Mais il comprend très vite les limites d’une esthétique purement théâtrale qu’il dépassera dans «le montage des attractions» pour tendre vers une nouvelle forme dramaturgique qui se construit non plus sur le plateau mais dans la tête du spectateur. Et, avec cette partie pour le tout, on retrouve le détail dans un grotesque issu de Nicolas Gogol, après avoir été un élément de la création théâtrale. Et le cinéma, chez lui, s’y substituera: une évolution qui se pressent dès ses premières mises en scène… « Comment atteindrons-nous notre objectif, demande-t-il à ses acteurs. Certainement pas, par la grise réalité, par la copie, par une « historicité » extérieure, par la ressemblance des maquillages, costumes et accessoires. » (…) « Notre mise en scène doit donner à voir  cette gueule crue et tordue des « sombres créations des maîtres », cette gueule qui doit émerger à travers le chaos des traits naturalistes du texte et que nous ne connaissons pas par le texte! Donc, à bas tout le « quotidien », tout le « réel », l’accumulation des détails comme dans la vie. Un seul moyen, l’exagération, le grossissement du trait qui porte chaque détail  fortuit, non motivé, ad limitum, le transforme en trait  » typique », au moyen de la charge et du grotesque! La charge, l’exagération, le fignolage de chaque mouvement, la suppression de tout ce qui n’est pas caractéristique, de tout ce qui vient du dehors  (hormis , bien sûr, le nom de l’auteur que l’on ne peut éviter!), des demi-tons  comme dans la peinture « de gauche » contemporaine, telles seront vos directives. Dans les accessoires et les décors, dans le maquillage et les costumes, dans vos manières et dans votre jeu, votre tâche est d’éviter « l’élément réaliste » et de donner à sentir et souligner le noyau des types qui doivent triompher sur la scène. »

Et Eisenstein ajoute: « Le type de mouvement doit être nettement déterminé comme les masques des Grecs de l’antiquité. Il importe ici (au moyen de la charge, de l’exagération, de la suppression de tout détail  banalement  individuel), en partant de « l’élément personnel » pour s’élever jusqu’au niveau « de la généralité de l’espèce ». Procédez ainsi en tout et vous obtiendrez  le type, l’essence du personnage, franchement  individuel autant que franchement typé, semblable à tous les représentants de sa famille, en dépit de son existence autonome,  » en soi », qui le fait vivre sur la scène; non d’une vie quotidienne réaliste mais de la vie théâtrale. Et alors il sera Votre création et non un ramassis et une compilation de détails fortuits ! »

Dans cette première profession de foi, on perçoit déjà une tendance très moderne chez Eisenstein qui considère le texte comme un matériau transformable et substitue à l’auteur, un metteur en scène omniscient, véritable démiurge et poète absolu… un “dichter” comme le dit si bien la langue allemande. On accède ainsi à la création de mythes qui transcendent la « grise réalité », ordinaire, univoque et linéaire…  Il met en place une autre réalité polysémique comme l’espace pluridimensionnel de Lobatchevski (1792-1856), un mathématicien russe, inventeur d’une géométrie non euclidienne. En reliant le théâtre à la peinture dite « de gauche », Eisenstein s’oriente vers une synthèse scénique qui annonce aussi celle de tous les arts. A l’orée de la modernité artistique russe, on trouve chez lui, à la fois la sacralisation de la peinture mais aussi le procès de la représentation théâtrale que Kandinski, dès 1909, veut remplacer par une composition scénique.

Le Bal Masqué de Mikhaïl Lermontov, mis en scène par Meyerhold

Le Bal Masqué de Mikhaïl Lermontov, mis en scène par Meyerhold

Eisenstein, fossoyeur du théâtre ? Il rompt en effet avec son maître Meyerhold et proclame la primauté du cinéma, appelé selon lui, à rassembler tous les moyens d’expression dans  cette synthèse des arts qui s’inscrivait, en fait, dans le prolongement de l’œuvre d’art total imaginé par Richard Wagner. La question du théâtre étant directement liée à celle de la représentation, son sort aurait dû être réglé beaucoup plus tôt par les artistes novateurs qui, au début des années vingt, se réclamaient de «l’art de gauche» et prônaient de nouveaux moyens d’expression davantage en phase avec la modernité. Mais non… Et il faut interpréter les mutations formelles qui ont conduit de la peinture au théâtre, et du théâtre au cinéma, en termes de dépassement, plutôt que de rupture.

En fait, la «représentation théâtrale» n’était plus compatible avec les principes des Constructivistes qui cherchaient une nouvelle destination à l’art. Comme l’Ounovis fondé et dirigé par Kasimir Malevitch avec des artistes qui renoncent à la représentation picturale et le groupe productiviste Inkhouk qui voit l’art, comme construction de la vie. En dépit de leur opposition, ils avaient suivi la même évolution en pratiquant la synthèse constructiviste entre la peinture, la sculpture et l’architecture… Mais aussi une synthèse expressionniste, elle, fondée sur la peinture, la musique, la poésie et la danse. Et Kandinski fera appel à Sakharov qu’il appelait «l’artiste de la danse »

cropped-waada_02-2Eisenstein, après l’échec de Masques à gaz et sa rupture avec Meyerhold, voudra remplacer la dramaturgie théâtrale par une «dramaturgie de la forme cinématographique».  Mais il les dépasse en créant une langue cinématique qui sera le ciment de la synthèse des arts non par l’adjonction statique de ses composantes réalisée a posteriori, mais par une image conceptuelle, dynamique, eidétique, pour construire une nouvelle réalité. Cette image, qui plonge dans les tréfonds de l’inconscient collectif, s’apparente à la pensée prélogique, source de la nature «régressive» de l’art.
Et il réalise sa mise en scène de La Walkyrie au Bolchoï, en 1940, contre Bayreuth et contre l’exploitation de Wagner par les nazis en utilisant des mythes  comme les jumeaux, l’arbre de vie, mis en lumière par Lévy-Bruhl ou Frazer. Mais Eisenstein est allé beaucoup plus loin et Viatcheslav Ivanov, dans L’Esthétique d’Eisenstein, fait de l’auteur du MLB  (La Plongée dans le sein maternel), un précurseur de la sémiologie et du structuralisme.* Il considère qu’Eisenstein, obligé de se limiter aux auteurs dont il disposait à son époque, a en réalité annoncé les idées de Lévi-Strauss sur la « pensée sauvage».

images (2)En fait, ses spectacles au Théâtre ouvrier du Proletkult  peuvent apparaître comme des prologues de ses films, il pense le théâtre en termes de langage cinématique. Mais, après avoir abandonné le théâtre pour le cinéma, il y reviendra parfois. Soit pour des raisons de circonstances comme avec Moscou deuxième, soit pour mettre en scène ses idées sur le M.L.B, qu’il a connues en découvrant la civilisation mexicaine. Si on interprète l’histoire de l’art «de gauche» russe comme une succession de ruptures et renoncements, on est confronté à un processus de décadence comme aujourd’hui avec les dérives de l’art contemporain. Mais on peut considérer qu’après chaque rupture, le moyen d’expression qui a été «dépassé», se ressource dans un autre art. Ainsi le théâtre de Meyerhold apparaît comme le dépassement de la peinture rejetée par les constructivistes dans l’exposition 5×5=25,  dite du «dernier tableau». Et «la dramaturgie de la forme cinématographique», proclamée par Eisenstein pour remplacer la dramaturgie scénique, peut alors se concevoir comme le théâtre de l’avenir.

imagesCela permet aussi de résoudre les contradictions entre la période du cinéma de montage avant le passage au cinéma parlant et les grands films «opératiques» qu’il réalisa avec Serge Prokofiev comme Alexandre Newski  et surtout Ivan le Terrible qui apparaît comme la synthèse de la dialectique permanente entre constructivisme et expressionnisme dans l’œuvre d’Eisenstein, du théâtre au cinéma, et du cinéma au théâtre. Il faut aussi replacer ce processus  parmi les nouvelles tendances pour réformer le théâtre dans le prolongement du « gesamtwerk »  de Richard Wagner et surtout par son dépassement.
 Kandinski a sans doute été le premier qui,  avec ses Compositions Scéniques, a tenté de fonder, sur les «lignes parallèles» de la peinture, de la musique mais aussi de la poésie et de la danse, une synthèse des arts appelée à créer ce qu’il appelait «la grande Utopie». Fait révélateur : quand il cherchait désespérément le moyen de réaliser la «sonorité jaune» en 1912, il s’était réjoui d’apprendre l’existence, à Terioki près de Saint-Pétersbourg, d’un groupe de peintres, musiciens et écrivains dirigé par un certain Meyerhold…  Selon Nikolaï Koulbine, peintre et théoricien de l’avant-garde russe (1868-1917), il était «extraordinairement actif et toujours porté vers le nouveau».

La collaboration entre Kandinski et Meyerhold ne se fera pas mais ce projet est en lui-même le signe qu’il faut cesser d’introduire des barrières esthétiques et idéologiques entre des courants qui, au fond, allaient dans le même sens : celui d’une synthèse des arts qui trouva son expression dans la composition scénique de Kandinski et les spectacles constructivistes de Meyerhold puis avec les films d’Eisenstein. Ainsi, l’apparition de la couleur dans la deuxième partie d’Ivan le Terrible, referme une boucle qui avait commencé avec la peinture sans-objet des artistes que l’on peut appeler «abstraits». Non au sens courant, mais parce qu’ils procédaient à une abstraction de la couleur, en la séparant de la représentation figurative. Et en l’isolant comme une entité autonome. Ils en avaient fait une hypostase avant de la répudier.
Ivan le terribleAu terme de ce parcours de «l’art de gauche», Eisenstein a restauré le rôle central de la couleur et il serait sans doute allé plus loin, s’il n’était pas mort, au moment où ses recherches étaient en plein essor.  La couleur avait fondé la forme pure et avait mené à une impasse avec le monochrome de Rodtchenko, un des fondateurs du constructivisme (1891-1956) mais elle retrouvait au cinéma une fonction et un sens.

Gérard Conio

(*) Eisenstein,  MLB ( La Plongée dans le sein maternel), traduit et présenté par Gérard Conio, collection, Art et esthétique, édition Hoëbeke, Paris, 1999.

La grande personne # Laurent Gaudé

La grande personne # Laurent Gaudé

© Christophe Abramowitz

© Christophe Abramowitz

Ne pas manquer l’occasion d’un exercice d’admiration… Laëtitia Guédon, la directrice des Plateaux Sauvages, avait choisi Maryse Condé comme première grande personne en mars dernier et Laurent Gaudé a été fêté à son tour, le 20 novembre. « Ce n’est pas un hommage, dit-elle, c’est un partage. »

Un banquet pour l’intelligence et les sens, un moment de plaisir et de libre parole, avec la cuisine subtile et chaleureuse de Rosilène Vitorino, cheffe des délices aux Plateaux sauvages.

«Le banquet de Platon », selon le scénographe et metteur en scène Yannis Kokkos qui fut le premier à mettre en scène Onysos le furieux, poème dramatique de l’hôte de cette soirée. Les souvenirs reviennent et les dettes qu’un artiste peut avoir envers un autre comme Hubert Gignoux (1915-2008) qui dirigea longtemps le Théâtre National de Strasbourg, si exigeant avec le dire et la voix. Laurent Gaudé nous lira un extrait d’une œuvre de jeunesse, La Porte de Morante puis en fin de soirée, un autre d’un texte en cours d’écriture.

On entend ses mots à la lumière mais on a envie de dire: au soleil, en écoutant l’auteur du Soleil des Scorta  (prix Goncourt 2004) de tout ce qu’ensuite, on a lu de lui. Puis Judith Henry et  Karine Pédurand (Médée Khali), le trio corse Sarocchi. «Je voudrais que ma voix traverse les montagnes, jusqu’au frontières  d‘Espagne. » À ces voix, se mêlent les cartes  postales en vidéo des amis qui ne pouvaient être là : Ariane Ascaride reconnaît à Laurent Gaudé la vertu d’être «un auteur responsable», Roland Auzet qui a conçu avec lui Nous l’Europe, banquet des peuples.
Voix et voyages: en Haïti, on entend le poète Lionel Trouillot à Grande Synthe et le témoignage de Yolande Moreau qui a réalisé un film sur les réfugiés et migrants. Faire entendre des voix diverses : Laurent Gaudé a commencé par écrire pour le théâtre. Et son désir de réenchanter l’Europe, à une époque où on n’en sentait que le poids, avait besoin du théâtre, d’un vaste plateau, d’un chœur chantant et coloré pour trouver sa respiration.

Tout est donc affaire de voix et d’écriture née d’un regard, « concerné, plutôt qu’engagé», sur le monde, sur un Sud, profondément ancré en nous : « Ce n’est pas Euripide qui est notre contemporain, c’est nous qui sommes antiques.» Cette antiquité au présent, avec cette perception unique du temps, donne à l’écriture de Laurent Gaudé son ampleur épique, son oralité et un rythme auquel ont répondu ce soir-là, les percussions de Keyvan Chemnini  et une improvisation au piano par Thierry Escaich qui a composé la musique de l’oratorio Cris, sur les lettres chiffrées du nom: Gaudé.

Sans aucune pesanteur théorique, on aura, grâce aux échanges de ce banquet, un peu mieux senti, ce qu’est le travail d’écrire et l’extraordinaire force de cet exercice, somme toute, modeste (encore que…), capable d’embarquer avec lui, le monde et la vie. On aura un peu plus réfléchi à ce qui fait la popularité d’une œuvre, au meilleur sens du terme. Il reste difficile de faire partager la belle ordonnance et la liberté de cette soirée, mise en scène, ou plutôt à table par Laëtitia Guédon, pas plus que son menu léger et “goûtu“, avec une pointe finale de lemoncello.

Une consolation, ces bonheurs littéraires et musicaux, ces rencontres fraternelles n’auront pas été réservés à la centaine de chanceux présents ce soir là : spectateurs, participants aux ateliers, représentants de la Ville, artistes:  la soirée est diffusée en balado-diffusion, comme disait Philippe Meyer dans son émission La prochaine fois je vous le chanterai sur France-Inter. Vous êtes prévenus : la prochaine Grande Personne invitée aux Plateaux Sauvages qui font preuve d’un haut degré de civilisation en invitant ces écrivains, sera, en mars prochain, Leila Slimani.

Christine Friedel

Les Plateaux Sauvages, fabrique artistique et culturelle de la Ville de Paris, 5, rue des Plâtrières, Paris ( XX ème ). T. : 01 83 75 55 70

Actuellement hors-les murs:  Carreau du Temple avec Salade, Tomates, Oignons de Christophe Folly, jusqu’au 6 décembre, une création née du XX ème arrondissement.

Nous l’Europe, banquet des peuples, vu au dernier festival d’Avignon en tournée : les 9 et 10 janvier à L’Archipel, Perpignan (Pyrénées-Orientales), du 14 au 16 janvier à la MC2 de Grenoble (Isère) ; les 23 et 24 au Théâtre du Passage à Neuchâtel (Suisse), les 28 et 29 à Odyssud, Blagnac (Haute-Garonne)

En février, le 3 à MA scène nationale de Montbéliard (Doubs) ; le 6 au Théâtre–Cinéma de Choisy-le-Roi (Val-de-Marne), du 11 au 14 au théâtre Olympia, CDN de Tours (Indre-et- Loire). Le 10 mars au parvis, scène nationale de Tarbes (Hautes-Pyrénées), le 13 au Teatr Polski, Bydgoszcz (Pologne).

du 27 mars au 2 avril au TGP, CDN de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis)

 

Le Dindon de Georges Feydeau, adaptation et mise en scène d’Anthony Magnier

Le Dindon de Georges Feydeau, adaptation et mise en scène d’Anthony Magnier

© compagnie Viva

© compagnie Viva

Des Dindons, il y en a eu beaucoup depuis l’énorme succès à sa création en 1896 au Palais-Royal avec 275 représentations… Pour être réussie, cette comédie requiert d’excellents acteurs et une mise en scène aussi précise que l’écriture du maître incontesté du vaudeville à la française. Antony Magnier avec sa compagnie Viva  avait déjà monté Le Fil à la patte (voir Le Théâtre du Blog) avec efficacité. Décor et costumes (Mélisande de Serres) d’un chic intemporel arrachent la pièce à la vulgarité qui a souvent présidé à sa réalisation et permet de s’attacher à une intrigue complexe et rebondissante, marque de fabrique de Georges Feydeau. 

Au cœur de l’intrigue, la vengeance d’une femme. «Si tu me trompes, je te trompe», promet Lucienne Vatelin, à son notaire de mari. Deux prétendants n’attendent que ça: Rédillon, un ami du couple, courtise Lucienne depuis des années. Pontagnac, coureur de jupons notoire, a suivi Lucienne jusque chez elle et découvre que son mari est… son ami Vatelin qui prend la situation avec humour.
Mais tout se gâte, quand arrive Maggy, une ancienne maîtresse anglaise de Vatelin. Elle menace de se suicider s’il lui refuse un rendez-vous. La femme de Pontagnac et le mari de Maggy, Soldignac, entrent aussi dans la ronde des cocus.
Georges Feydeau ajoute à cette intrigue des personnages burlesques, comme le couple Pinchard dont la femme est sourde et le mari libidineux, Armandine, une prostituée canaille et quelques valets et femmes de chambre, témoins dépassés par les événements. La mécanique est en place : qui sera le dindon de la farce ?

Onze hommes et six femmes dont les rôles sont ici répartis entre quatre acteurs et trois actrices. Ce qui suppose une grande rapidité dans les changements de costumes: une performance avec un jeu très physique et une précision métronomique. Anthony Magnier est un Pontagnac massif, imbu de sa personne, Xavier Martel, un Vatelin sympathique gendre idéal…  Rédillon (Laurent Paolini), un gai luron un peu infantile, couvé par son vieux valet Gérôme (Julien Renon qui joue aussi Soldignac; l’Anglais de Marseille, irrésistible quand il jongle entre deux langues, et Pinchard aux accents soldatesques. Magali Genoud, d’abord Sainte-Nitouche, devient une Lucienne Vatelin au sang chaud quand elle veut séduire Rédillon qui, épuisé par une nuit de débauche et malgré son patronyme, n’arrive à rien !

Le deuxième acte, à l’hôtel Ultimus où se croisent tous le protagonistes, est particulièrement réussi avec les portes qui claquent, une femme nue dans le placard, les «Ciel ma femme! » et «Il y a une homme dans le lit de ma femme.» Du vrai Feydeau avecDe brefs intermèdes érotiques sur une musique pop, le temps de changer le décor, donnent un ton libertin et actuel à la pièce. Pour Anthony Magnier: «Le Dindon confronte au couple, le désir qui amène sur le champ des possibles de l’aventure amoureuse, de l’infidélité. Tous les personnages en sont là: certains sans aucun scrupule et d’autres qui s’interrogent.» Et l’auteur s’amuse à inverser les rôles et donne la part belle et l’initiative aux femmes : on voit Lucienne Vatelin se faire la complice de Madame Pontagnac pour surprendre leur mari en flagrant délit. Même située dans un tout autre contexte, cette revanche féminine a de quoi nous réjouir aujourd’hui…
Le metteur en scène et sa troupe nous entraînent pendant une heure quarante dans une ronde folle et portent la caricature comme des masques de théâtre. Leurs personnages inénarrables idiots sont ici des pantins pris aux rouages diaboliques d’une action qui les dépasse. Les dindons, en quelque sorte, de cette farce…

Mireille Davidovici

Théâtre Dejazet,  41 boulevard du Temple, Paris (III ème). T. : 01 48  87 52 57.

Le 1er février, Saint-Fargeau-Ponthierry (Seine-et-Marne); 6 février, Sallanches (Haute- Savoie); 7 février, Aix-les-Bains (Savoie); les 13 et 14 février, Metz (Moselle); 28 février, Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne).
Le 7 mars, Loos (Nord) ; 19 mars, Digne-les-Bains (Alpes de Haute-Provence) ; 20 mars, Le Pradet (Var).
Le 4 avril, Saint-Priest (Rhône); 17 avril, Saint-Marcellin (Isère); 18 avril, Buc (Yvelines).
Le 3 juin, Le Rosey (Suisse) et le 27 juin, Jouy-en-Josas (Yvelines).

 

 

Mister Paul de Jean-Marie Besset, mise en scène d’Agathe Alexis

Mister Paul de Jean-Marie Besset, mise en scène d’Agathe Alexis

image - copieL’auteur a eu le projet d’écrire six portraits à la première personne, de gens de sa ville d’origine: Limoux (Aude) au XXème siècle. Cette sous-préfecture en région Occitanie-Pyrénées-Méditerranée, compte quelque 11.000 habitants qui se disent accueillants et festifs, et elle est, avec ses musées et un Brass Festival, la capitale de la blanquette, du carnaval et de la fête de l’Occitanie.  Jean-Marie Besset affirme écrire au plus près de ces anonymes et de leur humour et dire jusque dans le drame, les secrets et détails les plus singuliers de leur existence, qui n’en révèle pas moins chez chacun un destin extraordinaire.

L’histoire de Mister Paul (1933-2000) commence ici où il naît sous le soleil et avec l’accent occitan : musique verbale d’un autre âge, parler des anciens de la région, expression orale désuète si l’on écoute parler la mère de Paul, ses amis du même âge, les camarades du fils et ses copines. L’auteur et comédien se coule à plaisir dans ces parlures ourlées. Sensation de bonheur, envie de gaieté et promesses d’avenir… L’antépénultième d’une famille de neuf enfants, Paul, a des parents ouverts et compréhensifs qui le soutiennent dans sa volonté juvénile et insouciante de faire du théâtre. Et ils « monteront » à Paris avec lui pour qu’il rencontre Jean-Louis Barrault. Mais il ne souhaite pas vivre seul loin de sa mère  et  rentre à Limoux où il est employé de bureau dans de petites entreprises Et il va sans doute épouser une riche héritière…

Humour, légèreté, confiance : la vie semble caresser le protagoniste sans le toucher.  Mais il prend peu à peu conscience de sa préférence pour les hommes, les femmes étant leurs  amies et confidentes…Il part pour l’Afrique, y restera dix-sept ans pour établir  la ligne ferroviaire du Transgabonais. Pour décor, un paravent où est projeté un paysage équatorial, une table couverte d’un pagne aux couleurs vives, un flacon de whisky et quelques verres pour les amis… Mais Paul prend l’habitude de boire plus que de raison, seul ou en parlant avec d’autres. Il s’installe dans la brousse tant bien que mal, auprès de couples français amis qui le conseillent dans ses amours masculines : Raymond, puis Pierre… Lesquels amours finissent souvent mal et dans la souffrance, quand bien même il entreprend un voyage au Maroc pour changer de sexe, un projet auquel il renonce.

Puis ce baroudeur quitte l’Afrique pour aller à New-York signifiée ici par des projections de buildings sur un châssis. Il est en charge du Programme des Nations Unies pour le Développement mais après longue carrière à New-York, il revient à Limoux… Une leçon de vie d’un être qui traverse les épreuves existentielles avec le sourire et n’en conçoit pas d’amertume. Esquivant les situations quand les dilemmes ne peuvent se résoudre, il préfère recommencer ailleurs une autre vie. Amour, humour et élégance de celui qui ne se décourage jamais et qui avance dans la vie malgré tout, à un moment où il était plus facile de trouver un emploi…

L’Eden, n’est pas loin, du point de vue de Mister Paul, un expérimentateur qui sait apprécier les joies et les peines. Jean-Marie Besset orchestre le tout dans la distance et l’humour jusque dans les moindres détails et  sait à la fois rire de lui-même et de son personnage. Et la mise en scène d’Agathe Alexis est enlevée, toute en allusions implicites. Avec nombre de costumes, selon les situations : casque colonial, veste de daim, tenue de soirée, chaussures à talons féminins. Un joli ballet de silhouettes qu’il admire devant sa psyché consentante Il chante avec justesse et un bel élan, souriant de propres escapades. Le public, lui, rit de bon cœur au charme désuet de ce spectacle entre cabaret et numéro d’acteur.

Véronique Hotte

Théâtre de L’Atalante, 10 place Charles Dullin,  Paris (XVIII ème), jusqu’au 22 décembre. T. : 01 46 06 11 90.

 

Città Nueva, texte et mise en scène de Raphaël Patout

Città Nueva, texte et mise en scène  de Raphaël Patout

©Jim Ouzi

©Jim Ouzi

Il nous attend assis au bord du plateau, en mangeant des sardines directement dans la boîte, en prenant son temps -le rangement des poissons, quelle métaphore de la ville ! avec soin et plaisir, semble-t-il. Très important, le plaisir est le moteur de toute la démonstration. «Voilà. C’est ça, mon grand projet : refaire le monde avec mon plaisir.  » Dans son atelier, il lui manque l’assurance inébranlable de l’architecte D.P.L.G. ( diplômé par le gouvernement) mais il a tout ce qu’il faut : images, plans, dessins, calques et transparents superposables qu’il fixe  avec des pinces sur ses perches et tableaux. Et le plus important, de petits personnages qui donneront l’échelle humaine aux maquettes…

«L’avènement du plaisir pour tous, via l’architecture! Le plaisir! Le plaisir! Le plaisir doit triompher, il doit régner sur tout. Le plaisir n’a pas de mesure, il n’est pas soumis à quantification ni au marché. Le trop est son être ! Notre tort n’est pas, comme on le croit, de trop désirer, mais de trop peu désirer… Et nous déclarerons le plaisir: “affaire d’Etat“ ! Le plaisir, non les loisirs! Le but étant de transformer le travail en plaisir et non pas de suspendre le travail au profit du loisir. » Mais, avant d’en arriver là, il faut faire l’état des lieux et des ravages sociaux ou plus exactement humains, de l’urbanisme avec l’aide énergique d’Alexis de Tocqueville, cité ici avec respect, de Bernard Maris en lecteur de Michel Houellebecq et d’autres, absorbés, avalés dans le flots des atteintes portées à l’humanité, Raoul Vaneigem, écrivain et philosophe situationniste belge, Jean Baudrillard et sa vision de la solitude barbare des grandes villes: New York, la tour de Babel, l’Axe de Paris, la Croissance  et les décroissants…
Et  Le Corbusier, qui en prend pour son grade et pour toute l’architecture fonctionnelle et utopique, pendant qu’on y est ! C.Q.F.D. : la ville, c’est de l’économie, de la politique et on y est si habitué qu’on ne s’en aperçoit plus et qu’on se laisse mener comme un gentil troupeau (voir Alexis de Tocqueville). Comme dit l’épilogue : «Chacun va…va… rentrer chez soi ? Hein. Traversant la ville. »

Tout est à la fois culotté et modeste dans cette affaire: il y a un accord parfait entre le metteur en scène et son acteur Damien Houssier, le costume (Sigolène Petey) et les dessins de Géraldine Trubert. Le spectacle nous place dans une perpétuelle fragilité et l’acteur s’excuse souvent : «Nous ne sommes pas experts », tout en opposant à l’oppression des experts, l’expertise de l’usager. Il bouillonne d’inquiétude avec un humour qui n’est pas celui de la catastrophe mais de l’instant qui la précède… Et il met en pratique ce qu’il indique comme remède possible à l’encadrement, au rectiligne et aux loisirs organisés : la dérive. Ni immobilité ni ligne droite et nous avons des chances d’êtres sauvés, là, tout de suite, comme spectateurs, et plus tard, quand nous serons de retour dans la vraie vie, lavés par toutes les questions que nous avons partagées. Et puis on entend L’Invitation au voyage de Charles Baudelaire, non comme un ornement ou un objet incongru mais comme une respiration nécessaire pour se laisser aller à la fameuse dérive.

Voilà un spectacle, allumé, fiévreux et tendre, avec cela. Et drôle avant tout : il tape si juste et sur les bonnes questions. Il a déjà pas mal tourné à Lyon et en région Bourgogne Franche-Comté mais il est à Paris pour quelques jours et pour le plaisir qu’il donne (le contrat est rempli !) il mérite le détour, même s’il faut y aller à pied…

Christine Friedel

Théâtre de la Cité Internationale, 19 boulevard Jourdan (Paris XIV ème), jusqu’au 7 décembre. T. : 01 43 13 50 50.

Dislex d’Isabelle Ronayette

DislexBateau - copie

Dislex, texte et mise en scène d’Isabelle Ronayette

«Metteuse en scène et comédienne dyslexique», l’architecte de ce spectacle - »pas un documentaire mais fondé sur une expérience personnelle »- nous embarque sur la planète des « dis », en compagnie de Martin Staes-Polet, lui aussi dyslexique, comme le dramaturge Olivier Chapuis, la vidéaste Laurence Rebouillon et la scénographe Laurence Villerot. «On est tous différents, explique Isabelle Ronayette, ce n’est pas une maladie, c’est une façon d’appréhender le monde. » Et comme les «dis» pensent souvent par images, un film, projeté sur des écrans situés de part et d’autre du plateau, traduit les sensations de ceux qui se vivent comme en exil, loin d’une normalité introuvable. Entre les écrans un espace noir, comme un trou dans une phrase : «La dyslexie, ça vous décale », dit Isabelle Ronayette.

Avant d’entrer dans la salle, les spectateurs auront construit un petit bateau de papier où ils auront inscrit leur nom, comme à l’école. Filant la métaphore maritime, les comédiens nous accueillent à bord de leur navire, à la découverte de leur île personnelle.  Sur les écrans, la mer, les rochers battus par la houle, le vent du large, et eux, marchant sur la plage ou les chemins de contrebandiers… Mais aussi leur faciès capté en direct, distordu par «morphing»  déformé et grotesque… Une traversée sinueuse, semée d’embûches, avant de trouver sa route et d’apprivoiser sa  « maladresse» par les bonnes stratégies. «On détourne l’attention par l’humour, on prend le masque de clown », dit Isabelle Ronayette. Comme nombre de « dis », elle a trouvé son salut dans le théâtre, à l’école : «Les Fourberies de Scapin, acte III, scène II. Ma colère dans les mots de Scapin. Je suis chez moi. » (…) « Ma première escapade, Scapin!  Dès que je montais sur cette petite estrade, dans la classe, les rires des autres n’étaient plus moqueries  mais amusement. »

La dyslexie n’est pas toujours une drame et on peut la surmonter et Dislex adopte le ton de la  comédie. Avec malice, les protagonistes retournent la situation et renvoient leur malaise au public, se transformant en instituteurs rigides, chassant les fautes d’orthographe et grammaire et les défauts de langue, parfois si poétiques comme «Butin de monde!»  Qui, parmi nous, n’a pas connu les rigueurs de ces éducateurs, correcteurs et autres orthopédagogues ?

Les artisans de ce spectacle ont trouvé, chacun, son « île» et la font visiter. « Je ne crois plus au continent », dit le texte. Avec Dislex, ils ouvrent une fenêtre à ceux qui se sentent différents et leur proposent de constituer «un archipel qui danse. Ton chant dans le chant des autres. » Au sortir de cette belle et généreuse traversée, certains spectateurs sont émus aux larmes, parce qu’ils ont vécu ce cauchemar, eux ou leurs proches.  Mais on se sent plus léger face aux “handicaps“ qui nous constituent pour la plupart. Ne sommes-nous pas tous dans le même bateau, quand il s’agit de se tenir dans le «droit chemin» ?

Mireille Davidovici

Spectacle vu à Nest de Thionville (Meurthe-et Moselle), le 1 er décembre.

Les 10 et 11 décembre, La Halles aux grains, Blois (Loire-et-Cher);

Le 17 mars, Théâtre-Maison d’Elsa, Jarny (Meurthe-et-Moselle) et le 25 mars, Les Rotondes, Luxembourg.

Des territoires (…et tout sera pardonné ?) texte et mise en scène de Baptiste Amann Baptiste Aman

Des territoires (…et tout sera pardonné ?) ,texte et mise en scène de Baptiste Amann

Dernier volet d’une trilogie déjà amorcée en 2013 par de jeunes acteurs sortis de l’Ecole Régionale d’Acteurs de Cannes et Marseille, où trois frères, Hafiz, Sal, Benjamin et leur sœur, Lyn, sont réunis pour l’enterrement de leurs parents.  A ce drame familial, se mêlent, dans chaque pièce, des événements marquants de l’histoire de France. Dans le premier volet Nous sifflerons la Marseillaise…, la découverte des restes de Condorcet ouvre sur la Révolution française (voir Le Théâtre du blog). Dans le deuxième, D’une prison, l’autre, fait écho aux émeutes urbaines  secouant périodiquement notre pays et renvoie, avec le personnage d’une activiste, à Louise Michel et à la Commune de Paris.

@Sonia Barcet

@Sonia Barcet

 Dans ce troisième opus, cela se passe dans un hôpital. Lyn, Sal et Hafiz se retrouvent au service de réanimation, au chevet de Benjamin, leur petit frère blessé lors des émeutes et en état de mort cérébrale. Un deuil à faire mais aussi le don de ses organes… Parallèlement, se tourne un film sur la guerre d’Algérie, focalisé sur le procès de Djamila Bouhired, accusée d’avoir déposé une bombe pendant la bataille d’Alger en 1957. Elle sera défendue par l’avocat Jacques Vergès. Pour unir les deux scénarios, une rencontre, au hasard des couloirs, tisse un lien entre Hafiz (Solal Bouloudnine) et Nailia, la comédienne qui incarne Nailia Harzoune. Elle est fille de harki et Hafiz, un orphelin recueilli par une famille française, le petit-fils d’un combattant du F.L.N. Hafiz renoue ainsi avec son histoire: « Une mémoire dont je n’ai pas le souvenir, mon histoire s’arrête avec ma naissance. »

A la mort de Benjamin, changement de décor pour le tournage du film et le magnifique plaidoyer de Jacques Vergès, interprété par Alexandra Castellon qui joue aussi une médecin.  Au cours de ces deux heures trente d’une écriture en mille-feuilles où cohabitent l’intime, le politique et l’historique, bien des thèmes seront abordés. «J’opère plus par résonances, que par raisonnement, note Baptiste Amann. Pour moi, poser la pièce dans un service de réanimation agit déjà sur le fait d’évoquer la révolution algérienne. A un autre moment, un monologue égrène une liste de victimes des violences policières qui ont entraîné des émeutes, sur trente ou quarante ans. Il y a une résonance entre la guerre d’Algérie et l’état d’urgence voté au moment des émeutes de 2005 à Clichy-sous-Bois… »

 À la périphérie de ces histoires croisées, se posent d’autres questions sociétales, comme celle de l’hôpital. L’infirmier (Olivier Veillon) aux petits soins pour Benjamin, épingle la brutalité du médecin, mariée au directeur de l’établissement: «Un hôpital, c’est pas une machine à fric», lui dit-il quant à sa gestion des patients. Pied-noir d’origine, la jeune femme se sent déstabilisée par le tournage du film. Mais il faut bien rentabiliser les locaux…

La saga familiale de Baptiste Amann se veut le portrait d’une génération (la sienne) à la recherche de son patrimoine historique et géographique, pour définir ce que pourrait être aujourd’hui une révolution.  Mais on  entend plutôt ici: qu’est-ce que la France d’aujourd’hui ? Le titre de la trilogie renvoie inévitablement aux  » territoires perdus de la République », ces zones pavillonnaires et banlieues construites sur des couches d’alluvions de la région parisienne et récupérées lors du creusement du RER B Des terrains instables!  Et, plus récemment, on pense à la France des ronds-points. Une histoire qui reste à écrire.  

Direction d’acteurs et maîtrise de l’espace irréprochables, séquences titrées qui s’enchaînent ou se superposent sans temps mort, dialogues bien écrits malgré quelques longueurs: le public  a applaudi cette  fiction en prise sur le monde contemporain.

 Mireille Davidovici

Jusqu’au 7 décembre, Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette, Paris (XI ème) T. 01 43 57 42 14.

Du 28 janvier au 8 février, Théâtre-Centre Dramatique National de Bordeaux (Gironde).

Le 12 mars, L’Empreinte, Brive (Corrèze); du 18 au 20 mars, Théâtre Daniel Sorano, Toulouse (Haute-Garonne); du 31 mars au 3 avril, Théâtre Dijon-Bourgogne (Côte-d’Or).

War Horse, d’après le roman de Miachael Morpurgo, mise en scène de Marianne Elliott et Tom Morris,

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War Horse, adaptation du roman de Michael Morpurgo par Nick Stafford, création et mise en scène de Marianne Elliott et Tom Morris

Le roman pour la jeunesse (1982) de cet auteur britannique bien connu avait déjà été fait l’objet d’un film réalisé par Steven Spielberg. Il raconte la guerre de 14-18 à travers  l’histoire d’Albert, le jeune fils d’un paysan du Devon, au Sud de l’Angleterre qui avait acheté cher, Joey, un beau cheval. Sa femme, en fermière prudente, trouve que c’est un luxe inutile car ce demi-sang ne pourra pas tirer la charrue. Albert qui l’aime beaucoup, réussit pourtant après bien des efforts  à lui faire labourer un champ. Mais arrive la guerre et la mobilisation des soldats et… des chevaux…Le beau Joey sera réquisitionné comme des millions d’autres par la cavalerie britannique pour aller combattre les Allemands. A la grande tristesse d’Albert  trop jeune pour s’engager mais qui réussira plus tard à rejoindre la France. Mais nouvel épisode, les troupes allemandes réquisitionnent aussi les chevaux dont Joey qui sera blessé par des fils barbelés mais qu’Albert finira par retrouver. Une histoire à faire pleurer dans les chaumières. Prenez tous vos mouchoirs…

Pour raconter cette fresque historique, quelque trente comédiens et chanteurs anglais et des manipulateurs virtuoses de la compagnie sud-africaine Handspring Puppet Company.  Par équipe de trois (un pour la tête, un pour les flancs et un pour l’arrière), ils donnent vie à de beaux chevaux grandeur nature en cuir, rotin et aluminium. Emblématiques de War Horse, créée en 2007 au National Theatre de Londres et qui a remporté vingt-cinq prix internationaux dont le Tony Award® de la meilleure pièce de Broadway quatre ans plus tard. Il afficherait au compteur plus de sept millions de spectateurs à travers le monde.

Et cela donne quoi dans cette immense salle froide de la Seine musicale, pas sympathique du tout avec ses 4.000 sièges inconfortables. Et plus faite pour accueillir de grands spectacles de danse ou des orchestres symphoniques, elle a, pour principal défaut un très mauvais rapport scène/salle. Surtout quand il s’agit de recevoir  du théâtre ou même une comédie musicale comme West Side Story  où l’ouverture du plateau avait dû être réduite. Et de toute façon la majorité du public est très loin des acteurs-chanteurs comme ici avec War House

Côté mise en scène, il y a, c’est indéniable, une excellente gestion de l’espace avec de nombreux interprètes: tout ici, est impeccablement réglé par une discrète mais efficace armée d’accessoiristes et  régisseurs: musique, chant, jeu, projections vidéo d’images en noir et blanc de villages et ruines sur un écran en forme de nuage… Tout fonctionne au quart de tour. Et l’animation des chevaux, elle relève d’une belle prouesse marionettique avec, très bien imités : pas  trot et galop des chevaux. Et une oie sur roulettes, très drôle et des vols d’ hirondelles en haut d’une perche mais, là nettement moins réussies: à une telle distance on voit surtout les perches et des points noirs.

Bref, un spectacle brillant sur le plan technique: tout est remarquablement au point. Oui, mais voilà rien ici ne dégage vraiment d’émotion… Pourquoi sans cesse cette pénombre, avec lumières face public pour en augmenter encore l’effet? Pourquoi cette débauche de fumigènes, pour vouloir sans doute créer un certain mystère? Et les scènes intimes, surtout avec micro HF, ne peuvent pas fonctionner sur un plateau d’une telle dimension. Restent les moments où chantent les chœurs, admirables de précision et de sensibilité et quand chante aussi un accordéoniste, seul sur cette immense scène.
Et il y a cette belle invention de ces chevaux animés qui représente un long travail de mise au point et à sans cesse préciser à chaque représentation. Mais les images de synthèse d’explosions et le bruitage assez répétitif n’ont rien de convaincant et les dialogues de cette comédie musicale qui n’en est pas vraiment une, sont faiblards. Par ailleurs, il y a un manque de rythme évident surtout dans la première partie. Et mieux vaut connaître l’anglais : les sur-titrages sont en petits caractères et à l’écart de chaque côté de la scène : quelle erreur… Et pourquoi cet entracte de vingt minutes qui casse un rythme déjà lent ?  Pour faire tourner le bar?

Sur les atrocités de la guerre de 14-18, on a pu voir nombre de nombre de spectacles. Mais Jérôme Savary, l’ancien directeur du Théâtre National de Chaillot qui avait créé le fameux Magic Circus avait  remarquablement réussi son coup quand il avait créé, il y a déjà presque quarante ans et avec des moyens plus limités, Noël au front  d’Helmut Ruge, auteur et metteur en scène allemand, un magnifique évocation de cette interminable hécatombe, d’une grande poésie et très émouvante… Ici, il y a toute une technique fabuleuse, un indéniable savoir-faire dans le déplacement de groupe mais manque un supplément d’âme et, même si on est bluffé par le travail sur l’animation des chevaux et la discipline scénique des acteurs-chanteurs, le spectacle a de sacrées longueurs et on s’ennuie…  

Cela vaut le coup d’y aller? Peut-être mais à condition de ne pas être trop difficile et attention, les enfants n’étaient guère passionnés… Rien à faire, malgré des moyens techniques considérables, l’émotion devant cette folie guerrière n’est pas au rendez-vous et malgré par moments, ses qualités visuelles, cette réalisation n’est pas adaptée à cette immense et sinistre salle. Le public a applaudi mollement et on le comprend. Un spectateur qui devait regretter d’être venu, a glissé à son épouse dans un mauvais jeu de mots: «C’est bien cher pour de la grosse cavalerie ! » Dur, mais lucide!
Donc à vous de décider: à moins que vous ne soyez dans le carré: Or  (quelle appellation ! à 89 € ) ou dans les catégories 1 ou 2 où à partir de 74 €, vous verrez correctement ce qui se passe sur scène, sinon, vous serez à quelque vingt-cinq mètres… Et pour les autres catégories en dessous, vous avez intérêt à avoir de puissantes jumelles: de toute façon, vous payerez 29 € au minimum ! Et désolé, mais ici l’enjeu n’en vaut pas la chandelle.

Philippe du Vignal

La Seine Musicale, Île Seguin Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine) jusqu’au 29 décembre. T. : 01 74 34 54 00. 
Le roman de Michael Morpurgo est réédité pour l’occasion chez Gallimard jeunesse.

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