Sergueï Eisenstein et le théâtre, trois pôles: Meyerhold, la Révolution, le Théâtre du Proletkult
« Il semble, disait le grand réalisateur russe (1898-1948), que tous les arts aient, à travers les siècles, tendu vers le cinéma: inversement, il aide à comprendre leurs méthodes.» (…) «La méthode du cinéma est une magnifique vitre par laquelle la méthode des autres arts est visible.» La relation avec Vsevolod Meyerhold (1874-1940) a marqué le début comme la fin de la carrière théâtrale d’Eisenstein avec d’abord Le Bal Masqué de Mikhaïl Lermontov, mis en scène par Meyerhold qui, d’une certaine façon, y fait le bilan de ses recherches antérieures. Comme l’écrit Béatrice Picon-Vallin: «La première eut lieu le jour même de la Révolution de février 1917 à Saint-Pétersbourg. Ce spectacle-événement marque une date importante (…) la voie ouverte vers un théâtre musical et annonce un tournant, celui de l’Octobre théâtral*. Car on ne peut aller plus loin dans l’utilisation de la boîte à l’italienne. Un monde s’écroule dans la rue et sur la scène quand s’affirment ces principes de la théâtralité grotesque. »
Et pour Vassili Pavlovitch Axionov, écrivain et scénariste (1884-1935) : «S’il n’y avait pas eu la Révolution, Eisenstein serait probablement devenu architecte mais il reçut un coup au cœur en voyant ce Bal Masqué.» Puis, après l’échec de Masques à gaz, la dernière pièce qu’il réalisa au Théâtre ouvrier du Proletkult, Eisenstein abandonna le théâtre pour le cinéma. Il avait déjà très tôt volé de ses propres ailes avec Le Mexicain puis avec Le Sage. Mais il doit à Meyerhold tout ce qu’il a appris, à commencer par «les attractions scéniques» qu’il découvre en 1912 en lisant Du Théâtre, quand il commence à être metteur en scène dans le train de propagande de l’Armée Rouge.
Mais il comprend très vite les limites d’une esthétique purement théâtrale qu’il dépassera dans «le montage des attractions» pour tendre vers une nouvelle forme dramaturgique qui se construit non plus sur le plateau mais dans la tête du spectateur. Et, avec cette partie pour le tout, on retrouve le détail dans un grotesque issu de Nicolas Gogol, après avoir été un élément de la création théâtrale. Et le cinéma, chez lui, s’y substituera: une évolution qui se pressent dès ses premières mises en scène… « Comment atteindrons-nous notre objectif, demande-t-il à ses acteurs. Certainement pas, par la grise réalité, par la copie, par une « historicité » extérieure, par la ressemblance des maquillages, costumes et accessoires. » (…) « Notre mise en scène doit donner à voir cette gueule crue et tordue des « sombres créations des maîtres », cette gueule qui doit émerger à travers le chaos des traits naturalistes du texte et que nous ne connaissons pas par le texte! Donc, à bas tout le « quotidien », tout le « réel », l’accumulation des détails comme dans la vie. Un seul moyen, l’exagération, le grossissement du trait qui porte chaque détail fortuit, non motivé, ad limitum, le transforme en trait » typique », au moyen de la charge et du grotesque! La charge, l’exagération, le fignolage de chaque mouvement, la suppression de tout ce qui n’est pas caractéristique, de tout ce qui vient du dehors (hormis , bien sûr, le nom de l’auteur que l’on ne peut éviter!), des demi-tons comme dans la peinture « de gauche » contemporaine, telles seront vos directives. Dans les accessoires et les décors, dans le maquillage et les costumes, dans vos manières et dans votre jeu, votre tâche est d’éviter « l’élément réaliste » et de donner à sentir et souligner le noyau des types qui doivent triompher sur la scène. »
Et Eisenstein ajoute: « Le type de mouvement doit être nettement déterminé comme les masques des Grecs de l’antiquité. Il importe ici (au moyen de la charge, de l’exagération, de la suppression de tout détail banalement individuel), en partant de « l’élément personnel » pour s’élever jusqu’au niveau « de la généralité de l’espèce ». Procédez ainsi en tout et vous obtiendrez le type, l’essence du personnage, franchement individuel autant que franchement typé, semblable à tous les représentants de sa famille, en dépit de son existence autonome, » en soi », qui le fait vivre sur la scène; non d’une vie quotidienne réaliste mais de la vie théâtrale. Et alors il sera Votre création et non un ramassis et une compilation de détails fortuits ! »
Dans cette première profession de foi, on perçoit déjà une tendance très moderne chez Eisenstein qui considère le texte comme un matériau transformable et substitue à l’auteur, un metteur en scène omniscient, véritable démiurge et poète absolu… un “dichter” comme le dit si bien la langue allemande. On accède ainsi à la création de mythes qui transcendent la « grise réalité », ordinaire, univoque et linéaire… Il met en place une autre réalité polysémique comme l’espace pluridimensionnel de Lobatchevski (1792-1856), un mathématicien russe, inventeur d’une géométrie non euclidienne. En reliant le théâtre à la peinture dite « de gauche », Eisenstein s’oriente vers une synthèse scénique qui annonce aussi celle de tous les arts. A l’orée de la modernité artistique russe, on trouve chez lui, à la fois la sacralisation de la peinture mais aussi le procès de la représentation théâtrale que Kandinski, dès 1909, veut remplacer par une composition scénique.
Le Bal Masqué de Mikhaïl Lermontov, mis en scène par Meyerhold
Eisenstein, fossoyeur du théâtre ? Il rompt en effet avec son maître Meyerhold et proclame la primauté du cinéma, appelé selon lui, à rassembler tous les moyens d’expression dans cette synthèse des arts qui s’inscrivait, en fait, dans le prolongement de l’œuvre d’art total imaginé par Richard Wagner. La question du théâtre étant directement liée à celle de la représentation, son sort aurait dû être réglé beaucoup plus tôt par les artistes novateurs qui, au début des années vingt, se réclamaient de «l’art de gauche» et prônaient de nouveaux moyens d’expression davantage en phase avec la modernité. Mais non… Et il faut interpréter les mutations formelles qui ont conduit de la peinture au théâtre, et du théâtre au cinéma, en termes de dépassement, plutôt que de rupture.
En fait, la «représentation théâtrale» n’était plus compatible avec les principes des Constructivistes qui cherchaient une nouvelle destination à l’art. Comme l’Ounovis fondé et dirigé par Kasimir Malevitch avec des artistes qui renoncent à la représentation picturale et le groupe productiviste Inkhouk qui voit l’art, comme construction de la vie. En dépit de leur opposition, ils avaient suivi la même évolution en pratiquant la synthèse constructiviste entre la peinture, la sculpture et l’architecture… Mais aussi une synthèse expressionniste, elle, fondée sur la peinture, la musique, la poésie et la danse. Et Kandinski fera appel à Sakharov qu’il appelait «l’artiste de la danse »
Eisenstein, après l’échec de Masques à gaz et sa rupture avec Meyerhold, voudra remplacer la dramaturgie théâtrale par une «dramaturgie de la forme cinématographique». Mais il les dépasse en créant une langue cinématique qui sera le ciment de la synthèse des arts non par l’adjonction statique de ses composantes réalisée a posteriori, mais par une image conceptuelle, dynamique, eidétique, pour construire une nouvelle réalité. Cette image, qui plonge dans les tréfonds de l’inconscient collectif, s’apparente à la pensée prélogique, source de la nature «régressive» de l’art.
Et il réalise sa mise en scène de La Walkyrie au Bolchoï, en 1940, contre Bayreuth et contre l’exploitation de Wagner par les nazis en utilisant des mythes comme les jumeaux, l’arbre de vie, mis en lumière par Lévy-Bruhl ou Frazer. Mais Eisenstein est allé beaucoup plus loin et Viatcheslav Ivanov, dans L’Esthétique d’Eisenstein, fait de l’auteur du MLB (La Plongée dans le sein maternel), un précurseur de la sémiologie et du structuralisme.* Il considère qu’Eisenstein, obligé de se limiter aux auteurs dont il disposait à son époque, a en réalité annoncé les idées de Lévi-Strauss sur la « pensée sauvage».
En fait, ses spectacles au Théâtre ouvrier du Proletkult peuvent apparaître comme des prologues de ses films, il pense le théâtre en termes de langage cinématique. Mais, après avoir abandonné le théâtre pour le cinéma, il y reviendra parfois. Soit pour des raisons de circonstances comme avec Moscou deuxième, soit pour mettre en scène ses idées sur le M.L.B, qu’il a connues en découvrant la civilisation mexicaine. Si on interprète l’histoire de l’art «de gauche» russe comme une succession de ruptures et renoncements, on est confronté à un processus de décadence comme aujourd’hui avec les dérives de l’art contemporain. Mais on peut considérer qu’après chaque rupture, le moyen d’expression qui a été «dépassé», se ressource dans un autre art. Ainsi le théâtre de Meyerhold apparaît comme le dépassement de la peinture rejetée par les constructivistes dans l’exposition 5×5=25, dite du «dernier tableau». Et «la dramaturgie de la forme cinématographique», proclamée par Eisenstein pour remplacer la dramaturgie scénique, peut alors se concevoir comme le théâtre de l’avenir.
Cela permet aussi de résoudre les contradictions entre la période du cinéma de montage avant le passage au cinéma parlant et les grands films «opératiques» qu’il réalisa avec Serge Prokofiev comme Alexandre Newski et surtout Ivan le Terrible qui apparaît comme la synthèse de la dialectique permanente entre constructivisme et expressionnisme dans l’œuvre d’Eisenstein, du théâtre au cinéma, et du cinéma au théâtre. Il faut aussi replacer ce processus parmi les nouvelles tendances pour réformer le théâtre dans le prolongement du « gesamtwerk » de Richard Wagner et surtout par son dépassement.
Kandinski a sans doute été le premier qui, avec ses Compositions Scéniques, a tenté de fonder, sur les «lignes parallèles» de la peinture, de la musique mais aussi de la poésie et de la danse, une synthèse des arts appelée à créer ce qu’il appelait «la grande Utopie». Fait révélateur : quand il cherchait désespérément le moyen de réaliser la «sonorité jaune» en 1912, il s’était réjoui d’apprendre l’existence, à Terioki près de Saint-Pétersbourg, d’un groupe de peintres, musiciens et écrivains dirigé par un certain Meyerhold… Selon Nikolaï Koulbine, peintre et théoricien de l’avant-garde russe (1868-1917), il était «extraordinairement actif et toujours porté vers le nouveau».
La collaboration entre Kandinski et Meyerhold ne se fera pas mais ce projet est en lui-même le signe qu’il faut cesser d’introduire des barrières esthétiques et idéologiques entre des courants qui, au fond, allaient dans le même sens : celui d’une synthèse des arts qui trouva son expression dans la composition scénique de Kandinski et les spectacles constructivistes de Meyerhold puis avec les films d’Eisenstein. Ainsi, l’apparition de la couleur dans la deuxième partie d’Ivan le Terrible, referme une boucle qui avait commencé avec la peinture sans-objet des artistes que l’on peut appeler «abstraits». Non au sens courant, mais parce qu’ils procédaient à une abstraction de la couleur, en la séparant de la représentation figurative. Et en l’isolant comme une entité autonome. Ils en avaient fait une hypostase avant de la répudier.
Au terme de ce parcours de «l’art de gauche», Eisenstein a restauré le rôle central de la couleur et il serait sans doute allé plus loin, s’il n’était pas mort, au moment où ses recherches étaient en plein essor. La couleur avait fondé la forme pure et avait mené à une impasse avec le monochrome de Rodtchenko, un des fondateurs du constructivisme (1891-1956) mais elle retrouvait au cinéma une fonction et un sens.
Gérard Conio
(*) Eisenstein, MLB ( La Plongée dans le sein maternel), traduit et présenté par Gérard Conio, collection, Art et esthétique, édition Hoëbeke, Paris, 1999.