Vertiges, texte et mise en scène de Nasser Djemaï
Vertiges, texte et mise en scène de Nasser Djemaï
Une cuisine, parce que c’est le centre de la vie, le royaume de la mère qui n’en a pas d’autre. Moderne, simple, « comme tout le monde », le petit monde des cités où vivent les Algériens de France et leurs descendants. Pratique, commode et chez nous. La mère le sait, elle qui n’aime ni sortir ni parler vraiment le français de France, y restera et défendra son territoire.
Un fantôme, une sorte de djinn au féminin hante l’appartement : ce n’est rien, juste la voisine… Et comme elle est seule, on laisse la porte ouverte… Le fils aîné, bien intégré et qui a réussi, revient au nid familial mais désemparé à cause de son divorce, il essaie d’y remettre un ordre rationnel et s’emmêle dans le subtil réseau de communication non verbale, le désordre organique et les non dits qui y règnent. Il s’apercevra qu’il n’a pas vraiment compris sa propre vie et que c’est plus grave qu’il ne croit, plus complexe. S’intégrer, c’est parfois recouvrir d’une solide couche de béton, une histoire bien vivante mais qui finit par resurgir dans la douleur.
Le père, malade, parmi les feuilles de sécurité sociale qui volent et les médicaments pris un peu au hasard, fera-t-il une fois de plus le voyage au pays ? Là où poussent, tant bien que mal, une maison que personne n’habitera (et qui fait quand même des envieux là-bas) et les arbres qu’il a plantés, un à un, à la naissance de chaque enfant…
Ici, Nasser Djemaï porte presque un regard de sociologue sur ces immigrés des première et deuxième générations, sur l’intégration de l’aîné, la situation précaire du cadet, un technicien diplômé mais sans emploi, et de la fille, aide-soignante dans un E.P.H.A.D. Un métier de service, indispensable et mal payé mais elle ne se plaint pas : c’est sa raison sociale, honorable et qui lui permet d’avoir son indépendance. Quant au père, il paye probablement de son cancer, les années d’exposition à l’amiante qui était à la pointe du progrès dans le bâtiment…
Mais l’auteur-metteur en scène nous fait voir plus loin, plus profond, sans résolution magique mais sans craindre l’apparition de l’irrationnel. Le décor de la cuisine se met à s’ouvrir, à basculer au rythme de la mer, cette frontière permanente et mouvante qui sépare du Pays. Le ciel y fait irruption et les nuages défilent. Et la famille, toujours en chamaillerie, se réunit autour d’un rituel à inventer. Car, décidément, on ne retourne pas au pays. Il a trop changé, les membres de la famille aussi et celle qui a pourtant le moins changé, la mère, ancre la famille de ce côté-ci de la Méditerranée.
Vertiges, comme les autres pièces de la trilogie (voir Le Théâtre du Blog) Héritiers puis Invisibles, repris récemment à la MC93, est une pièce politique : Nasser Djemaï examine avec un regard profond et poétique ce que la société fait des êtres. Il n’oublie pas ce que ces êtres et leurs liens de famille ont quelque chose d’unique et d’irréductible. La pièce pourrait aussi porter le titre d’Héritiers ; dans les deux autres volets du triptyque, pour des raisons qui ne sont pas symétriques, la famille refuse l’héritage : la vieille demeure française prend l’eau et la nouvelle maison algérienne ne sera jamais finie. Pas grave : la famille de Vertiges cherche à inventer de nouveaux rituels, à trouver sa place dans son histoire et une France qui devra bien se reconnaître un jour dans ses immigrés, partie intégrante de son identité.
La pièce, créée à Grenoble en 2017, puis jouée au Théâtre des Quartiers d’Ivry, a gagné en clarté et en force, avec toujours la même humanité. Lounès Tazaïrt (qui jouait aussi dans Invisibles) est ici le Père qui veut donner le change et qui fume en cachette et Fatima Aibout (la Mère) donnent beaucoup de charme à leur résistance au fils aîné “moderne “, lequel en perd la tête (excellent Zakariya Gouram). Issam Rachyq-Ahrad et Clémence Azincourt, les cadets, jouent franco leur situation et leur âge. Comme la voisine-fantôme (Martine Harmel), cela donne un vraie famille, pleine de rivalités, compliquée mais solide et qu’on ne peut s’empêcher d’aimer.
Christine Friedel
Théâtre National de la Colline, 19 rue Malte Brun, Paris (XIX ème), jusqu’au 8 février. T. :01 44 62 52 52.
Le 24 mars, Scène nationale d’Alençon (Orne).
Le 9 avril, L’Avant-Scène, Cognac (Charente) ; le 21 avril, Théâtre Jacques Cœur, Lattes (Hérault) et le 24 avril, Théâtre de la Maison du peuple, Millau (Aveyron)
Les pièces de Nasser Djemaï sont publiées aux éditions Actes Sud-Papiers.