Splendeur d’Abi Morgan, mise en scène de Delphine Selkin

Splendeur d’Abi Morgan, traduction et dramaturgie de Daniel Loayza, mise en scène de Delphine Selkin

©Eric Miranda

©Eric Miranda

 A l’intérieur du palais somptueux du Président, véritable tyran d’un pays qui fait songer à la Roumanie de Ceaucescu… Le titre rappelle celui du film d’Orson Welles La Splendeur des Amberson (1942), adapté du roman de Booth Tarkington qui décrit fêtes et petites histoires du clan fortuné des Amberson dont la splendeur n’est qu’apparente. Comme dans cette maison et à l’intérieur de soi. Quatre femmes se retrouvent chez la plus riche et la plus puissante d’entre elles, la femme du Président. Réunies pour un portrait de groupe involontaire… Madeleine, élégante et sûre d’elle (la grande Christiane Cohendy) est l’épouse du maître du pays. Geneviève, sa meilleure amie officielle la rejoint dès qu’elle l’appelle (Laurence Roy qui  joue à plaisir du non-dit).

Les cheveux trempés, en ces temps de neige, elle est allée chez son amie en voiture, après avoir traversé une zone proche de celle des combats. Quand elle arrive, deux autres «intruses» sont déjà là: Kathryn, une photo-reporter étrangère. Débrouillarde et autoritaire, elle reste toujours sur ses gardes (remarquable Anne Sée, ici  à contre-emploi).  Elle manipule tout au long du spectacle son appareil professionnel et est la première narratrice à reconstituer a posteriori les dernières heures de la Première Dame, en se remémorant ses conversations et ses obsessions. Il y aussi Gilma (Roxane Roux), la jeune guide-interprète de la photographe. Issue d’un des deux camps  ennemis, elle est réaliste et terre à terre, intéressée par les objets à chaparder dans cette demeure cossue, comme de petits verres et un vase de cristal rouge de Venise… La photographe surveille de près cette accompagnatrice équivoque qu’elle a vu négocier la course de taxi avec le conducteur, haussant le prix pour qu’elle et lui se partagent le supplément. L’interprète affamée se jette sur les plats sommaires qu’on lui propose et on se rend compte qu’elle ne traduit pas exactement la parole des unes et des autres, mais qu’elle intervient comme bon lui semble, mentant, censurant ou occultant les conversations…

La pièce pourrait s’intituler En attendant Oolio, du nom du despote: comme dans l’œuvre de Samuel Beckett, Oolio, en effet, ne viendra pas au rendez-vous. Mais la dramaturgie de l’auteure anglaise est lancinante, répétitive et joue à la fois de la récurrence et de la variation, de l’implicite et du non-dit, dans un mouvement dialectique. Les mêmes scènes sont rejouées comme l’arrivée de la meilleure amie un peu égarée sous la neige,  ou le bris du fameux vase de cristal précieux dont se saisit la jeune guide, les extraits de conversation entre les deux amies sur la situation de leurs enfants, les propos aigres-doux échangés entre la reporter et la guide-interprète…

Une parole à la manière d’un kaléidoscope qui laisserait jouer la lumière ou le son sur  l’aspect d’une phrase ou d’une histoire qui n’aurait pas été suffisamment mis en valeur ou explicité. Pour qu’enfin nous comprenions  le sens plus aigu et acéré de la situation, selon un rythme entêtant à la Thomas Bernhard, quand se rapproche la menace des troubles militaires et civils aux alentours immédiats. L’amie, veuve d’un peintre considéré comme dissident et «suicidé», est-elle une amie, ou une citoyenne soumise aux exactions du pouvoir ? Il y a des échanges entre personnages ou bien un seul s’exprime via une voix intérieure et en aparté. Avec aussi des monologues notamment, quand elles téléphonent derrière un paravent mural en guise de refuge. Elles se tiennent aussi parfois face public, en livrant leurs  pensées secrètes et inavouées et en s’approchant encore de leur vérité… jusqu’à ce que la tragédie fatale arrive inéluctable, irréversible..

Entre scènes mi-dialoguées et libres commentaires, les figures muettes du drame accomplissent alors des mouvements dansés chorégraphiés par Marion Lévy, en se débattant dans des vents contraires. Un spectacle rigoureux d’une forme concertante maîtrisée qui laisse peu à peu sourdre la haine tapie en soi, la frustration et le sentiment d’injustice.

 Véronique Hotte

Théâtre 71, Scène nationale de Malakoff, du 28 au 31 janvier.

La MC2 Grenoble -Scène nationale, du 4 au 8 février. MA, Scène nationale-Pays de Montbéliard, le 20 février.
Le Manège-Scène Nationale de Maubeuge, le 3 mars. La Comète-Scène nationale de Châlons-en-Champagne, le 6 mars. Maison de la Culture de Bourges, les 10 et 11 mars. Théâtre de l’Archipel, Scène Nationale de Perpignan, du 24 au 27 mars.


Archive pour janvier, 2020

Not I, conception et chorégraphie de Camille Mutel

Festival Faits d’hiver

Not I, conception et chorégraphie de Camille Mutel

 

©charleneyves

©charleneyves

Ce solo, avec des natures mortes intimistes d’une délicatesse qui rappelle la cérémonie du thé au Japon, a été conçue par cette artiste qui a été marquée par un spectacle de danse butô quand elle avait vingt ans. Une fine rampe lumineuse au sol la sépare d’un public de cinquante personnes sur deux rangs. Artiste résidente à la villa Kujoyama, elle rend ici un bel hommage à ses maîtres japonais, avec une gestuelle d’une grande rigueur.

Un tissu blanc enroulé, une planche en bois, un plat rempli d’oignons, un étau posés au sol. La danseuse se livre à un cérémonial, en passant très lentement d’un élément à  l’autre, selon sa propre logique, qu’il ne faut pas révéler. Un couteau de cuisine, une sonde à disséquer et un hareng,  qu’elle porte sur elle, viennent compléter ces natures mortes.

Dans cet espace réduit, la maîtrise des postures est parfaite, tout au moins au début de ces soixante-cinq minutes. Les attitudes qu’elle imprime à chaque étape, constituent des instantanés très esthétiques et sa performance pourrait trouver sa place dans un centre d’art contemporain.  Camille Mutel nous voit mais sans nous regarder, déplace ces objets du quotidien avec des gestes doux et un peu mécaniques. Au rituel final, un sourire aux lèvres, elle offre un verre de vin à un spectateur: le temps est suspendu ! Un moment rare de lenteur et concentration dans  notre monde qui vit dans la vitesse…

Jean Couturier

Spectacle joué les 28  et 29 janvier, au Point Ephémère, 200 quai de Valmy Paris (X ème) T. 01 40 34 02 48.

Le festival Faits d’hiver se poursuit jusqu’au 7 février

 

Les Fausses Confidences, mise en scène de Fotis Makris

Les Fausses Confidences de Marivaux, traduction en grec d’Andreas Staikos, mise en scène de Fotis Makris

79529952_10218576875827703_7029593318623281152_o - copieCette comédie créée par les Comédiens-Italien en 1737 est une pièce de maturité: Marivaux a  quarante-neuf ans et son écriture dramatique a  évolué. Peut-être moins brillante mais plus psychologique. Les personnages sont parfois distraits et ici, l’inconscient affleure souvent. Comme dans tout son théâtre, l’amour et sa naissance sont trahis par des propos dont la signification échappe à celui qui les prononce et ne sont évidents que pour le spectateur.

Dans un premier temps, le personnage ignore qu’il est amoureux, triche avec lui-même, fuit la réalité de ses sentiments puis voit enfin clair en lui-même… La pièce peut alors s’achever par l’aveu, la déclaration et la mise au net. Marivaux raconte toujours un peu la même histoire, celle d’un amour inconscient mais lisible par le spectateur. Et les sentiments des personnages triomphent alors des obstacles, le plus souvent intérieurs.

Ici, Araminte doit accepter d’aimer au-dessous de sa condition  malgré les ambitions de sa mère qui rêve de la voir épouser un aristocrate et non un simple intendant désargenté. Marivaux oblige chacun à être au clair avec son propre désir amoureux qu’il place au-dessus des intérêts financiers… Il en fait une force vive grâce à laquelle cette veuve  arrive ici à être en harmonie avec elle-même et à exercer pleinement sa liberté de femme émancipée…. Dubois a beau être un valet machiavélique dont les motivations  restent en partie mystérieuses mais il aidera Araminte à accoucher de sa vérité.

Chez Marivaux, le personnage  a souvent peur de se découvrir désirant et craint de perdre la maîtrise de soi. Plus son désir est puissant, plus il le plonge dans un chaos qui menace son identité. Et la surprise et la naissance de l’amour, telles que Marivaux les met en scène, restent d’actualité, quelque siècles après. Les sociétés changent, et avec elles, les préjugés et les relations entre hommes et femmes mais le désir, quelle que soit l’époque, est toujours une  révolution intérieure et l’amour, une  aventure où on se perd pour mieux se trouver.

Le grand dramaturge du XVIII ème siècle décrit mieux que personne ce branle-bas dans  l’inconscient que nos paroles révèlent, en échappant à notre propre intelligence. Et c’est sur cette notion de lapsus, bien avant que Freud ne le théorise,  que repose souvent le comique délicat de Marivaux. Mais Fotis Makris n’arrive pas à en saisir l’esprit fondé sur les sous-entendus… Il crée une sorte de méta-texte et a tendance à commenter presque chaque réplique. Dans cette version de la pièce, qu’il voudrait contemporaine, une gestualité excessive « explique » le texte, des musiques diverses interrompent l’action et visent à illustrer ce que l’écrivain veut cacher. Cela se passe dans un salon actuel où domine la couleur rose: un écran  de télévision  diffuse à des moments précis, des extraits de documentaires sur la reproduction de reptiles, une émission de gymnastique et des instants d’un film pornographique! En fait, ces associations d’idées superficielles ont pour seul but d’épater ou provoquer, avec toujours une tendance à commenter… Le jeu expressif des comédiens expressif complète la parole dans ce spectacle mais cette recherche expérimentale sur le texte ne fonctionne pas. Il faut signaler le travail du dramaturge Andréas Staikos qui a réussi à bien traduire en grec l’esprit même du marivaudage.

Nektarios-Georgios Konstantinidis

Studio Mavromichali, 134 rue Mavromichali, Athènes. T. : 0030 210 64 53 330.

Oncle Vania d’Anton Tchekhov, mise en scène de Stéphane Braunschweig

 

Crédit photo : Elisabeth Carecchio.

©: Elisabeth Carecchio

Le directeur de l’Odéon a monté avec tact, précision et sensibilité, cette pièce (1897) de Tchekhov dont il a déjà mis en scène La Cerisaie La Mouette et Les Trois Sœurs. Il fait entendre la voix du dramaturge russe qui, à travers son art révèle les motivations intérieures des êtres et les relations nouées entre eux : travail, pouvoir, convictions, amour, amitié, reconnaissance sociale, grand âge.  Soit l’état existentiel d’un monde mais aussi de manière anticipée, l’état physique d’une planète qui aujourd’hui se dégrade sûrement, en perdant un capital-santé irréversible.

 «L’homme a été doué de raison et de force créatrice pour multiplier ce qui lui était donné, mais, jusqu’à présent, il n’a pas créé, il a détruit. Les forêts, il y en a de moins en moins, les rivières tarissent, le gibier a disparu, le climat est détraqué.et, chaque jour, la terre devient plus pauvre et laide… »Ainsi, parle Astrov, le médecin éclairé d’Oncle Vania, et porte-parole de l’auteur. Et on comprend l’attirance amoureuse qu’a pour lui, Sonia, la nièce de Vania. Ces solitaires gèrent la demeure familiale et ce médecin de campagne inspiré, habité et actif sauve de la hache  les bouleaux et les autres arbres. Cet « homme qui plantait des arbres» avant l’heure, donne vie à une jeune forêt: «Toqué» peut-être, mais précurseur lucide bien conscient de favoriser la vie des hommes dans mille ans. Même si pour l’heure, tout semble détraqué et les scientifiques sonnent l’alarme  pour que l’on réagisse au pillage de notre environnement naturel. Le sous-titre de la pièce : Scènes de vie à la campagne, est la métaphore de la disparition d’un monde, entre catastrophes climatiques ouvertes et catastrophes relatives : échecs personnels et sentimentaux.

Stéphane Braunschweig a conçu ici les abords d’une villégiature ensoleillée, avec bains de soleil et piscine intégrée dont l’eau scintillante se reflète sur les parois en lattes de bois. Au lointain, une forêt de troncs d’arbres verticaux, élancés vers le ciel dont n’apparaît que la partie médiane. Et à l’acte III, ne reste du paysage boisé vivant initial des arbres sur pied, qu’une étendue horizontale  dévastée… un paysage de guerre, avec une accumulation de souches et branches grises, à la suite de coupes de bois… Au-dessus de l’avancée scénique, un  grand panneau de bois qui pourrait rappeler le fonctionnement de la guillotine, que soutiennent deux montants de bois et dont la lunette pourrait rétrécir, sous la menace d’un couperet prêt à s’abattre. Une vision d’enfer où tout pourrait disparaître : terres et hommes, alors même que la population mondiale ne cesse d’augmenter…

 On a le sentiment d’étouffement et destruction que peuvent avoir des personnages, malgré la médecine, la volonté d’écologie, le travail quotidien de la propriété, le désir d’art. Et il y a aussi toujours le rêve d’un ailleurs et d’un bonheur inaccessibles. Vania est amoureux de la seconde femme de son beau-frère, Elena comme le médecin Astrov, lui, plus chanceux quant à la réciprocité. Quant à Sonia, la nièce, elle éprouve un attrait irrésistible mais sans  espoir pour Astrov.

Pourtant avec des désirs à jamais insatisfaits, les êtres réussissent à vivre  malgré leurs peines. Et les grands acteurs du Théâtre des Nations de Moscou impulsent à la pièce tout l’élan tonique et l’émotion dont ils sont capables. Larmes versées, apitoiement sur soi et  compassion… Mais malgré tout, la vie l’emporte.

 Véronique Hotte

Le spectacle a été joué à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, place de l’Odéon Paris (VI ème),  du 20 au 26 janvier. T. : 01 44 85 40 40.

Angels in America de Tony Kushner, version scénique et mise en scène d’Arnaud Desplechin

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Angels in America de Tony Kushner, texte français de Pierre Laville, version scénique et mise en scène d’Arnaud Desplechin

Le cinéaste avait déjà monté Père de Strindberg en 2015 à la Comédie-Française; avec cette mise en scène, l’œuvre du dramaturge américain (soixante-trois ans) entre ainsi au répertoire. « Juif, homosexuel et marxiste » ainsi se présentait-il. La pièce? Une “impureté théâtrale”dont Arnaud Desplechin, est tombé, dit-il, amoureux. « Le mélange des genres propre à Kushner m’enchante : c’est Shakespeare, et Brecht, plus Broadway! » La pièce en deux volets : Le Millenium approche (1987 et le second Perestroïka (1989), avait obtenu quatre ans plus tard après sa création, le prix Pulitzer et un Tony Award, puis elle fut adaptée à la télévision et à l’opéra. En France, elle avait été montée par Brigitte Jaques en 94, de façon absolument remarquable mais d’abord avec une création de la première partie, puis deux ans plus tard, de la seconde. Soit le tout en quelque six heures… Angels in America fut aussi mise en scène au festival d’Avignon 2007 par Krzystof Warlikowski.

L’auteur montre de façon très réaliste la société américaine. Avec histoires politiciennes mais aussi relations intimes de couples. Le tout sur fond anxiogène de sida qui fit des ravages dans les milieux homosexuels. Avec quelque vingt-trois personnages, la pièce est une sorte de condensé de la vie new-yorkaise entre 1985 et 1990. Les Républicains avec Reagan comme président sont au pouvoir et le sida, longtemps considéré comme une punition divine par beaucoup de gens, conduit les malades vers une mort rapide. Et cette épidémie fulgurante va aussi vite  menacer les hétéros. 

Ici, on croise des anges qui parlent du rêve américain, des scandales au parti républicain. Et apparait  aussi l’ombre d’Ethel Rosenberg qui, avec son époux Julius, -des new-yorkais communistes- fut jugée coupable d’espionnage au profit de l’URSS. Ils  furent exécutés sur la chaise électrique en 1953. Malgré la protestation de nombreux chercheurs et intellectuels dont Albert Einstein et, en France : Marcel Aymé, Marguerite Duras, Albert Camus, Henri Matisse, Maria Casarès, Serge Lifar….

Angels in America à la lecture, même si la pièce parait maintenant un peu datée, reste une fresque empreinte de vérité et de poésie. Mais ici, c’est une adaptation très raccourcie du texte original et la dramaturgie en devient bancale: on n’y retrouve pas toute la peinture du climat politique que l’auteur fait de cette époque et qu’avait si bien réussi à mettre en valeur Brigitte Jaques, notamment les discussions sur la démocratie, et qui  tombe ainsi  dans les oubliettes. Et on comprend vite qu’on ne peut retrouver ici la saveur de cette pièce dans cette adaptation des plus  approximatives. Pourquoi ne pas avoir traité la pièce en deux parties distinctes? Pas dans les mœurs de la maison? Tout se passe comme si, par exemple, on réduisait L’Orestie d’Eschyle à une heure et demi.

Par ailleurs, Arnaud Desplechin  traite le texte comme un scénario de cinéma avec de trop courtes séquences, ce qui casse le rythme. Et cette incessante circulation de rideaux, et de tampons qui n’arrêtent pas de monter et de disparaître dans les dessous, devient vite exaspérante. Dans cette pièce touffue, on croise des anges qui parlent du rêve américain, des scandales au parti républicain… mais aussi des jeunes gens qui se retrouvent dans les parcs comme Prior, atteint du sida et amoureux de Louis. Ou Roy Cohn, procureur juif homosexuel, anti-sémite et homophobe qui, lui, continue à nier l’existence du virus et prétend: « ne pas être pas un homosexuel mais un hétérosexuel qui s’éclate avec des mecs.» Il avait tout fait pour accabler les époux Rosenberg. Et Belize, un infirmier noir et fier de l’être, ancien drag-queen, qui est avec ses malades d’une grande bienveillance…

Les scènes simultanées sont bien mises en scène et il y a quelques belles projections de photos de New York en fond de scène qui restituent un peu le climat de la pièce. Et on aime bien voir ces Anges qui volent avec grâce dans le ciel, attachés à des câbles visibles… Mais il y a vraiment, et surtout dans la première partie, des moments où l’on s’ennuie ferme, alors que le texte aurait pu être beaucoup mieux traité.

Côté interprétation, Dominique Blanc s’impose dès qu’elle apparait sur le plateau. Elle  joue entre autres, et visiblement avec saveur, le rabbin Isidor Chemelwitz, Ethel Rosenberg, un bolchevik et l’Ange Asiatica. Florence Viala, incarne aussi plusieurs personnages: l’Ange de l’Amérique, l’Infirmière Emily, Martin Heller et la Femme du Bronx. Michel Vuillermoz  (Roy Cohn) fait le boulot mais ne semble pas vraiment à l’aise dans ce personnage burlesque. Mais au moins, on entend ces trois vieux routiers du Français… Quant aux plus jeunes acteurs comme Jennifer Decker (Harper Pitt), Clément Hervieu-Léger (Prior), Jérémy Lopez  (Louis) et Christophe Montenez (Joe Pitt), ils boulent souvent leur texte et pourraient soigner davantage leur diction. On va encore nous dire que c’était la première et que les choses vont se mettre en place. Peut-être mais de toute façon, cet Angels in America méritait en tout cas mieux que cette adaptation et cette mise en scène bien décevantes.

Philippe du Vignal

Comédie-Française, salle Richelieu, place Colette, Paris (Ier) jusqu’au 27 mars.

La pièce, traduction de  Gérard Wajcman en collaboration avec Jacqueline Lichtenstein, est éditée à L’Avant-scène théâtre, n° 957  et n° 987-988)

 

Prison, au-delà des murs

Prison, au-delà des murs 

Photo Eric Cabanis. AFP

Photo Eric Cabanis. AFP

La prison, une institution relativement récente en Europe mais dont l’efficacité  connaît aujourd’hui ses limites et suscite bien des questions. Cette exposition, coproduite par le Musée des Confluences, le Musée international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge de Genève et le Deutsches Hygiene-Museum de Dresde, nous présente, derrière les barreaux, un univers où corps et esprits sont surveillés et punis pour protéger la société et réhabiliter éventuellement les criminels. Un paradoxe bien mis en valeur: comment exclure, tout en préparant le retour à la liberté ? On montre ici la réalité de la vie carcérale et offre de nombreux témoignages audio et vidéo de ses différents acteurs mais aussi des objets et des données chiffrées.

 En amont, le visiteur est invité à un théâtre d’ombres, peuplé de personnages virtuels, joués par des comédiens : sortes d’hologrammes filmés en 3 D  et projetés dans l’espace. Un long et étroit couloir mène à trois chambres : des cellules de la prison. Dans la première, tels des animaux en cage, hommes et femmes racontent leur confinement. On reconnaît des bribes de textes classiques comme La Vie est un songe de Pedro Calderón de la Barca : «Qu’est-ce que la vie ? Une fureur, une illusion, un cri. » (…) « Sans avoir vu le jour depuis vingt ans, je vis enfermé dans un cachot horrible.» Dans ce contexte, ces phrases, intemporelles et universelles, ont une résonance particulière.

Plus loin, comme au parloir, postés devant une vitre et l’oreille collée à un écouteur, nous voyons un homme ou une femme assis qui s’adresse à nous. Un jeune homme, hagard: «A cause de la guerre, on a dû émigrer, on a pris le train. On est devenus des clandestins. » (…) « On a des avocats qui bossent pour nous gratuitement.» Un autre, l’air souffreteux : «Ici, c’est la misère, tout le monde est démoralisé, malade. » « Je me réfugie dans la routine, dit aussi une femme. Je suis obsédée par la propreté.» Une jeune fille, un livre fermé devant elle: «J’ai essayé de lire. J’y arrive pas. Quand je lis, tout ce que les personnages font et que je ne peux pas faire, ça me déprime.»  Leurs mots viennent d’ateliers menés par la comédienne Marion Talotti avec les détenus de la prison à Saint-Quentin-Fallavier.

Troisième étape de cette déambulation : nous voici, par un jeu de miroir et de transparence, les murs pour un temps abolis, à la fois à l’intérieur de la cellule et projetés dans une forêt, en pleine nature, où s’ébattent (s’évadent) les prisonniers. À la lisière du réel et de l’imaginaire, notre point de vue se déplace : sommes-nous de simples visiteurs ou sommes-nous aussi en détention ? : «Nous vivons tous à l’étroit dans une chambre immense », disent en exergue Joris Mathieu et Nicolas Boudier, concepteurs de ce parcours immersif avec l’équipe du Théâtre Nouvelle Génération de Lyon.

Autre expérience sensorielle déroutante : confinés dans une pièce, nous entendons les bruits de la prison: cris, pas, bruits de clefs et serrures, un enregistrement réalisé et diffusé par France-Culture.  Ces viatiques en tête, on aborde la suite de l’exposition. Le scénographe Tristan Kobler a conçu trois grands modules entourés de barreaux rouges, marquant la frontière entre le dedans et le dehors. Derrière ces grilles, d’abord un espace dédié aux règles régissant l’univers carcéral et aux rapports de force qu’elles engendrent, avec à l’appui : documents-papiers ou audiovisuels, objets fabriqués par les prisonniers. Dans un deuxième module, se déploient les exutoires pour survivre à l’enfermement : le travail, l’expression artistique, les  moyens inventés pour communiquer avec l’extérieur. Et dans des vitrines, de belles réalisations de peintures, sculptures, installations.

 Un troisième espace est dédié à la transgression et à l’évasion montre les différents modes de la révolte en prison : caches pour les objets interdits comme stupéfiants, alcool, nourriture, téléphones portables, cigarettes… et astuces pour les trafics. L’imagination est ici sans limites pour détourner les objets. Par exemple, une corde rudimentaire pour se faire la belle, des épingles, lames de rasoir, fourchettes ingérées pour aller à l’infirmerie ou tenter de s’enfuir. Et on peut voir des photos de mutineries…

L’espace central de l’exposition se concentre sur les problématiques générales et actuelles. Avec des données statistiques, des témoignages du personnel pénitentiaire et de justice, des paroles de détenus. Dans le documentaire A l’ombre de la République de Stéphane Mercurio, Jean-Marie Delarue, contrôleur des lieux de privation de liberté, rappelle les marques profondes et irréversibles infligées par la prison. La réclusion joue le rôle attendu de contrôle en isolant les criminels mais a des conséquences sur les individus.

La prison est-elle la seule réponse ? La visite se conclut sur les alternatives mises en place avec, par exemple, le principe de réparation qui existe dans les sociétés traditionnelles où, au lieu de priver un individu de liberté,  la Justice vise à sa réintégration, en le confrontant à sa victime. La Justice restaurative de la documentariste Pauline Brunner et Marion Verlé montre comment une personne agressée, blessée ou trompée, peut, en rencontrant son agresseur, obtenir réparation, s’il reconnait ses actes. Cette «justice restaurative » commence à émerger en France. Johanna Bedeau, avec son film Détenus victimes, une rencontre s’intéresse à des confrontations entre détenus en longue peine et victimes qui ne se connaissent pas afin qu’ils dialoguent et essaient de se comprendre. Nos lois prévoient aussi des alternatives à la prison : A l’air libre de Nicolas Ferran et Samuel Gauthier est tourné dans une ferme en Picardie qui accueille des détenus en fin de peine. Entourés de salariés et de bénévoles, ces hommes tentent de se reconstruire avec un véritable projet de vie…

En éclairage, des œuvres d’artistes contemporains (Mohamed Bourouissa, Didier Chamizo, Jessy Krimes, Marion Lachaise, Ernest Pignon-Ernest, Jean-Michel Pancin, Mathieu Pernot) nous invitent à la réflexion. Laissons au poète le dernier mot de ce voyage : « Les pires actions, comme des mauvaises herbes/ Prospèrent dans l’air des prisons / Seul, ce qui est bon en l’homme/ S’y détériore et s’y dessèche/ La pire Angoisse veille au lourd portail /Et le gardien est Désespoir. » écrivait Oscar Wilde dans la Ballade de la geôle de Reading (1898).  Si vous êtes à Lyon ou y passez, Prison au-delà des murs vous inspirera…

 Mireille Davidovici

Jusqu’au 26 juillet, Musée des Confluences, 86 quai Perrache,  Lyon (II ème), (Rhône).

La Petite dans la forêt profonde de Philippe Minyana, mise en scène de Pantelis Dendakis

La Petite dans la forêt profonde de Philippe Minyana, traduction en grec de Dimitra Kondylaki, mise en scène de Pantelis Dendakis

 
Η ΜΙΚΡΗ ΜΕΣΑ ΣΤΟ ΣΚ ΟΤΕΙΝΟ ΔΑΣΟΣ (6) - copieUne libre adaptation des Métamorphoses  où Ovide retrace l’histoire du monde, depuis sa naissance jusqu’au règne d’Auguste mais l’écriture  est différente des autres pièces de  l’auteur. Avec l’insertion de didascalies faisant suite à la parole du personnage qui va la lire la didascalie et décrire le geste qu’il fait.  Philippe Minyana transforme les Métamorphoses en une histoire universelle de l’infanticide. Il ne conserve pas les noms des personnages d’Ovide mais  leur donne des noms plus universels : le Roi, la Reine, la Petite. Ce qui permet de  multiples interprétations…

La Petite qui va dans la forêt profonde est une histoire archaïque et atemporelle, un conte dense et noir qui s’inscrit dans une vaste épopée, puisque l’œuvre titanesque d’Ovide réunit des centaines de mythes.  Comme celui de Procné et de Philomèle, le roi et la reine de Thrace que réécrit Philippe Minyana. Philomèle réclame sa jeune sœur et son époux Procné part pour la ramener. Mais  le Roi séduit par sa beauté,l’enlève, la viole et la mutile en lui coupant la langue, avant de faire croire à sa mort. L’épouse se vengera en tuant son fils et en le donnant à manger à son époux. Après cette tragédie, la Petite sœur devient un rossignol, la Reine, une  hirondelle et le Roi, une huppe.

Philippe Minyana adapte le mythe avec une parole économe, fondée sur de petites tragédies personnelles, où on passe en l’espace d’une virgule, de la cruauté, à la tendresse inavouée. Ce récit au verbe ancien, complexe et si lointain, devient ici une fable d’une limpidité franche, au propos resserré et substantiel. Le titre:  La Petite dans la forêt profonde, ancre l’histoire dans notre quotidien et lui donne les allures  d’ un récit simple et familier et son auteur familiarise le mythe d’Ovide en faisant de la tragédie antique, un conte actuel.

Pantelis Dendakis crée une  sorte de performance multimédia où la parole alterne et se complète par des images filmiques renvoyant à des jeux vidéo, bandes dessinées et contes gothiques.  Avec des projections de paysages et  de figures monstrueuses à l’appui des répliques. Au centre du plateau – scénographie de Nikos Dendakis- une table, avec, au dessus, un petit écran et au fond, un autre grand écran de cinéma. Sur la table, les minuscules marionnettes sculptés par Clio Gkizeli sont animées par les comédiens. Une belle trouvaille :  l’écrivain  voit avec amertume que tout est à merci de la fatalité! Et ces personnages  ne sont plus que des pions dans un jeu de vengeance !

Polydoros Vogiatzis et Katerina Louvari-Fassoi, en costume noir, parlent au micro et interprètent tous les rôles de façon remarquable. Avec une voix marquant l’évolution cauchemardesque de la trame. La musique de Stavros Gasparatos contribue à la création d’un  univers mystique, plein de suspense, et à une terreur mêlée de magie. Pantelis Dendakis a renforcé le caractère grotesque et macabre du texte et on a l’impression  de participer à un rituel. Une expérience théâtrale à ne pas manquer !
 
Nektarios-Georgios Konstantinidis
 
Théâtre KET, 91A rue Kyprou et  35A rue Sikinou, Athènes, T. : 0030 213 0040496.

Fleurs de soleil de Simon Wiesenthal – adaptation Daniel Cohen et Antoine Mory, mise en scène de Steve Suissa

Fleurs de soleil de Simon Wiesenthal, adaptation de Daniel Cohen et Antoine Mory, mise en scène de Steve Suissa 

56BDBD31-BD40-431D-BAA8-12F816A67A82Né en 1908 dans une famille de commerçants juifs à l’Est de l’Autriche-Hongrie, l’auteur grandit à Lwow (Pologne) où il suivit des études d’architecture. Arrêté après l’invasion par les nazis en 1939, il fut déporté en 41 dans les camps de concentration: Janowska, Plaszów, Mathausen… Il en sort quatre ans plus tard, retrouve sa femme mais a perdu quatre-vingt neuf membres de sa famille!

Il abandonne alors son métier d’architecte et consacrera sa vie à la recherche des criminels nazis qui ont méthodiquement assassiné -mais pas que- six millions de juifs! Fondé en 1977 à Los Angeles, le centre Simon Wiesenthal a œuvré à l’abrogation de la prescription des crimes des anciens nazis et fera tout pour qu’ils soient jugés. Il joua ainsi un rôle dans la localisation d’Adolf Eichmann capturé à Buenos-Aires en 1960, puis il s’impliqua dans les affaires concernant le passé nazi d’hommes politiques autrichiens encore vivants. Représenté dans le monde entier, le centre Simon Wiesenthal poursuit une lutte permanente contre le fanatisme, l’antisémitisme, le racisme et l’intolérance…

Cet homme exceptionnel a cherché toute sa vie à comprendre ce qui lui est arrivé dans un camp qui était autrefois son école d’architecture… donc un lieu qu’il connaissait très bien. Appelé par une infirmière, il va entendre, seul avec lui, les dernières paroles de Karl, un nazi très gravement blessé qui voulait lui parler. Mais il ne verra même pas sa tête enveloppée dans des pansements. Et Karl, qui mourra le lendemain, aura eu le temps de lui raconter qu’il a assassiné des centaines d’innocents et il lui demande pardon pour les atrocités commises, notamment l’incendie volontaire d’une maison où avaient été enfermées des familles juives entières. Et ceux qui essayaient de fuir étaient aussitôt fusillés. Karl veut lui donner ce qu’il possède: un peu d’argent et quelques objets et vêtements. Ce que Simon Wiesenthal refuse.

Quelques années plus tard, il ira rencontrer la mère de ce jeune  soldat; elle garde une sublime image de son fils bien-aimé et il lui taira l’atroce confession qu’il a reçue de lui. Tout au long de ce monologue, revient cette question sans réponse: peut-on pardonner des exécutions massives d’innocents? Et pardonner soi-même au nom d’autres victimes? Simon Wiesenthal, lui, a refusé: «Ce jeune soldat à l’agonie m’a confessé ses crimes pour, m’a-t-il dit,  mourir en paix, après avoir obtenu le pardon d’un Juif. J’ai cru devoir lui refuser cette grâce. » Ai-je eu raison ou ai-je eu tort ? Cette question ne cessera de le hanter et quand il a adressé à de grandes personnalités, le manuscrit des Fleurs de soleil paru en 1960, il leur a demandé : “Qu’auriez-vous fait à ma place? ” Il n’y a évidemment pas de réponse… Et il dira peu avant sa mort en 95: «Je leur ai tous survécu. S’il y en avait que je n’ai pas cherchés, ils sont aujourd’hui trop vieux pour être poursuivis. Mon travail est fait.”

On retrouve ici Thierry Lhermitte qui commença le théâtre, il y a plus de quarante-cinq ans avec la troupe du Splendid, Josiane Balasko, Christian Clavier, Marie-Anne Chazel, Gérard Jugnot et Michel Blanc. Il a joué dans quelque cent trente films dont Les Bronzés de Patrice Leconte et la fameuse pièce de théâtre puis le film: Le Père Noël est une ordure. Puis Le Dîner de cons, Les Valseuses ou encore Les Ripoux et Un Indien dans la ville, tous très populaires. Mais on l’a vu aussi au théâtre dans Biographie sans Antoinette de Max Frisch, Grand écart de Stephen Belber ou Inconnu à cette adresse de Kathrine Kressmann Taylor.

Bien entendu, ce monologue traite ici d’un thème autrement plus douloureux. “Fleurs de soleil, dit Steve Suissa, est avant tout une œuvre qui traite du pardon. C’est-à-dire, au bout du compte, de ce qui fait de nous, des êtres humains. Dans une langue universelle, Simon Wiesenthal évoque un double enfermement. Celui d’un homme dans un camp de travail forcé,  aux pires heures du totalitarisme. Et, bien au-delà du récit des faits, l’enfermement d’un homme confronté à la question obsédante du pardon. Seule une question demeure, en forme de bouteille à la mer : qu’aurions-nous fait à la place de Simon ? »

C’est une adaptation de ce texte paru en 1969 et traduit en une vingtaine de langues où Thierry Lhermitte interprète les personnages de ce récit poignant qui est aussi éclairé par de courtes déclarations de philosophes, historiens, religieux, hommes et femmes politiques: comme entre autres, Simone Weill, Mathieu Ricard, etc. dont les voix sont celles de  Christiane Millet, Cristiana Reali, Laurent Stocker… Ils ont bien voulu répondre à la question de Simon Wiesenthal: « Ai-je eu raison ou ai-je eu tort ? »

Doutes et interrogations quant au refus du pardon, au désir de vengeance et à la liberté de jugement… Comment être lucide des années après: le temps et les circonstances n’étant plus les mêmes? Mais, dit Mathieu Ricard, « la société a besoin de pardonner afin d’éviter que ne se perpétuent la rancune, l’acrimonie et la haine qui vont inévitablement mûrir et se traduire par de nouvelles souffrances. La haine ravage nos esprits et ruine la vie des autres. Pardonner signifie briser le cycle de la haine.  » ( …) « Un proverbe bouddhiste dit : ‟Le seul aspect positif du mal réside dans le fait qu’il peut être purifié. « Si l’on se transforme réellement, le pardon qui vous est accordé n’est pas indulgence à l’égard des fautes passées, mais reconnaissance de ce changement. La notion de pardon est intimement liée à l’idée de transformation. »

Thierry Lhermitte est toujours discret, juste, très souvent émouvant, à des années-lumière de ses rôles habituels et a une magnifique présence: on l’écoute donc facilement et le silence dans la salle est impressionnant. Malgré ce trop grand plateau et donc un mauvais rapport avec le public pour un texte aussi confidentiel, malgré aussi une mise en scène approximative: direction d’acteurs imprécise, manque de rythme, bizarres lumières parfois violettes ou rouges, vidéos sur un curieux écran en losange au-dessus de la scène… Pour traiter d’un thème aussi important, on aurait aimé beaucoup qu’il y ait ici plus de rigueur et de sobriété.

Mais reste Thierry Lhermitte et c’est déjà beaucoup. Mais, comme disait une spectatrice un peu amère à la sortie, cela fait quand même cher pour à peine une heure de théâtre : 54 € au parterre Carré or (sic) à 16, 50 € pour les places… à visibilité réduite! Il ne faut donc pas s’étonner de la couleur grise ou blanche des cheveux du public… Il serait pourtant bon et nécessaire que les jeunes gens de 2020 puissent entendre cette parole concernant des faits de barbarie pas si anciens et qui, malheureusement, appartiennent à l’histoire de la « civilisation » occidentale…

Philippe du Vignal

Jusqu’au 29 mars à 19h, Théâtre Antoine, 14 boulevard de Strasbourg, Paris (X ème ). T. : 01 42 08 77 71.

Dunsinane de David Greig, mise en scène de Baptiste Guitton

copyright Michel Cavalca

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Dunsinane de David Greig, traduction de Pascale Drouet,  mise en scène de Baptiste Guitton

 Que se passe-t-il à Dunsinane après la victoire des Anglais sur Macbeth, roi d’Écosse? L’auteur écossais imagine une suite à la tragédie de William Shakespeare, inspirée par la réalité historique… La bataille eut lieu en 1054 mais ne régla en rien la guerre civile entre les clans. Quand l’Ecossais David Greig écrit cette pièce pour la Royal Shakespeare Company qui la crée en 2010 au Hampstead Theatre de Londres, il a aussi en tête les conflits inter-ethniques ou religieux dans les territoires occupés par les « forces de paix » occidentales, un peu partout dans le monde. Tout en interrogeant nos politiques interventionnistes et leurs conséquences, il répond ici au grand dramaturge anglais en nous plongeant dans l’âpre paysage des Highlands, avec ses forêts venteuses, peuplées d’esprits sorciers, ses brumes fantomatiques et ses légendes.

 Les troupes anglaises, menées par le général Siward et le lieutenant écossais Mac Duff (personnages historiques et cités par William Shakespeare), après avoir investi la forteresse de Dunsinane et assassiné le tyran sanguinaire, doivent nommer un nouveau roi. Mac Duff et l’Angleterre ont leur candidat : Malcolm, un être veule, vaniteux et corrompu qui a la  préférence des clans opposés à celui de Gruach, la veuve de l’ex-roi. Cette lady Macbeth, ainsi nommée, désormais prisonnière des occupants et humiliée, ne s’avoue pas vaincue : elle a un fils d’un premier mariage, héritier légitime au trône. Incarné par Clara Simpson, elle symbolise ce pays mystérieux, à la langue rocailleuse, humide et neigeux, incompréhensible pour les occupants : « Notre langue, dit-elle, c’est la forêt. » Avec ses suivantes, ombres chuchotantes, elle représente aussi la puissance souterraine des femmes dans une société patriarcale.

copyright Michel Cavalca

copyright Michel Cavalca

L’incorruptible Siward (Gabriel Dufay)  tombera sous ses charmes et, croyant agir pour le bien, commettra erreur sur erreur. Ses soldats, après avoir reçu le baptême du feu, déguisés en arbres pour monter à l’assaut du fort (comme dans Macbeth),  doutent de plus en plus du sens de cette «guerre pour la paix ». Un « enfant-soldat », témoin de tous ces événements, sorte de Candide, rapporte dans des lettres à sa mère, les paysages de collines, falaises et lacs glacés, mais aussi les regards hostiles de la population villageoise: «Ils nous détestent ».

Le metteur en scène s’empare avec subtilité de cette pièce complexe, efficace et profonde. Il rend avec fidélité et sans afféterie les scènes tendues et tragiques et leurs contrepoints comiques. Comme William Shakespeare, David Greig mêle  langue vulgaire et poésie, et l’on sent derrière la traduction, frémir les différences entre le parler des Anglais et celui, plus rêche des Écossais. Le léger accent irlandais de Clara Simpson fait merveille ici. Ses partenaires campent pour la plupart différents personnages et passent de l’un à l’autre avec célérité et le décor tourne pour marquer les  lieux.

 La scénographie de Quentin Lugnier allie la dureté du fer à la rusticité du  bois. La forteresse se dresse, rigide et ouverte à tous vents, bunker grillagé et sinistre. Tantôt rempart ou tour de guet, tantôt prison ou appartement précaire. Dans cet environnement inhospitalier, les acteurs dont certains, encore élèves  à l’école lyonnaise d’Art en Scène, sont tous excellents et dirigés avec rigueur,  forment une troupe harmonieuse.

Baptiste Guiton clôt, avec ce spectacle grand format, un compagnonnage d’artiste associé au Théâtre National Populaire.  Sa compagnie l’Exalté, implantée à Villeurbanne, est aussi en résidence à la Machinerie-Théâtre de Vénissieux. Son Après la Fin de Dennis Kelly  nous avait déjà convaincue l’an dernier  (voir Le Théâtre du blog). Avec Dunsinane, il tient ses promesses et nous fait découvrir un grand dramaturge trop peu connu en France, malgré quelques traductions publiées. Avis aux programmateurs…

Mireille Davidovici

Jusqu’au 8 février au T.N.P.,  8 place Lazare Goujon, Villeurbanne (Rhône).

Le 27 novembre,  Le Toboggan, Décines (Rhône). Tournée en cours 

La pièce est publiée aux Presses Universitaires du Midi.

L’Architecte est éditée à l’Avant-Scène Théâtre (2007) et Le dernier Message du cosmonaute à la femme qu’il aima un jour dans l’ex-Union soviétique,  traduit par Dominique Hollier, aux éditions Théâtrales (2008).

 

 

 

 

Una costilla sobre la mesa (Une côte sur la table) : Padre d’Angélica Liddell

Una Costilla sobre la mesa (Une Côte sur la table) : Padre d’Angélica Liddell

Una Costilla sobre la mesa (Une Côte sur la table) : Padre d’Angélica Liddell

Deuxième volet d’un diptyque  dont le premier, Madre (Mère) est joué ici en alternance et avec le même sous-titre : Una costilla sobre la mesa et le même petit livret mais inversé. Avec toujours ce leit-motiv dans son théâtre : l’amour-haine qu’elle voue à ses parents. Oui, mais voilà les rapports parents/fille ont changé… Ils sont décédés il y a peu et à quelques mois d’intervalle…

 Cela commence par un chant religieux dans le noir et elle vitupère devant un corps recouvert d’un drap. «Qu’est-ce que tu es, à présent, mon père ? Qu’est-ce que tu es ? Dévoreur d’araignées, néanmoins homme et père? Père assis au sommet de la création, auréolé, porteur de la parole spermatique et du sperme. Quel genre d’immensité renfermes-tu? ” Et elle se réjouit du cadeau qu’il lui a fait : sa lente agonie… Puis six jeunes femmes obèses aux longs cheveux noirs, absolument nues, arrivent en file. Silencieuses, elles accompagnent un homme jeune en chemise blanche, la trentaine comme elles. Il vocifère au micro H.F.  quelques grands principes d’esthétique et des phrases anti-féministes mais on le comprend mal. 
Puis sur le plateau au sol gris, une table de soins à roulettes, un grand appareil à dialyse, des fauteuils roulants. Ici, plane en permanence la dégradation physique du grand âge : père sous dialyse et mère atteinte de la maladie d’Alzeimer… Angélica Liddell est obsédée, et on la comprend par leur mort à tous les deux, comme elle l’était auparavant par leur existence. Bref, quand on est parent d’une enfant comme elle, on a tout faux…

© Tuong-Vi Nguyen

© Tuong-Vi Nguyen

Dans ce cérémonial aux musiques souvent religieuses, il y a une obsession du corps, de cette enveloppe, dénominateur commun à tous les êtres humains. Ici, la pudeur est un mot qui n’existe plus. Le père, tout maigre, tout petit aux cheveux blancs (Camilo Silva) est en couche-culotte comme le bébé qu’il a été autrefois et soumis aux infirmières en blouse rouge et blanche marquée d’une croix. Le vieil homme suspendu dans une nacelle télécommandée, attend en silence qu’on le puisse aller le doucher. Mais ici inversion des rôles : Angélica Liddell se déshabille et lui soumis, va nettoyer les fesses de sa fille soi-disant couverte d’excréments. Qui, en même, elle en profite pour se masturber… Citation  inversée d’un moment de Sur le concept du visage du fils de Dieu de Romeo Castellucci -cible il y a neuf ans des catholiques intégristes- où un fils enlevait la couche de son père et le lavait devant un tableau du Christ? Ici cela se passe  devant un fragment de peinture classique représentant la vierge.

Angélica Liddell urine face public (merci à Jan Fabre qui avait déjà créé cette image ) dans un bocal dont elle verse le contenu dans un gros tube à essai. Autre inversion tout aussi physiologique, celle-là : le père ne pouvant plus uriner à cause d’une insuffisance rénale et la fille, elle urinant sans difficulté, et debout comme un homme… Au mur, le détail d’un tableau classique avec le beau visage voilé d’une vierge Marie. Un peu lointaine et en même temps proche de son père, un ancien officier supérieur comme on le savait et comme on l’apprend au détour d’une phrase, elle lui prépare ses médicaments. Mais cette ombre de lui-même ne parle plus guère et ne se souvient plus du nom du film qu’il a vu la veille mais de certains détails. Il y a aussi un enfant de quatre ans en slip blanc qui entre seul dans cet univers que, semble nous dire Angélica Liddell, il connaîtra, lui aussi, dans quelque quarante ans…  Le théâtre d’Angélica Liddell se situe dans un présent qui n’est pas le présent et un passé qui n’est pas toujours pas passé…
 

© Tuong-Vi Nguyen

© Tuong-Vi Nguyen

Il y a aussi six jeunes femmes obèses et le plus souvent absolument nues ou juste vêtues d’un grand jupon de coton blanc. Angélica Liddell veut aussi lire à son père des extraits des leçons d’Esthétique de Hegel: « Il est déjà permis de soutenir que le beau dans l’art est plus élevé que le beau dans la nature. Car le beau artistique est le beau généré et régénéré par l’esprit. Or, autant l’esprit et ses créations sont plus élevés que la nature et ses productions, autant la beauté dans l’art est plus élevée que la beauté de l’esprit.»  Et déroule sur un écran le sommaire détaillé de Présentation de Sacher-Masoch de Gilles Deleuze. Puis plus tard, le jeune homme revient avec les groupe de jeunes femmes qui s’allongent sur le sol puis sur le canapé d’un salon et un lit, tous les deux d’un blanc immaculé…  Des corps hors-norme, sans doute soigneusement choisis comme celui du père. Mais avec quelle intention?  Invitation  à un certain voyeurisme, comme se le demandaient des étudiantes près de nous ou provocation bien ciblée avec des images un peu faciles?  On ne sait trop mais il y sans doute ici la volonté de dire le naufrage de la vieillesse telle qu’elle l’a vécue avec ses parents et un vain essai pour exorciser celle qu’elle vivra dans une quarantaine d’années. «Le passé me tourmente et je crains l’avenir, disait déjà Corneille. »

Angélica Liddell dans tous ses spectacles a toujours mis en scène des corps nus, voire amputés comme un homme amputé des bras…  Et aucune gêne, semble-t-il, parmi le public qui sans doute en a vu d’autres mais… un ennui certain dans cette salle pas très pleine : des couples, les mains enlacées épaule contre épaule sommeillent doucement…. Une belle image. Elle, en longue robe bleu pâle, injurie le jeune homme à genoux et exige de lui une parfaite soumission. Et le prévient aimablement qu’elle le considérera comme son esclave. Les mêmes phrases de ce torrent d’injures et d’imprécations contre les hommes en général reviennent en boucle. Et elle fait marcher son compagnon sur un (faux !) tas de crottin de cheval. Mais cette fois-ci, cette guerre contre le mâle contemporain et son envie de lui régler ses comptes, trouve ses limites et ne fonctionne pas. Malgré, comme d’habitude, une belle précision dans la mise en scène, une référence des plus remarquables à la peinture en fond de scène : une toile avec seulement deux yeux de femme qui nous fixent intensément et un choix de musiques des plus raffinés…

 La créatrice réussit toujours à construire de beaux tableaux  et à tisser de remarquables liens entre les arts plastiques, le théâtre proprement dit, des textes philosophiques ou littéraires et la musique. Oui, mais ici, toute cette dramaturgie a un côté brouillon, répétitif et on décroche assez vite. Entre autres approximations de cette mise en scène, le texte n’a pas, et de loin sauf à quelques rares moments, la qualité de ceux que la dramaturge espagnole nous avait offert. Après une heure quarante, sur une dernière image qui se voudrait forte mais qui ne l’est pas: le père allongé sur sa fille les jambes écartées, le rideau noir tombera pour ne plus se relever. Elle et ses acteurs ne viendront pas saluer… Cela valait peut-être mieux: il y a eu quelques  timides applaudissements, loin de l’ovation debout qu’on avait connu à la fin de La Maison de la Force vers 2 h du matin au Cloître des Carmes en Avignon, un spectacle qui révéla Angelica Liddell qu’on aura donc connue mieux inspirée… Qui peut concerner ce décevant Padre ? Les gens comme nous qui auront connu presque pareille épreuve avec la maladie de deux des leurs ? On peut en douter: ce spectacle curieusement n’inspire aucune empathie. Le public qui a déjà vu des spectacles d’elle ? Il n’aura pas une bien haute opinion de cette construction philosophico-esthétisante assez prétentieuse. Quant aux jeunes gens qui n’avaient jamais rien vu d’elle, quand on parlait avec eux après le spectacle, ils trouvaient la chose bien faite mais ennuyeuse et avaient visiblement du mal à en percevoir l’intérêt. Bien vu. Et que vaut La Madre ? En tout cas, ce sera sans nous …

Philippe du  Vignal

Una Costilla sobre la mesa : Padre jusqu’au 7 février et, en alternance, Madre, jusqu’au 9 février. Théâtre de la Colline, 13 rue Malte Brun, Paris ( XX ème).

Une Côte sur la table (Una costilla sobre la mesa), traduction de Christilla Vasserot, est publié aux Solitaires intempestifs. 17 €.

 

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