Splendeur d’Abi Morgan, mise en scène de Delphine Selkin
Splendeur d’Abi Morgan, traduction et dramaturgie de Daniel Loayza, mise en scène de Delphine Selkin
A l’intérieur du palais somptueux du Président, véritable tyran d’un pays qui fait songer à la Roumanie de Ceaucescu… Le titre rappelle celui du film d’Orson Welles La Splendeur des Amberson (1942), adapté du roman de Booth Tarkington qui décrit fêtes et petites histoires du clan fortuné des Amberson dont la splendeur n’est qu’apparente. Comme dans cette maison et à l’intérieur de soi. Quatre femmes se retrouvent chez la plus riche et la plus puissante d’entre elles, la femme du Président. Réunies pour un portrait de groupe involontaire… Madeleine, élégante et sûre d’elle (la grande Christiane Cohendy) est l’épouse du maître du pays. Geneviève, sa meilleure amie officielle la rejoint dès qu’elle l’appelle (Laurence Roy qui joue à plaisir du non-dit).
Les cheveux trempés, en ces temps de neige, elle est allée chez son amie en voiture, après avoir traversé une zone proche de celle des combats. Quand elle arrive, deux autres «intruses» sont déjà là: Kathryn, une photo-reporter étrangère. Débrouillarde et autoritaire, elle reste toujours sur ses gardes (remarquable Anne Sée, ici à contre-emploi). Elle manipule tout au long du spectacle son appareil professionnel et est la première narratrice à reconstituer a posteriori les dernières heures de la Première Dame, en se remémorant ses conversations et ses obsessions. Il y aussi Gilma (Roxane Roux), la jeune guide-interprète de la photographe. Issue d’un des deux camps ennemis, elle est réaliste et terre à terre, intéressée par les objets à chaparder dans cette demeure cossue, comme de petits verres et un vase de cristal rouge de Venise… La photographe surveille de près cette accompagnatrice équivoque qu’elle a vu négocier la course de taxi avec le conducteur, haussant le prix pour qu’elle et lui se partagent le supplément. L’interprète affamée se jette sur les plats sommaires qu’on lui propose et on se rend compte qu’elle ne traduit pas exactement la parole des unes et des autres, mais qu’elle intervient comme bon lui semble, mentant, censurant ou occultant les conversations…
La pièce pourrait s’intituler En attendant Oolio, du nom du despote: comme dans l’œuvre de Samuel Beckett, Oolio, en effet, ne viendra pas au rendez-vous. Mais la dramaturgie de l’auteure anglaise est lancinante, répétitive et joue à la fois de la récurrence et de la variation, de l’implicite et du non-dit, dans un mouvement dialectique. Les mêmes scènes sont rejouées comme l’arrivée de la meilleure amie un peu égarée sous la neige, ou le bris du fameux vase de cristal précieux dont se saisit la jeune guide, les extraits de conversation entre les deux amies sur la situation de leurs enfants, les propos aigres-doux échangés entre la reporter et la guide-interprète…
Une parole à la manière d’un kaléidoscope qui laisserait jouer la lumière ou le son sur l’aspect d’une phrase ou d’une histoire qui n’aurait pas été suffisamment mis en valeur ou explicité. Pour qu’enfin nous comprenions le sens plus aigu et acéré de la situation, selon un rythme entêtant à la Thomas Bernhard, quand se rapproche la menace des troubles militaires et civils aux alentours immédiats. L’amie, veuve d’un peintre considéré comme dissident et «suicidé», est-elle une amie, ou une citoyenne soumise aux exactions du pouvoir ? Il y a des échanges entre personnages ou bien un seul s’exprime via une voix intérieure et en aparté. Avec aussi des monologues notamment, quand elles téléphonent derrière un paravent mural en guise de refuge. Elles se tiennent aussi parfois face public, en livrant leurs pensées secrètes et inavouées et en s’approchant encore de leur vérité… jusqu’à ce que la tragédie fatale arrive inéluctable, irréversible..
Entre scènes mi-dialoguées et libres commentaires, les figures muettes du drame accomplissent alors des mouvements dansés chorégraphiés par Marion Lévy, en se débattant dans des vents contraires. Un spectacle rigoureux d’une forme concertante maîtrisée qui laisse peu à peu sourdre la haine tapie en soi, la frustration et le sentiment d’injustice.
Véronique Hotte
Théâtre 71, Scène nationale de Malakoff, du 28 au 31 janvier.
La MC2 Grenoble -Scène nationale, du 4 au 8 février. MA, Scène nationale-Pays de Montbéliard, le 20 février.
Le Manège-Scène Nationale de Maubeuge, le 3 mars. La Comète-Scène nationale de Châlons-en-Champagne, le 6 mars. Maison de la Culture de Bourges, les 10 et 11 mars. Théâtre de l’Archipel, Scène Nationale de Perpignan, du 24 au 27 mars.