L’Opposition / Mitterrand VS Rocard de Georges Naudy, mise en scène d’ Éric Civanyan
L’Opposition / Mitterrand VS Rocard de Georges Naudy, mise en scène d’Éric Civanyan
Qui se présentera aux élections présidentielles comme candidat du Parti Socialiste? En 1980, Michel Rocard rend visite à François Mitterrand à son domicile parisien, rue de Bièvre, pour s’entendre sur cette candidature. Les géants de la politique se livrent un duel féroce : un beau terrain de jeu pour le théâtre. «L’idée m’est venue, confie l’auteur, de créer un choc frontal entre ces hommes qui ne se ressemblent en rien. L’un croyant à la politique, l’autre à l’économie; l’un littéraire, l’autre aimant les chiffres; l’un, familier des forces invisibles, l’autre, profondément cartésien; l’un secret, l’autre exubérant…» Georges Naudy a pioché dans leurs nombreux écrits, interviews, déclarations et à partir de leurs mots prononcés ça et là mais tous authentiques, il a construit un dialogue acéré et sans aucun bavardage. Ici, la langue devient une arme redoutable et les répliques, brèves, font mouche. Un rude combat qui va les départager. Unité de temps, de lieu et d’action pour une rencontre qui a duré, comme la pièce, environ une heure trente…
D’entrée, celui qu’on surnommait le Sphinx mène la danse et Michel Rocard s’excuse presque de faire irruption dans son bureau, modeste mais confortable, flanqué d’une grande bibliothèque. Comme s’il dérangeait son adversaire plongé dans La Mort de Socrate de Lamartine. D’abord courtoise, la conversation devient abrupte. François Mitterrand a l’art de l’esquive, du sous-entendu et son ironie féroce déstabilise le jeune loup: «On imagine difficilement une avenue Rocard, ou même un boulevard portant votre nom… Peut-être, à la rigueur, une impasse… Un exemple parmi d’autres! Michel Rocard, incarné avec rigueur par Cyrille Eldin, apparaît comme un technicien froid, un comptable, un suppôt «de l’économie de marché à la sauce sociale démocrate ».
À sa vision pragmatique et à son souci de «la balance des comptes», le secrétaire général du Parti Socialiste oppose son idéologie : «rompre avec le capitalisme», «ne pas se résigner à subir la loi du marché » et «taxer les riches». Prenant de la hauteur, il cite Spinoza, Winston Churchill, parle des dolmens, pierres levées, arbres et forces de l’esprit dont on doit s’inspirer. Et fait diversion en contemplant un vol de grues … À l’instar du Général de Gaulle disant: «Ensuite, regardant les étoiles, je me pénètre de l’insignifiance des choses.»
Philippe Magnan a déjà eu l’occasion de jouer le rôle de François Mitterrand, dans Changer la vie de Serge Moati (2011), un docu-fiction sur les trois premières années de son premier septennat. «Travailler avec Moati, qui fut un de ses proches du Président, nous a apporté beaucoup d’informations très précieuses et constitua pour moi une expérience profonde.» Cette connaissance du personnage apporte un supplément d’humanité à un exercice toujours difficile, quand il faut jouer des figures historiques que de nombreux spectateurs ont encore en mémoire.
De cette rencontre, on suit avec grand intérêt les stratégies verbales, la rhétorique des adversaires et les chemins souvent inattendus qu’ils prennent. Au fil du dialogue, se tisse parfois même un semblant de complicité entre les belligérants, reflet de la difficulté des rapports humains. Loin du mépris et de la haine dont on a coutume de taxer François Mitterrand à l’endroit de Michel Rocard, le texte révèle une relation plus ambiguë. On voit le premier, presque paternel, guider son adversaire, recueillir ses confidences et le second, exprimer son admiration pour la culture et la ruse de son aîné: «Vous avez, dit-il, le sens des choses souterraines. » Et il s’avouera bientôt vaincu…
Politique et théâtre ont toujours eu partie liée. Ici l’opposition entre eux donne lieu à un face-à-face haletant et, même si l’on en connaît l’issue, cette fabrique de l’Histoire nous passionne. D’autant que le débat n’est pas clos au sein de notre démocratie malade. « J’espère, dit Georges Naudy, que les âmes de Jaurès et de Blum voudront bien jeter un œil bienveillant, sinon complice sur mon texte.» Et on pense à toutes ces figures tutélaires qui, aujourd’hui, nous manquent …
Mireille Davidovici
Depuis le 14 janvier Théâtre de l’Atelier, place Charles Dullin, Paris (XVIII ème). T. : 01 46 06 49 24.