La Mouche, adaptation et mise en scène de Valérie Lesort et Christian Hecq

La Mouche, adaptation et mise en scène de Valérie Lesort et Christian Hecq

©DRAu départ, une nouvelle fantastique de George Langelaan, adaptée au cinéma une première fois en 1958, puis par David Cronenberg en 1986, avec un grand succès: «Comme dans son film, disent les metteurs en scène, Robert va tenter de se téléporter mais une mouche s’est glissée dans la machine et l’apprenti scientifique va peu à peu se transformer en insecte géant.» Ils se sont aussi inspiré de La Soucoupe et le perroquet de l’émission télévisée-culte Strip Tease et visible sur Youtube. Un vieux garçon, Robert (Christian Hecq), vit à la campagne avec sa mère Odette (Christine Murillo) et fabrique une soucoupe volante dans son jardin. «On comprend, disent les metteurs en scène, que Robert est atteint d’une maladie comme l’autisme… Un équilibre mental fragile, entre le génie et le simple d’esprit. Ici, il suit des lignes de conduite bien distinctes : l’avant et l’après sa fusion avec la mouche.» Pour la première fois, Valérie Lesort joue avec son compagnon Christian Hecq et interprète l’amie d’enfance de Robert et Stephan Wojtowicz, incarne lui, un truculent inspecteur de police. Il y a aussi une petite chienne, Charlie et un lapin…

Cela se passe en une heure et demi dans un terrain vague, sous les éclairages de Pascal Laajili. A cour, une caravane où habite Odette et, à jardin, la chambre-laboratoire de Robert. Nains de jardin, papier tue-mouches, thermos, vieille télévision, téléphone à cadran, fixe-chaussettes…  On est transporté dans les années soixante, comme dans les premiers spectacles de Jérôme Deschamps.

Une histoire d’amour maternel : Odette accompagne le projet fou de Robert et le protègera jusqu’à son dénouement. Christine Murillo est impressionnante de sincérité. Christian Hecq, avec un jeu physique d’une grande justesse et une belle palette d’émotions, passe du clown, à l’homme fragile dépassé par sa folie. On découvre aussi de surprenants effets spéciaux signés Carole Allemand et Valérie Lesort. Ne ratez surtout pas ce spectacle qui débute en farce et qui finit en drame.

Jean Couturier

Jusqu’au 1er février, Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis boulevard de la Chapelle Paris (X ème). T. : 01 46 07 34 50.

Du 5 au 9 février: Les Célestins, Lyon (Rhône);  les12, et 13 février, Théâtre d’Esch, Esch-sur-Alzette, (Luxembourg).
Du 5 au 7 mars, La Criée, Théâtre National de Marseille ( Bouches-du-Rhône)  ; le 10 mars, Espace Jean Legendre,  Compiègne (Oise) ; les 13 et 14 mars, Le Grand R, Scène Nationale de La Roche-sur-Yon  ; le 17 mars, Théâtre municipal Ducourneau, Agen (Lot-et-Garonne); les 25 et 26 mars, La Comète, Scène Nationale de Châlons en Champagne (Marne) ; le 28 mars, Théâtre de Saint-Maur (Val-de-Marne) et le 31 mars, L’Avant-Seine de Colombes (Hauts-de-Seine).
Le  2 avril, Théâtre des Sablons, Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine) ; du 7 au 9 avril, Espace des Arts, Scène nationale de Chalon-sur-Saône  (Saône-et-Loire); du 21 au 25 avril, Théâtre de Namur (Belgique) et du 29 avril au 9 mai ,Théâtre Kléber-Méleau, Renens (Suisse)

Les 20 et 21 mai, Palais des Beaux-Arts, Charleroi (Belgique).


Archive pour janvier, 2020

Securilif de Pierre Meunier et Marguerite Bordat

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Securilif  de Pierre Meunier et Marguerite Bordat

De quoi avons-nous peur au point de chercher à nous en préserver, au prix de la limitation de nos libertés ?  Un thème actuel dans la sphère du débat politique mais que ce spectacle laisse au libre arbitre de chacun.  Il s’apparente plutôt à «éclairer nos chemins d’inquiétude», comme le balance un représentant maladroit de la société de protection et d’assurance Securilif, venu nous vendre ses prothèses et autres dispositifs …

Le duo désormais à la manœuvre de la compagnie La belle Meunière préfère nous emmener dans un malicieux dédale de poids, contrepoids, envols impossibles et chutes douloureuses, dans le pur style qui fut celui de Pierre Meunier : la mise en place de structures mettant à l’épreuve les dynamiques du corps. C’est fou ce que chacun peut avoir envie d’essayer sans prendre conscience des risques ! Monter en haut d’un mur, tailler sa haie… ou même simplement marcher dans la rue.

Du discours vendeur, on passe donc à la pratique. Cages protectrices mais enfermantes, portes et serrures à secret et le summum : le « bubble man », autrement dit l’enfermement d’une personne dans un bibendum de plastique, la rendant insensible à toute attaque ! Autant de scènes s’apparentant à la danse, au cirque, et même au cabaret forain, alors que se dévide un alphabet des risques dont on retiendra le très concernant : «attaque terroriste en milieu culturel»… Notre désir de catastrophe est quasiment égal à notre besoin de protection. Et la société Securilif l’a bien vu et  veut «nous procurer une consommation fluide et confiante », au prix d’une position à adopter :   »regarder chacun comme un ennemi ». Notre espoir que quelque chose se passe enfin, qu’une catastrophe survienne pour secouer, par exemple, notre soumission à l’état d’urgence, devient compatible avec notre éperdu besoin de réassurance.

Le diagnostic personnalisé de nos risques est à notre portée, peuple que nous sommes, venu de son plein gré à Securilif : nous serons « soulagés de nous-mêmes ». Etres de panique, aspirant à la tranquillité mais débordés par des pulsions autodestructrices qui peuvent nous jeter hors de nous-mêmes et les conseils de Securilif s’adressent à nous.  Finalement, cette soirée dédiée à l’éradication de la peur et à «l’horizon légitime d’une quiétude retrouvée », prouve qu’une « alliance entre culture et sécurité » est possible…

Les trois acteurs déplace un grand nombre de matériels de sécurité : casques, cônes de signalisation, feux d’avertissement, triangles et autres gilets jaunes… Autant de signes avertisseurs du danger. La vie, c’est risqué comme un chantier en bord d’autoroute. Les interprètes se battent avec ces mécanismes, concepts et dispositifs absurdes dans un pas de trois terriblement burlesque. Les batailles les plus délirantes entre la matière sournoise et le corps fragile métaphorisent les démarches vertueuses à adopter. Un régal…

 Marie-Agnès Sevestre

Jusqu’au 26 janvier, Maison des Métallos, en partenariat avec le Théâtre de La Ville,  94 rue Jean-Pierre Timbaud,  Paris (XI ème).

Héritiers, texte et mise en scène de Nasser Djemaï

 © Pascale Cholette

© Pascale Cholette

 

Héritiers, texte et mise en scène de Nasser Djemaï

Depuis sa première création, Une Etoile pour Noël (2004) l’auteur a exploré les aventures singulières mais très partagées, de sa famille ouvrière venue d’Algérie. Et il n’a cessé depuis de creuser, dans chaque pièce, les paradoxes de cette identité : «fils d’immigré ». Avec Héritiers, peinture  d’une famille bourgeoise française un peu déglinguée, fait-il vraiment un pas de côté ? Pas si sûr. Une Etoile pour Noël justement le mettait déjà en situation de fils quasi-adoptif d’une famille française qui lui apprenait les bonnes manières et à aimer le thé Earl Grey. A-t-il eu envie de passer derrière le rideau des apparences ? Ou peut-être de montrer que l’ancienneté de la souche ne protège ni de la pauvreté, ni de la folie.

Héritiers se présente d’abord comme une fable naturaliste sur une maison de famille, véritable personnage central. Dans ce décor de murs aux vieux papiers peints, de fauteuils en peluche et de double-rideaux en velours, vit un jeune couple de néo-ruraux, avec une belle-mère qui perd doucement la tête et  une grand-tante qui chasse et fraie avec les puissances de la Nature.  Cernée par la forêt et le silence, la vieille bâtisse grince et prend l’eau. Il faut trouver de l’argent pour les travaux, ou alors vendre. Le gardien âgé, mi-factotum mi-chevalier servant de la vieille dame, incarne l’esprit du lieu. La jeune femme essaye, elle, de faire tenir debout ce rêve d’une vie familiale, en jonglant avec les dettes.  Son frère Jimmy, à moitié cinglé, joue sa vie en direct comme devant une caméra.

Peu à peu, tout se déglingue, et du naturalisme on passe au grotesque avec les scènes déjantées de l’apprenti-réalisateur puis doucement,  au fantastique : le fantôme de l’ancien propriétaire traverse les murs et la tante débloque. L’élastique du supportable est tendu au maximum. Tout le monde devient dingue. On sent que Nasser Djemaï a voulu faire de Jimmy le personnage principal, figure du refus d’un réel bassement matérialiste. Il en a donc fait un artiste, pierre angulaire de l’enfance qui résiste à tous les accommodements. Mais il grossit le trait jusqu’à le rendre peu crédible… Jimmy n’est donc pas le personnage le plus touchant du conte. La jeune mère de famille, qui ment et se ment en permanence pour maintenir à flot le projet utopique de trois générations vivant dans la maison de famille, est plus touchante de vérité. Et quand elle parle avec le gardien sur l’avenir de ce petit paradis au bord du lac, passe alors le souffle de La Cerisaie d’Anton Tchekhov.

La maison engloutira ses habitants  comme les fantaisies infantiles de Jimmy. L’addition des rêves individuels de chacun, des obsessions de réussite, et de l’envie de mourir là où on a toujours vécu, condamne plus sûrement cette famille à l’effondrement. La demeure bourgeoise et vieillotte finit par tomber en loques, métaphore d’une époque qui croyait aux services de table en porcelaine de Limoges et aux cheminées en marbre. L’auteur met a nu et en direct le trompe-l’œil d’une situation sociale mitée. 

 Les comédiens sont excellents dont Coco Felgeirolles qu’on a toujours plaisir à retrouver sur scène. Nasser Djemaï a peut-être voulu trop jouer avec les codes du théâtre dans une orgie d’effets de surprise mais, en s’en prenant à la famille, il ne risquait pas d’en dire trop : là, se trouve le nid de toute folie et de toute sauvagerie…

 Marie-Agnès Sevestre

 Jusqu’au 22 janvier, La Colline-Théâtre National, 15 rue Malte-Brun, Paris (XX ème).

Le 14 février, Théâtre Liberté, place de la Liberté Toulon (Var).

Du 17 au 21 mars, Théâtre de la Croix-Rousse, place Joannès Ambre,  Lyon (Rhône). Les 24 et 25 mars, Théâtre d’Angoulême-Scène nationale, avenue des Maréchaux, Angoulême (Charente).

 

 

Livres et revues

Livres et revues

Le Mime de A à Z, Les Arcanes de la création de Pinok et Matho

2600B877-5CA8-4E47-8EDD-9B948D50DD80Un événement éditorial, vu le peu de littérature sur le mime… De ce couple artistique alias Monique Bertrand et Mathilde Dumont, cet ouvrage thématique complète l’histoire exhaustive de ce mode expression, Une saga du mime, des origines aux années 1970 (2016) des mêmes auteurs, chez les mêmes éditeurs. Imposant, de format carré,  360 pages, il approche le kilo mais est agréable à lire, enluminé de centaines de photos, dessins, notations gestuelles, figures géométriques. Mais on peut aussi le consulter, suivant la curiosité ou la nécessité. Le mot somme s’impose avec, dans la table des matières, un nombre considérable de thèmes, comme les concepts forgés par Étienne Decroux pour définir le jeu, l’espace, la musicalité corporelle, ou plus techniques, comme la verticalité axiale, la gestuelle de chaque membre et partie du corps, les attitudes et les accents, le rapport aux objets. Un index avec des mots-clés plutôt que des noms propres, permet de se familiariser avec le jargon du métier.

 L’approche de l’art du mime est ici à la fois épistémologique et expérimentale : les auteures en ont montré leur connaissance encyclopédique dans leur précédent livre. Elles s’appuient ici sur leur expérience  artistique et d’enseignement qui couvre un demi-siècle. En annexe, figure leur parcours  avec de nombreux spectacles entre 1960 et 1998, présentés le plus souvent dans de petits lieux comme l’auditorium du musée Guimet, la salle des Monuments français, le théâtre du Kaléidoscope, les Théâtre Récamier, Mouffetard, Hébertot, des Deux portes, celui de Colombes, de la Plaine, du Tertre, de l’Alliance française, de La Huchette… Sans compter les festivals, les tournées dans l’hexagone ou à l’étranger, notamment au Canada où le mime participe aux veillées des longues soirées d’hiver et d’où sont issus des talents tels que Jim Carrey ou Michel Courtemanche. Enfin, ce volume comporte des analyses et une série d’exercices, avec trucs, tournemains, effets d’illusion, pour une fois révélés aux non-initiés, ce qui invite à passer à l’acte…

 Plus qu’aux expressions corporelles et à l’équivalent des mudras et autres bhavas de la danse indienne, plus qu’aux masques transmis par la commedia dell’arte, nous avons en effet été sensible à la production de chocs visuels avec des moyens très simples, qui nous ont été légués depuis l’Antiquité, des travaux pratiques préalables pouvant prendre un certain temps, qu’ils soient dirigés par des  entraîneurs, par le reflet  dans un miroir ou par une impitoyable caméra vidéo. Et ces exercices sont transposables à d’autres champs artistiques… Le mime faisait partie, il n’y a guère, de la formation du comédien et a été un des moteurs du succès planétaire de Michael Jackson. Et il reste la base de la « danse debout » du hip hop.

Et nous avons apprécié les travaux pratiques comme les «objets imaginaires fixes», la descente d’escalier qui a pu inspirer le fameux Nu descendant l’escalier de Marcel Duchamp !, une lourde valise, des poids et haltères pour malabars circassiens) des obstacles imaginaires comme une charrette, un gros rocher, une  voiture à pousser ou à tirer et hue et à dia) mais aussi la marche contre le vent (obstacle fluide), la marche sur place chère à Etienne Decroux, Jean-Louis Barrault, Marxcel Marceau, Cab Calloway, Bill Bailey ou encore le gel du mouvement ou « arrêt chronophotographique »…

 Nicolas Villodre

Le livre est publié aux éditions Riveneuve-Archimbaud, 2019, 360 pages.  28 €.

 

Koffi Kwahulé sous la direction de Sylvie Chalais

koffi-kwahule-format-broche-1296354639_MLCe comédien, metteur en scène et écrivain ivoirien mais citoyen français de soixante-trois ans est maintenant l’un des auteurs africains qui, avec quelque trente pièces traduites et jouées un peu partout dans le monde depuis 1977, est le plus connu. Notamment avec Cette vieille magie noire (1993), ou La Mélancolie des barbares (2009),  Jazz,  L’Odeur des arbres publié aux Editions théâtrales et qui a reçu il y a trois ans le Grand Prix de Littérature Dramatique (voir Le Théâtre du Blog).  Son théâtre est nettement influencé par les sonorités, le rythme et la structure du jazz.  Et il a aussi écrit plusieurs romans dont Baby face.

Comme le dit Sylvie Chalais, spécialiste des dramaturgies contemporaines et des diasporas qui a dirigé ce gros volume:  «On ne retrouve pas le baoulé, sa langue maternelle dans son écriture mais il travaille à faire sonner la langue française autrement, à trouver dans cette langue, sa propre résonance. » C’est de toute évidence un auteur dramatique important surtout connu en France par Jaz, Djeudoah , Blue S cat variations ? Big Shoot (voir Le Théâtre du Blog) et il a écrit nombre d’autres pièces qui méritent d’être connues. Et ce livre peut grandement aider à la compréhension de son écriture comme de son esthétique théâtrale.

Dans Les Masques poétiques du Théâtre de Koffi Kwahulé, Dominique Traoré fait un beau rapprochement -avec de nombreuses citations-  entres ses pièces de jeunesse comme Le Grand Serpent et 1+1= 1 et celles plus récentes, Le Jour où Ti’zac enjamba la peur, L’Odeur des arbres et Un doux murmure de silence  parues il y a quatre ans. L’originalité de cette œuvre  théâtrale, dit avec raison, Dominique Traoré, vient de la métaphore du masque. « Celle-ci constitue la clé de voûte du système de création  dont les piliers sont l’identité, l’écriture et la réception. »

 L’Histoire de la création de L’Odeur des arbres à Ouagadougou a été écrit par Isabelle Pousseur  au moment de la révolution burkinabé en 2014 quand la metteuse en scène belge fait revivre comme si nous y étions, cette création à Ouagadougou avec toutes les difficultés que l’on imagine mais aussi la volonté des comédiens de faire aboutir ce projet. Même en l’absence de l’auteur.

On ne peut citer toutes les contributions à ce riche volume.. Mais signalons  aussi un grand entretien de Koffi Kwahulé avec Judith G. Miller où l’on discerne bien la personnalité de cet auteur africain, d’abord formé à l’Institut National des Arts d’Abidjan puis  en France, en particulier à l’Ecole de la rue Blanche à Paris (maintenant l’ENSATT à Lyon) où il rappelle qu ce furent de belles années pour lui mais qu’il n’y «a jamais perçu la moindre curiosité pour les théâtres d’Afrique» ! Il parle de façon remarquable du jazz bien sûr qui influença tout son imaginaire et des Etats-Unis. Et rappelle que son premier texte édité (en anglo-américain) Cette vieille magie se passe à New York dans le monde la boxe et du jazz… Et qu’il est né de l’impossibilité pour lui de parler de la question noire en France… Koffi Kwahulé fait aussi remarquer que son théâtre est politique, y compris par le fait qu’il soit joué en Hongrie, en Turquie ou au Japon. Et il insiste là-dessus: les pièces d’auteurs africains n’étaient jouées, (heureusement cela a un peu changé) que dans un cadre officiel français. Comment, dit-il, avec un humour ravageur, « enjamber l’aumône officielle, proposer une écriture dont puisse se saisir n’importe quelle compagnie théâtrale, même amateur, en dehors de toute injonction officielle. »

Il y a une bonne biographie de l’auteur et une impressionnante bibliographie de son théâtre qui a été traduit en de nombreuses langues: arabe, bulgare, catalan, italien, norvégien, polonais mais aussi japonais… Un livre un peu touffu mais à recommander quand on veut aborder l’œuvre de cet auteur ivoirien francophone encore trop mal connu chez nous.

Philippe du Vignal

Classiques Garnier, collection Ecrivains francophones d’aujourd’hui : n° 6. 39 €.


3.5O9 mots supplémentaires pour embellir mes conversations
dictionnaire de mots choisis,  de Régis Moulu

shoppingIl existe bien et depuis longtemps  plusieurs dictionnaires de mots anciens et/ou rares, la langue française n’étant pas avare de mots très précis concernant souvent les pratiques de métiers comme éclosoir: grande boîte pour faire naître les poussins,  historier : terme de cuisine : inciser un fruit, un légume., poivrière : en architecture, guérite  à toiture pointue en forme de cône, nébulisat : terme de médecine pour désigner un médicament de nuage de très fines gouttelettes, pureau ; partie d’une tuile recevant l’eau de pluie… Le but ici pour l’auteur «étant de donner à tous les lecteurs l’envie de s’enrichir rapidement de mots supplémentaires… » Oui mais comment les sélectionner parmi des milliers encore bien vivants ? Chaque mot inconnu de l’auteur « a alors engendré la recherche d’une définition et au regard de son intérêt, de son expressivité, de sa singularité, il a été retenu. » Bien entendu, pour un journaliste ou un enseignant habitués à travailler sur le langage écrit, ne leur échappera pas le sens de nombreux mots comme : oraison, misanthrope, mentor, nervi, crapaud, crémone, carder, hiératique, galoubet, piètement, heurtoir, clystère, aboulie -souvent plus que des concepts qui ont la vie dure, des objets ou instruments disparus mais encore usuels dans la littérature du XIX ème voire du XX ème siècle… Mais d’autres lecteurs, y compris les lycéens ou étudiants, seront ravis de les apprendre. Et nous avons fait un test auprès de gens dits cultivés :  la compréhension dépend souvent du choix de leurs lectures et de leur profession… plus que de leur véritable culture.  Mais qui connaît : caudalie : mesure de persistance aromatique du vin, cavaillon : bande de terre  comprise entre deux ceps sur la ligne de vigne, percale, un nom connu mais dont seules les vraies couturières savent le sens exact : celui de tissu de coton fin et serré… médullaire: qui concerne la moelle végétale ou humaine.  Il y a aussi, l’auteur étant aussi dramaturge, un certain nombre de mots du métier théâtral, tiens justement comme couturière: avant-dernière répétition avant la générale d’une pièce. Nous avons relevé peu d’approximations ; ainsi ganache, un mot est défini comme vieillard décrépit et radoteur mais l’auteur aurait dû signaler qu’il est couramment employé au sens de préparation épaisse de chocolat servant à garnir une pâtisserie.  Il y a aussi, comme on est au XXI ème, quelques mots ou acronymes d’informatique ou d’autres technologies que l’on vous épargnera… Du côté illustrations, ce n’est guère luxueux, voire peu lisible.  Sinon quel bonheur de picorer au gré de ces deux cent-quatre vingt cinq pages en cas d’insomnie ou de métro qui ne vient pas… Un livre en format poche et un bon investissement rentable, ou un  joli cadeau à faire.

Ph. du V.

Editions Unicité. 18 €

 

Hate me, tender (solo pour un Futur féministe) de Teresa Vittucci

©Yushiko Kusano

©Yushiko Kusano

 

Hate me, tender (solo pour un Futur féministe) de Teresa Vittucci

La performeuse suisse  a créé un solo de cinquante minutes : nue, elle nait au sol d’un tulle orange qui la recouvre, se dresse devant nous, le corps couvert  d’un maquillage tribal, dans l’esthétique des graphes muraux  de Jérôme Mesnager. Elle nous interpelle en anglais à propos de la Vierge Marie. «Avant d’en venir aux qualités qui me touchent chez Marie (vulnérabilité, compassion, amour), dit-elle  et  où je trouve des bases féministes et militantes pour un contrat social idéal, je suis obligée de m’interroger sur le plus grand des attributs de Marie : son corps intact. » Elle chante en se flagellant, introduit un voile dans son vagin, incitant  le public à entonner Virgin et prend les poses iconiques de la  Vierge.

Teresa Vittucci nous questionne, avec humour, sur la fonction fantasmée de l’hymen et évoque une étude scientifique texane de 2013 : un bon nombre d’adolescentes enceintes seraient restées vierges ! Une grossesse sans rapport sexuel, ont répondu certaines  jeunes filles. Il peut y avoir plusieurs causes: imprégnation religieuse, déni, atypie anatomique… L’artiste nous parle longuement de cette ambigüité, de l’hymen et du bruit imaginaire qu’il ferait lors de sa rupture. Entre deux discours, elle engage quelques pas de danse, fait onduler ses rondeurs qui rappellent celles des statues de Maillol et compare l’intérieur de sa chaussure montante à l’orifice vaginal.

 Elle a une forte présence  et le public entend ses propos sur la virginité et la féminité dans un recueillement quasi-religieux. Pour elle, «les femmes doivent irradier de fertilité, mais aussi de chasteté, être sexy et exclusives. C’est aussi le cas avec Marie : maternité et virginité se confondent pour former l’essence d’une féminité idéale».  Ce solo, à ne pas manquer,  nous a réveillés de notre trop fréquente torpeur de spectateur professionnel…

Jean Couturier

Spectacle joué dans le cadre du festival Faits d’hiver, les 15 et 16 janvier, au Centre Culturel Suisse, 32-38 rue des Francs-Bourgeois, Paris (III ème). T. 01 42 71 44 50.
Le festival Faits d’hiver se poursuit jusqu’au 8 février. Un autre spectacle de Teresa Vittucci sera présenté les 26, 27 et 28 février et une Carte blanche, le 29 février, au Centre Culturel Suisse.

Dépendances, texte et mise en scène de Charif Ghattas

Dépendances, texte et mise en scène de Charif Ghattas

Deux hommes dans un vaste loft qui a connu des jours meilleurs… La cinquantaine, un peu de ventre et du gris dans les cheveux, ils restent silencieux un moment. Ce malaise entre eux  donne le la d’un spectacle qui s’étire en mystères, essais de rapprochements et bribes de retour sur le passé. On comprend qu’ils sont frères et qu’ils attendent le troisième, un certain Carl, qui se fait prier. Un acte à signer ? Une cérémonie à accomplir ? Des retrouvailles avec la mère ? Tout est possible… Parfois, on entend au loin des rires des enfants : allusion à une ancienne complicité ? A l’insouciance d’une famille qui s’aimait ?

Mais, à force d’ensevelir les griefs de chacun dans l’épaisseur de phrases inachevées et de gestes interrompus, le propos se perd dans les sables mouvants. Les excellents Thibault de Montalembert et Francis Lombrail n’arrivent pas à donner un semblant de consistance à cette embrouille familiale. Carl est-il vivant ? Les  frères rejouent-ils l’attente, encore une fois d’un frère mort ? La tension décline, alors qu’elle devrait aller vers un climax. Le spectateur n’a pas besoin de connaître la vérité ?  Qui s’en soucie ?

En revanche, l’inconsistance des intentions dramaturgiques est accablante. Sans doute Charif Ghattas  a-t-il tenu à garder une position d’observateur de ses personnages et le metteur en scène qu’il est aussi, a-t-il par trop respecté les silences du texte. Ce portait de famille – déchirée certes et gardienne de ses secrets – devrait nous interpeller. Quelques sujets de discorde apparaissent (l’argent, la réussite) mais ce dialogue sombre dans un vague règlement de comptes, sans objet et sans cruauté… dont nous nous soucions peu. Les personnages répètent comme un mantra: «Je suis ton frère », ou «Tu es mon frère et je n’ai que toi ». Alors, à défaut de comprendre, on se raccroche à la tendresse, rugueuse et souterraine, que les frères laissent advenir….

Marie-Agnès Sevestre

Jusqu’au 9 février, Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt,  Paris (VIIIème)

L’Opposition / Mitterrand VS Rocard de Georges Naudy, mise en scène d’ Éric Civanyan

L’Opposition / Mitterrand VS Rocard  de Georges Naudy, mise en scène d’Éric Civanyan

L'OPPOSITIONQui se présentera aux élections présidentielles comme candidat du Parti Socialiste?  En 1980, Michel Rocard rend visite à  François Mitterrand à son domicile parisien, rue de Bièvre, pour s’entendre sur cette candidature. Les géants de la politique se livrent un duel féroce : un beau terrain de jeu pour le théâtre.  «L’idée m’est venue, confie  l’auteur, de créer un choc frontal entre ces hommes qui ne se ressemblent en rien. L’un croyant à la politique, l’autre à l’économie; l’un littéraire, l’autre aimant les chiffres; l’un, familier des forces invisibles, l’autre, profondément cartésien; l’un secret, l’autre exubérant…»  Georges Naudy a pioché dans leurs nombreux écrits, interviews, déclarations et à partir de leurs mots prononcés ça et là mais tous authentiques, il a construit un dialogue acéré et sans aucun bavardage. Ici, la langue devient une arme redoutable et les répliques, brèves, font mouche. Un rude combat qui va les départager. Unité de temps, de lieu et d’action pour une rencontre qui a duré, comme la pièce, environ une heure trente…

D’entrée, celui qu’on surnommait le Sphinx mène la danse et Michel Rocard s’excuse presque de faire irruption dans son bureau, modeste mais confortable, flanqué d’une grande bibliothèque. Comme s’il dérangeait son adversaire plongé dans La Mort de Socrate de Lamartine.  D’abord courtoise,  la conversation devient abrupte. François Mitterrand a l’art de l’esquive, du sous-entendu et son ironie féroce déstabilise le jeune loup: «On imagine difficilement une avenue Rocard, ou même un boulevard portant votre nom… Peut-être, à la rigueur, une impasse… Un exemple parmi d’autres! Michel Rocard, incarné avec rigueur  par Cyrille Eldin, apparaît comme un technicien froid, un comptable, un suppôt «de l’économie de marché à la sauce sociale démocrate ».

À sa vision  pragmatique et à son souci de «la balance des comptes», le secrétaire général du Parti Socialiste oppose son idéologie : «rompre avec le capitalisme», «ne pas se résigner à subir la loi du marché » et «taxer les riches». Prenant de la hauteur, il cite Spinoza, Winston Churchill, parle des dolmens, pierres levées, arbres et forces de l’esprit dont on doit s’inspirer. Et fait diversion en contemplant un vol de grues … À l’instar du Général de Gaulle disant: «Ensuite, regardant les étoiles, je me pénètre de l’insignifiance des choses.»

Philippe Magnan a déjà eu l’occasion de jouer le rôle de François Mitterrand, dans Changer la vie de Serge Moati  (2011), un docu-fiction sur les trois premières années de son premier septennat. «Travailler avec Moati, qui fut un de ses proches du Président, nous a apporté beaucoup d’informations très précieuses et constitua pour moi une expérience profonde.»  Cette connaissance du personnage apporte un supplément d’humanité à un exercice toujours difficile, quand il faut jouer des figures historiques que de nombreux spectateurs ont encore en mémoire.

De cette rencontre, on suit avec grand intérêt les stratégies verbales, la rhétorique des adversaires et les chemins souvent inattendus qu’ils prennent. Au fil du dialogue, se tisse parfois même un semblant de complicité entre les belligérants, reflet de la  difficulté des rapports humains. Loin du mépris et de la haine dont on a coutume de taxer François Mitterrand à l’endroit de Michel Rocard, le texte révèle une relation plus ambiguë. On voit le premier, presque paternel, guider son adversaire, recueillir ses confidences et le second, exprimer son admiration pour la culture et la ruse de son aîné: «Vous avez, dit-il, le sens des choses souterraines. » Et il s’avouera bientôt vaincu…

Politique et théâtre ont toujours eu partie liée. Ici l’opposition entre eux donne lieu à un face-à-face haletant et, même si l’on en connaît l’issue, cette fabrique de l’Histoire nous passionne. D’autant que le débat n’est pas clos au sein de notre  démocratie malade. « J’espère, dit  Georges Naudy, que les âmes de Jaurès et de Blum voudront bien jeter un œil bienveillant, sinon complice sur mon texte.» Et on pense à toutes ces figures tutélaires qui, aujourd’hui, nous manquent …

 Mireille Davidovici

 Depuis le 14 janvier Théâtre de l’Atelier, place Charles Dullin, Paris (XVIII ème).  T. : 01 46 06 49 24.

 

Un Tramway nommé Désir de Tennessee Williams, mis en scène de Manuel Olinger

Un tramway nommé Désir de Tennessee Williams, mise en scène de Manuel Olinger

© Aurore Vinot

© Aurore Vinot

Le dramaturge né en 1911 à Columbus (Mississipi) avait un père qu’il détestait et une mère au caractère difficile ; sa sœur ainée était schizophrène… Il commença à écrire des nouvelles, des poèmes et  ce courtes pièces courtes et il a seulement trente quatre ans quand La Ménagerie de verre lui apporte un grand succès. Puis  -il a sans aucun doute aussi le génie des titres- se succèdent La Rose tatouée, La Chatte sur un toit brûlant, Soudain l’été dernier, Doux oiseau de la jeunesse, La Nuit de l’iguane, Un Tramway nommé Désir (1947)… des pièces le plus souvent à tendance autobiographique, avec des personnages marginaux, solitaires, fracassés par la vie luttant contre une société puritaine qui les exclut. L’auteur, homosexuel, savait de quoi il parlait…

Elles seront créées à Broadway puis adaptées au cinéma et jouées par les plus grands acteurs dont Vivien Leigh et Marlon Brando qui créa d’abord au théâtre le personnage de Stanley Kowalski dans Un Tramway nommé Désir dans la mise en scène d’Elia Kazan avant qu’il en fasse un film. Tennessee Williams, devenue célèbre, reçut deux fois le prix Pulitzer et mourra à New-York en 1983. En France, tout son théâtre ou presque, a aussi très souvent été monté par, entre autres, Stéphane Braunschweig, Georges Lavaudant, Lee Breuer et il ya quelques années par Krzysztof Warlikowski avec Isabelle Huppert qui incarnait la Blanche Dubois de ce fameux Tramway, sans doute une des plus belles pièces du XX ème siècle…

Cette jeune femme arrive en prévenant juste par télégramme chez sa sœur Stella qui vit avec son mari, un ouvrier d’origine polonaise dans un quartier pauvre de la Nouvelle-Orléans au bout de la ligne de ce tram nommé Désir. Dans ce petit deux pièces minable, pas confortable… la cohabitation va sans doute être des plus difficiles. Même si les deux sœurs se retrouvent avec joie… Rien en effet n’est dans l’axe : Stanley, très amoureux et fasciné par le corps de Stella, ne boit pas que de l’eau… Parfois violent avec elle, il joue au poker avec ses amis polonais et n’admet pas que Blanche le traite de Polack : «Cent pour cent américain, élevé en Amérique, dans le plus grand pays du monde et j’en suis rudement fier. M’appelez plus jamais polack, hein. »

Blanche donc arrive, d’une belle demeure familiale qu’elle avoue avoir perdue, même si elle n’y est pour rien. Terriblement seule et désespérée, sans personne à qui se confier sinon sa sœur, elle découvre avec effroi l’endroit et le quartier où Stella vit avec Stanley que tout de suite, elle  déteste. Un peu vulgaire mais intelligent, il vérifiera que l’héritage de sa femme a été dilapidé par sa famille, héritage qui lui appartient aussi à lui selon la loi. Et Stanley supporte de moins en moins sa belle-sœur mythomane qui joue les séductrices et qui a un grand besoin de contact.. Et il va aussi découvrir en fouillant dans ses papiers, qu’elle n’est pas tout à fait celle qu’elle prétend être. Son mariage à seize ans avec un homosexuel dont elle était très amoureuse, fut évidemment un échec sentimental dont elle ne s’est jamais remise. Devenue veuve, elle a continué à vivre dans la plantation familiale grevée d’hypothèques. Et institutrice dans une école, elle a été renvoyée pour détournement de mineur, avant de vivre de passes dans des hôtels louches. Il lui reste de belles robes longues un peu tape-à-l’œil et elle vit dans une sorte de monde imaginaire. Tout près de la déchéance, hystérique et déséquilibrée, avec un sérieux penchant pour l’alcool et mal à l’aise dans ce petit deux pièces où il n’y a pas de place. Pourtant Mitch, l’ami de Stanley est amoureux d’elle et il la voit bien innocente mais après les révélations de Stanley sur Blanche, il aura cette phrase cassante : «Vous n’êtes pas assez pure pour que je vous montre à ma mère.» Encore un échec pour cette femme qui n’avait pas besoin de cela !

© Aurore Vinot

© Aurore Vinot

Stella est enceinte et quand elle ira accoucher, Stanley se retrouvera seul avec cette Blanche dont il ne supporte plus la présence. Message clair : pour s’en débarrasser, il lui offre un ticket de bus comme cadeau d’anniversaire… Agressive, une bouteille cassée comme arme ( ici, un couteau trouvé dans sa valise, ce qui est moins fort mais Tennessee William est bien gentil comment sans danger casser une bouteille et s’en servir sans risques?) elle le menacera mais vite maîtrisée, s’invitera dans son lit. Ananké, la destinée dans la tragédie grecque antique! Soit plus de vingt siècles après, le même gâchis programmé, même s’il n’y a pas ici de meurtre. Stanley dira simplement à Blanche: «Nous avions rendez-vous depuis le premier jour. » Stella, elle, de retour à la maison avec le bébé, n’arrive pas à croire ce que Blanche lui raconte et Mitch dit à Stanley qu’il le dégoûte… Quant à Blanche, elle partira pour un hôpital psychiatrique, à la demande de Stanley, à qui elle essaye de faire croire qu’elle va en croisière à l’invitation d’un de ses admirateurs… Rien n’est plus dans l’axe. « Stella sanglote éperdument, dit Tennessee Williams dans une des nombreuses didascalies et Stanley lui parle amoureusement ». «Et maintenant chérie, mon amour, maintenant, maintenant, mon amour, mon amour. » Rideau sur cette pathétique histoire où la folie a rendez-vous avec la pauvreté, la solitude et le désespoir. Enfin, tout n’est pas perdu, semble dire l’auteur : un bébé est né et il faudra tenter de vivre comme écrivait Paul Valéry… Même dans la moiteur, la pauvreté, les regrets et les mensonges…

Ce spectacle nous avait échappé à sa création il y a deux ans au festival d’Avignon… Il est aujourd’hui repris dans cette salle rénovée qui s’appelait autrefois Les Feux de la rampe. Mais cela commence vraiment mal : une scénographie laide, absolument ratée avec une circulation des acteurs pas facile, avec aussi des images vidéo en noir et blanc de la Nouvelle-Orléans où les gens marchent à reculons…  Et la musique, même avec un saxo et une guitare, ne s’impose guère comme cette mise en place par les comédiens de quelques meubles ; bref, la pièce a bien du mal à commencer et on pouvait donc craindre l’à peu près… Mais, miracle absolu, les choses se mettent vite en place : oubliés la scéno trop approximative, oublié le rythme un peu lent… la mise en scène monte vite en puissance. Manuel Olinger qui joue aussi Stanley, a bien compris les enjeux de la pièce: «L’adaptation scénographique ne correspondait pas à la vision que j’avais de l’œuvre, trop axée sur la relation de Blanche et Stanley. Stella est l’enjeu de cette guerre de territoire entre Stanley et Blanche. Le rapport entre eux est conditionné par Stella, et non par une attirance charnelle ou le désir de séduire. Et Manuel Olinger a aussi mis intelligemment mis l’accent sur la relation entre Blanche et Mitch. «Stanley se bat pour conserver son statut social, Blanche pour rester ancrée dans la réalité, Stella pour conserver la famille qu’elle a construite et Mitch pour ne pas finir seul. » Bien vu.  Et le metteur en scène dirige avec le plus grand soin ses comédiens tous impeccables et très crédibles.

Mention exceptionnelle  à  Julie Delaurenti qu’on avait vue dans Les Trois sœurs montée par Julie Brochen mais aussi à Murielle Huet des Aunay. Toutes deux remarquables de vérité. Les dialogues entre les deux sœurs, comme celui entre Stanley et Blanche ou Stella, ou encore le duo amoureux Blanche/ Mitch sont tout à fait impressionnants. Et ce qui devient rare dans le théâtre contemporain, réussit à naître une véritable émotion…  Quand Blanche s’en va à la fin, on est vraiment pris à la gorge. Bref, Manuel Olinger a magnifiquement réussi son coup et, plus de soixante-dix ans après sa création, a bien montré que la pièce avait encore bien des choses à nous dire sur la maladie mentale, sur les relations homme/femme, sur la marginalité et la paupérisation… On ne ressort pas indemne de cette descente aux enfers en deux heures mais -c’est compatible- heureux d’avoir vu un aussi bon spectacle. Loin de certaines créations actuelles, aussi inutiles que prétentieuses, de théâtre dit immersif…

Philippe du Vignal

 Théâtre de la Scène parisienne, 34 rue Richer, Paris  (IX ème). T. : 01 40 41 00 00.

An Iliad, de Denis O’Hare et Lisa Peterson d’après L’Iliade d’Homère, mise en scène de Lisa Peterson

An Iliad de Denis O’Hare et Lisa Peterson, d’après L’Iliade d’Homère, mise en scène de Lisa Peterson

Joan Marcus

Joan Marcus

La guerre de Troie ne finira jamais et depuis Homère, ce grand et mystérieux «assembleur» de mythes et de populations venues écouter l’aède, fondateur de la langue et de la poésie grecques, la guerre n’a jamais cessé quelque part dans le monde. L’Iliade s’arrête aux funérailles d’Hector, le héros troyen, qui aurait pu, selon Denis O’Hare qui en est aussi l’interprète, l’homère (écrit volontairement sans majuscule) d’aujourd’hui, être un bon père de famille et un fin connaisseur en chevaux. Mais non, les Dieux et la guerre en ont décidé autrement. L’homme “bien“ meurt  -et c’est difficile de raconter et de figurer un homme “bien“, dit l’acteur. Achille, le guerrier des guerriers pleure, avec son ennemi, le roi Priam venu redemander le corps de son fils. Chantée, parlée, invoquant la muse en grec ancien, l’épopée n’est pas si loin de la tragédie qui prendra le relais. Demandez à Eschyle, la suite de l’histoire d’Agamemnon, à Sophocle, celle d’Ajax et de Philoctète et à Euripide, celle de femmes vaincues… Et ainsi, sans fin, avec les relectures contemporaines des mythes anciens.

On connaît l’histoire : colère d’Achille, repli des Grecs, mort de Patrocle, adieux d’Hector et d’Andromaque… On retrouve le grand cinémascope du bouclier forgé par Héphaïstos pour Achille retournant au combat, où est figurée toute une vie, comme on la revoit, dit-on, au moment de mourir, ou comme une épopée dans l’épopée. On en reconnaît surtout le schéma, le balancement des victoires et des revers, sous l’œil indifférent ou intéressé des dieux, les avancées et reculs sur un territoire dévasté et tous ces jeunes hommes morts pour ces mouvements absurdes et rendus inévitables. Denis O’Hare tient à ce que la guerre se raconte au présent et fait appel à l’Histoire, à la mémoire des vivants, par les mots et le jeu, sans céder à la tentation de la vidéo.

Des centaine de morts entre le rivage et les murs de Troie, des milliers, de guerre en guerre innombrables au cours du temps. Avec Homère, on comprend une chose essentielle: derrière les grands nombres, il s’agit à chaque fois de la mort d’un seul être. Chacun a un nom, un âge au moment où sa vie lui est arrachée. Le poète nomme toutes les petites cités qui ont fourni leur contingent pour la guerre de Troie. L’acteur enfonce le clou, adaptant son texte à chaque pays. Pour la France: Saint-Denis, Vierzon, Lille, Saint-Malo, Châteauroux, la Saône-et-Loire, Montfermeil…  Et il est venu du pays entier pour mourir ici, ce jeune soldat…

On admire la précision, la vitalité, l’humour, du jeu de Denis O’Hare, avec ses moments de gravité sur lesquels il ne s’attarde pas. Il a l’aisance et la modestie de celui qui est une vedette en son pays, construisant avec la bande-son de Mark Bennett et les lumières  de Scott Zielinski, un rythme impeccable qui, au besoin, lui permet  des temps de repos et de récupération pour relancer le récit et l’action. À lui tout seul, il fait dialoguer Achille et Agamemnon, Hector et Andromaque, il campe les personnages, s’adresse au public pour partager avec lui, parfois en un français attendrissant, un moment drôle ou touchant du mythe.

Peu importe si l’on n’arrive pas à suivre tout le texte en surtitrage : le spectacle constitue la meilleure leçon d’anglais qui soit, on a les points de repères et l’acteur nous en donne assez pour que notre imagination fasse le reste. Car -on avait failli l’oublier- il s’agit de théâtre, que de théâtre. Sur le plateau, des câbles, projecteurs, costumes en attente signifient que l’acteur veut donner tout son sens à sa fonction, sans la dépasser. Il joue et c’est ce qu’il fait le mieux. Dans ce spectacle où la parole, la poésie compte tant, l’un des plus beaux moments est celui où l’acteur pose sa tête sur une chaise, en silence, figurant le sommeil béni des deux camps, la trêve.

 Christine Friedel

Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt, Paris (VIII ème). T. : 01 44 95 98 21.

 

 

 

Le Secret d’Amalia de Franz Kafka, mise en scène de Bernard Sobel

Le Secret d’Amalia, un chapitre du Château de Franz Kafka, adaptation d’Annie Lambert, mise en scène de Bernard Sobel

H. Bellamy

H. Bellamy

Comme L’Amérique (1911) ou Le Procès (1914), Le Château (1922), est un roman inachevé, le troisième et dernier de l’écrivain qui meurt deux ans plus tard. Son ami le plus proche, Max Brod, écrivain et journaliste, ne respectera pas sa volonté: la destruction de tous ses manuscrits. Et il publiera en 1925, Le Procès et Le Château en 1926. Suivront d’autres inédits et L’Amérique dont le titre original souhaité par l’auteur est Le Disparu. Les récentes éditions paraissent sous ce nom.  

La dimension énigmatique, sociale et politique du Château, nous installe dans une « intranquillité », fascinante, obsessionnelle et angoissante, et cela dès le début: «Il n’y avait même pas une lueur qui indiquait la présence du grand château. K. s’arrêta longuement sur le pont de bois qui mène de la route au village, et resta les yeux levés vers ce qui semblait être le vide…». Le vide, l’anonymat, la solitude, l’enfermement sont entre autres, les thèmes emblématiques de ce récit : « K. se bat pour entrer en contact avec les autorités du village où il vient d’arriver, il est étranger et cherche à officialiser son statut d’arpenteur. Mais le château sombre et irréel où résident les fonctionnaires est inaccessible. Cet édifice surplombe le village et abrite toute l’administration, il est impénétrable et investi d’une autorité que personne ne mesure vraiment. »

Bernard Sobel a adapté avec Annie Lambert, un des chapitres du roman : Amalias Geheimnis /Le secret d’Amalia  et l’a mis en scène, en collaboration avec le philosophe Daniel Franco. Un unique personnage : une jeune femme, Amalia, se révèle capable d’assumer un refus à la suite d’un diktat du Château. Pour avoir déchiré la lettre obscène du fonctionnaire Sortini qui la sommait de satisfaire à ses avances, Amalia et sa famille sont mises au ban par le château comme par tout le village…

H. Bellamy

H. Bellamy

Ce chapitre, Le secret d’Amalia,  forme avec ceux de 15 à 20, un long récit à forte dimension dramatique, à l’intérieur même du roman, consacré à Barnabé, le messager et à sa famille de réprouvés. L’écriture frappe par son aspect  théâtral et, au cours de la pièce, les situations restent bien souvent en suspens, avec une tension théâtrale qui prend corps: Olga s’adresse ainsi à K. : «Tu ne connais pas l’élément décisif, tu as peut-être raison en tout, mais l’élément décisif fut qu’Amalia n’alla pas à l’auberge des Messieurs.» (…) «Mais, par le fait qu’elle n’y est pas allée, la malédiction a été prononcée sur notre famille. » «Comment ! S’écria K. (et il amortit aussitôt sa voix étant donné qu’Olga levait les mains dans un geste de supplication) toi, ta sœur, tu ne dis quand même pas qu’Amalia aurait dû obéir à Sortini et courir à l’Auberge des Messieurs ? » Un vocabulaire simple et précis, des dialogues ou souvent de longs récits-monologues produisent, dans cette adaptation, un texte aux phrases brèves ou plus étendues, mais toujours d’une grande fluidité et qui s’adressent au  public.

La bande-son, bruits métalliques et d’instruments de cuisine, renforce juste ce qu’il faut, l’atmosphère dure, sourde et étrange qui enveloppe l’univers du Château et «le secret d’Amalia». Une adaptation et une mise en scène d’une belle théâtralité, présente du début à la fin. Dans cette salle intime de cinquante places, Bernard Sobel nous offre avec un unique décor, une représentation et une écoute du texte sans détour.  À la fin du spectacle, notre esprit est loin d’être apaisé. Cette création, issue de ce roman paru il y a presque cent ans déjà, nous place devant une réalité qui nous parle à nous, citoyens européens comme l’était Franz Kafka, du XXIème siècle. Mais elle évoque aussi la tragédie (moderne?), le héros tragique. Et en entendant ces mots prononcés par Olga, la sœur d’Amalia, nous vient à la mémoire ce personnage sublime du théâtre  antique grecque, Antigone : «Mais qu’elle n’y soit pas allée (à l’auberge des Messieurs), c’était héroïque. En ce qui me concerne, je te l’avoue franchement, si j’avais reçu une telle lettre, j’y serais allée. Je n’aurais pas supporté la peur de ce qui allait venir, seule Amalia en était capable. »

En effet ce spectacle nous interroge… Un siècle plus tard en France et dans le monde occidental, apparaît une surveillance économique, intellectuelle, politique, médicale…  et une main-mise de la société sur notre vie quotidienne grâce aux nouvelles technologies. Le leurre, les réactions et actions impulsives de certains dirigeants, l’absence de pensée collective et politique construite, déterminée, le « tout, tout de suite » font de cette société, un univers complexe où on se méfie, où on est assoiffé de désirs, de pouvoir, mais de pouvoir vide de sens et individualiste.

Et il fait écho à celui du Château, notamment quand Olga s’adresse à K. : «Et puis il faut aussi songer qu’il y a tout de même entre un fonctionnaire et une fille de cordonnier, une grande distance qui doit d’une certaine manière être comblée. Sortini a essayé de le faire de cette manière, un autre peut s’y prendre autrement. On dit certes que nous appartenons tous au Château et qu’il n’existe aucune distance et qu’il n’y a rien à combler et c’est effectivement peut-être vrai dans les circonstances habituelles, mais nous avons malheureusement eu l’occasion de voir que quand justement l’enjeu est d’importance cela n’est pas vrai du tout ». 

Le Secret d’Amalia, est sous l’oeil toujours critique, précis et le geste théâtral exigeant de Bernard Sobel mis en scène avec noblesse et sobriété. L’étalage des chaussures alignées en rangs ne manque ni de poésie ni d’esprit. Valentine Catzéflis: Olga, Matthieu Marie : K et Mathilde Marsan : Amalia sont justes et sans excès. Ils nous font vivre avec beaucoup d’intensité, ce texte énigmatique et perturbant où la domination du Château «s’exerce sans qu’il soit besoin d’émettre un ordre, un décret ». Le public est à la fois surpris et touché. «Les personnages sont face à un cruel dilemme : ou bien accepter la domination et vivre dans l’humiliation, ou bien la refuser et en payer le tribu. » Les comédiens, la mise en scène, maintiennent avec subtilité au fil du récit, un climat hostile. K. et Olga demeurent pratiquement immobiles pendant l’essentiel de la représentation, ce qui donne une intensité plus profonde à leur regard et à leur voix qui semble parfois comme détachée de leur corps.

On ressent une angoisse, comme  en écho à cette réplique du Tartuffe de Molière, citée dans le programme: «L’homme est, je vous l’avoue, un méchant animal. » Et Bernard Sobel nous avertit: «C’est lui, aujourd’hui, qui met en danger sa propre espèce, d’où peut-être le cri d’Amalia poussé au milieu de la fête des pompiers dans le château de Kafka ou à celle de l’Huma de nos jours. »  Dans cette dernière création, le metteur en scène a fait de ce chapitre du Château, un texte dramatique à part entière. L’écriture de Franz Kafka, mise en corps et en voix, continue de nous éblouir. Dans toute son ampleur, sa force et son désespoir.  Effrayante continuité d’un monde en évolution…

Un spectacle marquant, à voir…

 Elisabeth Naud 

Jusqu’au 1er février. 100-Établissement culturel solidaire, 100 rue de Charenton, Paris (XII ème). T. : 01 46 28 80 94.

Le Château, traduction de Jean-Pierre Lefebvre, est publié aux éditions Gallimard

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Le secret d’Amalia

Passage à la scène du chapitre 17 du Château de Kafka : Bernard Sobel, avec Daniel Franco, installe une belle organisation du récit. Côté jardin, aux deux tiers de l’espace, vers le lointain, devant un alignement de chaussures dépareillées qui évoquent la boutique du cordonnier (père d’Amalia), mais aussi les misérables butins des camps de la mort, K l’arpenteur est assis, écoutant, posant parfois une question ou une objection, cherchant à être initié par Olga aux secrets du château. Côté cour, à mi-distance entre le public et le lointain, où l’on aperçoit la lumière d’une porte ouverte, Olga raconte et explique ce qui a amené la disgrâce de sa famille. Elle est debout, à une place qui forme un triangle exact entre elle, K et nous. Cela va de soi : le récit est à double destination, pour lui et pour nous.

Les deux acteurs, très beaux (costumes parfaits, non crédités) restent dans la situation et la discipline stricte du récit : leur jeu est plus que retenu. La porte éclairée, au lointain, fait toujours attendre quelque chose, en tension au-dessus du récit. Olga explique ; mais de cette explication, qui est tout sauf théâtrale, surgit de temps en temps le théâtre, et plus précisément la tragédie, incarnée par Amalia, l’innocente coupable. Ce serait ça, le secret : l’innocence coupable, qui contamine toute la famille. Ou qui constitue le statut de cette famille, juive.

Finalement, la porte éclairée livre passage à Amalia. Pas du tout en robe blanche, idéalisée : en tablier de servante, comme l’incarnation du réel dans ce monde brumeux. Elle a crié, elle a dit non, cela fait d’elle peut-être une Antigone, survivant à la catastrophe, avec le statut d’une Electre déchue. Là s’arrête le récit.

On l’aura compris : cela donne un très beau moment de théâtre, austère, d’une certaine façon frustrant et d’une grande beauté plastique.

Christine Friedel

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