Festival Trente Trente à Bordeaux
Festival Trente Trente à Bordeaux: premier état des lieux
Les Filles mal gardées d’Anthony Egéa par la compagnie Rêvolution
Ce rendez-vous annuel est dirigé par le metteur en scène bordelais Jean-Luc Terrade, avec une trentaine de propositions, au croisement des arts plastiques, du théâtre, de la musique… avec des créations d’artistes de la région mais aussi des invités. mais aussi avec des ateliers de travail. Cela depuis seize ans. Dans des lieux bien connus de la ville, ou à proximité. Et il y avait un samedi de janvier où on pouvait suivre un ensemble, un peu marathonien mais tout à fait intéressant, de sept formes courtes d’une demi-heure environ comme cette dernière création. Nous vous rendrons compte très bientôt des quatre autres.
La performance a lieu entre autres à l’Atelier des Marches, habituellement, lieu de travail de Jean-Luc Terrade, au Bouscat, une commune limitrophe de Bordeaux. Sur un espace carré qui ressemble à un ring entouré de barres en fer, trois jeunes femmes vont danser en chaussons de danse classique. Ici, on s’en doute: pas de tutus ni figures typiques battement, grand jeté, entrechat… voire de porté dans les bras d’un partenaire masculin. Et elles dansent quand même sur les pointes avec une belle virtuosité mais il y a ici une volonté évidente de bousculer les codes établis d’abord avec un dispositif scénographique inhabituel: le public debout étant invité à circuler autour de ce carré…
Olivia Lindon, Jade Paz Bardet, Florine Pegat Toquet n’arrêtent de cisailler de leurs jambes, ce petit espace, qu’elle soient en trio, en duos ou en solos avec la même rigueur, la même précision. Anthony Egéa, chorégraphe bordelais a une admiration évidente pour la danse classique qu’il a étudiée à l’Ecole Rosella Hihgtower de Cannes mais il s’amuse ici à en détourner l’esprit, sans doute influencé par l’enseignement de l’Ecole Alwin Ailey qu’il a suivi à New York. Avec en toile de fond, une référence évidente aux chorégraphies de Merce Cunningham, la notion de hasard en moins… Soit ici un essai d’hybridation entre danse académique et danses urbaines. Et il y a aussi la même mise en réserve de la musique que chez le célèbre chorégraphe américain, ici pas classique du tout bien sûr, mais techno avec Burnn un instrumental de Billie Elish et Magnet 1 un morceau d’Oliver Huntemann, le tout arrangé par Frank 2 Louise, un fidèle de la compagnie Rêvolution. Une musique faisant partie intégrante de la chorégraphie et non l’inverse…
Ici, point de frontalité et encore moins de perspective, du moins, au sens classique du terme. Des pas en avant, puis en arrière et en diagonale qui, dans cette organisation spatiale, contribue, comme dans la peinture classique voire moderne, à l’équilibre de l’image ainsi produite. En créant à la fois et de façon subtile, du vide et du plein. Ici, il y a sans doute une référence à la notion de répétition chère à Bob Wilson comme dans son fameux Einstein on the beach (1976) avec des ballets de Lucinda Childs et la musique de Philip Glass, comme aussi dans la sculpture minimale de Don Judd, les tableaux d’Andy Warhol… Cette « étape de travail » -sans aucun doute une des plus intéressantes de cette longue journée- doit après une seconde résidence, trouver son aboutissement cet été: aucun doute là-dessus, elle le trouvera.
Desire’s series#1 Sine Qua Non Art de Christophe Béranger et Jonathan Pranlas-Descours
Un très beau marché couvert en rond: la Halle des Chartrons, accueille ce solo. Un espace vide avec juste un cordon lumineux qui serpente sur le sol. Près d’un mur, un homme assis dans un fauteuil en plastique transparent, la tête coiffée de fleurs et de petites branches, le visage et le reste du corps ficelé par des cordes minces. Une costumière est là pour parfaire sa coiffure pendant de trop longues minutes devant un public debout assistant en silence à cette performance fondée sur le bondage, une des composantes du body-art qui a été parfois revisité par les vieux fantasmes sadomasochistes du serrement du corps avec cordes, chaînes, corsets, cagoules, cuissardes, (tiens, curieux: tous ces mots commencent par la lettre c…comme con et cul) mais aussi instruments divers.
Bref, l’idée encore un brin subversive d’associer désir et contraintes subies par un artiste seul ou avec le consentement d’un et parfois, d’une partenaire, n’a rien de très neuf mais reste d’actualité; l’art moderne et contemporain, sous des formes différentes, en a fait ses choux gras: le Bordelais Pierre Molinier (1900-1976) avait ouvert la voie avec ses photos-montage où il cultivait le culte de l’androgynie et du fétichisme, Hans Bellmer avec ses poupées désarticulées et éventrées, les actionnistes viennois dont le plus connu Herman Nitsch, présentait des rituels où étaient crucifiés des animaux vivants (il posait aussi des viscères de bœuf sur un corps humain), automutilation et mise en danger de son corps par Gina Pane, Ben assis place de la Concorde, frôlé par un flot de voitures et dans ces mêmes années soixante-dix, Chris Burden se faisant tirer une balle dans le bras, Michel Journiac célébrant l’eucharistie -Catherine Millet servant d’enfant de chœur- avec, au lieu d’hostie, des tranches d’un boudin qu’il avait fait fabriquer avec son propre sang mais (dixit Journiac) ajouté à celui de porc, Marina Abramovic qui, en 74, résistait mal -elle était nue à un mètre de distance- à l’agression du très puissant souffle d’air froid d’une turbine, Orlan se faisant placer des prothèses pour bosseler sur son visage. Et au théâtre, Alain Ollivier montait Bond en avant, un texte de Pierre Guyotat, avec un acteur seul parmi des morceaux de carcasses de bovins récupérés à l’abattoir de La Rochelle. Longue est la liste de cette exploration des pulsions sexuelles et autres, censées atteindre la psyché des spectateurs…
Ici, on est dans le doux, le pseudo-provocateur mais la contemplation forcée de ce danseur qui va se lever et parcourir quelques mètres nous laisse indifférent… Il fait son boulot mais il ne se passe pas grand chose… Bref, aucune empathie et le compte n’y est pas. Sur un bandeau lumineux, s’affiche une demande d’aide pour enlever les cordelettes qui lui serrent les jambes, ce à quoi une jeune fille va se dévouer. Puis, nouvelle marche de l’homme, changement de couleur du cordon lumineux qui va passer à l’orange, et de nouveau, appel à l’aide inscrit sur le bandeau lumineux pour faire boire l’homme qui a soif. Le public, vaguement intrigué, suit mais, très vite, l’ennui va plomber cette performance sur fond de belles musiques (mais vraiment peu originales!) comme, entre autres, L’Après-midi d’un faune de Claude Debussy, le célébrissime Te Deum de Marc-Antoine Charpentier… A la fin, il distribue ses fleurs aux spectatrices et il y aura une projection d’images de feux d’artifice pétaradant sur le toit en dôme du marché. Fin de ces quarante minutes très longuettes, là aussi plutôt subies et debout, que vécues. Pour voir quoi? Une soi-disant performance très décevante, aussi prétentieuse que vaine, née d’une rencontre avec Fabio da Motta, un photographe et artiste brésilien qui a conçu ce « solo performatif librement inspiré du bondage où les images du corps contraint se confrontent au désir retenu. » Tous aux abris…
Étude(s) de chute(s) par Trucmuche compagnie Michaël Allibert
Cela se passe dans l’ancien marché de Lerme, un espace rond aux beaux murs de pierre blonde, avec un toit soutenu par des fermes Polonceau. Avec, au centre de cette installation-performance, un rectangle doté de pieds en fer carrés de hauteur différente et supportant de petites surfaces, le tout ayant beaucoup à voir avec une sculpture d’art minimal.
Étude(s) de chute(s) est une sorte de chorégraphie très lente en trente moments pour trois acteurs-danseurs (une femme et deux hommes) muets qui prennent position, seuls ou par deux ou trois, sur d’étroits appuis carrés dressés sur grand rectangle noir. Michaël Allibert, Jérôme Grivel, Sandra Rivière, d’abord légèrement habillés puis nus, s’allongent de longues minutes sur ces pieds en fer ou par terre, dans des positions acrobatiques Bien vivants mais comme figés dans des attitudes rappelant les célèbres moulages de quelques corps de victimes pris au piège de l’avalanche de cendres à Pompéi et dont les archéologues ont reconstitué la forme en coulant du plâtre dans les vides de ce que furent autrefois ces corps humains.
Sur un paysage sonore signé Jérôme Grivel avec, en arrière fond, des chansons d’artistes très populaires des années soixante aux voix typiques comme, entre autres, Dario Moreno ( 1901-1968) une des 480 souvenirs de Georges Perec dans Je me souviens, Richard Anthony (1938-2015) avec sa très connue et langoureuse Quand j’entends siffler le train etc. qui ont bercé notre jeunesse mais dont les noms ne disent plus rien aux nouvelles générations. On entend leurs voix dans le lointain -bien vu- comme s’ils avaient du mal à réapparaître à la lumière. Ancien marché alimentaire et lieu actuel “’dédié” comme on dit à la Culture, vie de corps à Bordeaux, mort de corps à Pompéi. Silence actuel à Bordeaux, chansons d’artistes quelque part autrefois en France: ici présent et passé, vie et mort n’arrêtent pas de s’entrechoquer…
Une centaine de personnes là aussi debout jeunes… ou moins jeunes- est invitée à marcher autour de cette installation à la limite du body-art, de la danse et du mime mais aussi de l’art minimal et conceptuel. Aucune couleur, juste le gris du fer, le blanc de la peau et le noir des sous-vêtements pour cette exploration du corps parfois impressionnante de beauté, même si elle aurait mérité d’être un peu moins longue. Le corps toujours le corps, dans sa vérité anatomique comme celle des modèles nus dans les ateliers mais ici, avec, sur la peau des intervenants, les marques imprimées des carrés de fer où les artistes se sont placés. Plus en douceur mais finalement pas si loin des performances de Gina Pane, il y a quelque trente ans: elle aurait sans doute aimé cette relation entre corps et ce qu’il faut bien appeler cette belle sculpture d’art minimal qui aurait sa place dans un musée d’art contemporain. Ici, plus de fantasme, plus de désir avoué ou non, mais de façon énigmatique, une vision de corps juste le temps de quelques minutes mais à 360 °. Sans aucune exhibition sexuelle, sans aucune parole et avec une certaine froideur, cette installation-représentation où le corps humain est comme modelé et mis en scène avec une grande rigueur, ne peut laisser indifférent.
Philippe du Vignal
(La suite du compte-rendu de cette journée du festival Trente Trente paraîtra dans un très prochain numéro du Théâtre du Blog)