Festival Trente (Trente) à Bordeaux: suite et fin
Festival Trente Trente à Bordeaux (suite et fin)
Rain de et par Meytal Blanaru
Née en Israël, cette jeune danseuse et chorégraphe travaille en Belgique et notamment à Bruxelles mais enseigne en Europe, au Canada et aux Etats-Unis. Elle a créé un langage gestuel: le Fathom High à partir de sa pratique de la méthode Feldenkrais (1904-1984), du nom de cet ingénieur qui, pour se remettre d’une grave blessure au genou, avait réussi à trouver une meilleure souplesse des articulations et de la colonne vertébrale, une coordination plus efficace dans les mouvements corporels et la suppressions des tensions. Ce qui a inspiré nombre de chorégraphes et enseignants en danse contemporaine. « Apprendre à vivre corporellement dans l’expérience, écrivait Laurence Louppe dans Poétique de la danse, c’est-à-dire à faire dialoguer l’intelligence du corps, la conscience et la pensée, est une chose que les techniques somatiques par l’exploration de l’intelligence du corps et la danse contemporaine, par la démarche de création, peuvent permettre quand l’enseignant en a le désir, le courage et y est formé. Elles invitent à s’ouvrir au monde des sensations en travaillant sur l’identification de ce que ça me fait. »
Dans ce nouveau solo créé ici, Meytal Blanaru s’inspire d’un souvenir d’enfance qui l’a traumatisée et qu’elle cherche à explorer. Mais elle ne le dévoilera pas… Sur un sol gris, en pantalon noir moulant et veste verte -elle a quelque chose d’androgyne- et découvre une épaule avec une grande lenteur puis regarde le public comme si elle cherchait à le séduire sans toutefois, en être dupe. Avec de beaux gestes d’une grande lenteur, elle fixe le public dans une sorte de rituel dont elle se débarrassera ensuite. On suit, fasciné, le moindre des mouvement de ses doigts quand elle semble aller chercher l’ombre de l’ombre de ce souvenir enfoui dont on ne saura rien. A la fin, elle semble épuisée par ce combat personnel: on voit qu’elle ne triche pas et qu’elle a été toute entière là pendant vingt minutes. Une belle expérience intérieure, parfois difficile à appréhender mais qu’elle réussit en tout cas à faire partager à un public pas toujours initié à la danse contemporaine… Et ce solo donne envie de connaître mieux son travail…
La Coquille ou le son du gibet, musique, voix, par Hervé Rigaud, Jonathan Pontier et Elise Servières
François Villon, un des poètes préférés des Français (1431-mort après 1463). Professeur à l’Université dès vingt-et-un ans, il tua dans une rixe, un prêtre. Jugé mais amnistié, il devra quitter Paris et eut une vie d’errance misérable. Arrêté après une bagarre, il est, cette fois, condamné à mort. Grâce à un jugement qui fut cassé, il échappa à la pendaison mais, à trente et un ans, se retrouva banni de Paris pour dix ans. Puis on perdit sa trace : pourtant son œuvre fut ensuite publiée avec succès et Le Lais et Le Testament sont édités dès 1489..
Et quel Français n’a pas dans la tête quelques phrases de ses poèmes, parfois grâce à Georges Brassens qui l’aimait tant. D’une lecture pas toujours facile -cinq siècles après, quoi de plus normal- cette œuvre a quand même résisté à l’usure du temps ! Et il suffit souvent de faire un petit effort, malgré la syntaxe ancienne et le sens perdu de certains mots pour retrouver une magnifique poésie : « Bien sçay, se j’eusse estudié/Au temps de ma jeunesse folle Et a bonnes meurs dedié,/J’eusse maison et couche molle./Mais quoy! je fuyoië l’escolle/Comme fait le mauvaiz enffant/En escripvant cette parolle/A peu que le cueur ne me fent ! »
François Villon dans Le Testament aura tout dit : « Mais où sont les neiges d’antan/Tout aux tavernes et aux filles/ Il n’est tresor que de vivre à son aise/Il n’est bon bec que de Paris/En ce bordel où tenons nostre estat/Je crye à toutes gens mercys/Autant en emporte ly vens/Je congnois tout, fors que moy mesmes/Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre/Li lesserez là, le povre Villon. «
Les poèmes de ce voyou et poète maudit à l’écriture exceptionnelle, en une centaine de vers devenus célèbres nous fascinent encore sur des thèmes comme les gens que l’on a connus et jamais revus, la peur du temps qui passe, l’obsession du sexe féminin, la hantise de la mort à laquelle le très jeune François Villon a échappé de justesse… Il n’oublie pas les gibets autour de Paris avec leurs pendus visibles par tous: la peine de mort était fréquente à son époque. Ensuite, grand progrès! on guillotina. D’abord en public comme dans la rue de la Santé, puis plus discrètement et à partir des années 1930 dans les prisons. Note à benêts: la dernière exécution eut lieu dans la prison des Baumettes à Marseille… en 1977. Mais il faudra encore quatre ans au grand Robert Badinter pour réussir à faire abolir la peine de mort!
Jonathan Pontier (musique techno et voix) est un slameur et artisan symphoniste, Hervé Rigaud, (guitare et voix) joue dans les créations de Jean-Luc Terrade, le directeur bordelais de ce festival et Elise Servières, à la fois violoniste et comédienne, se sont associés pour essayer de rendre en trente minutes toute la violence et le lyrisme de la poésie de ce voyou génial que fut François Villon. Avec ses mots à lui et à leur univers musical : rock et techno. Une belle idée… Et cela fonctionne? Oui, mais pas tout le temps. Elise Servières rend très bien avec une diction parfaite et une grande sensibilité les vers admirablement rythmées de François Villon, comme dans La Ballade des pendus, le fameux : «Frères humains, qui après nous vivez, N’ayez les cœurs contre nous endurcis, Car, si pitié de nous pauvres, avez, Dieu en aura plus tôt de vous mercis. »
Les trois complices nous avertissent: la langue de François Villon n’est pas du tout selon eux facile à décrypter… Mais l’ensemble reste assez compréhensible. Et cela irait encore mieux si la balance était correcte et si le texte n’était pas le parent pauvre de cette Coquille où domine la partie musicale… Il manque en effet ici un véritable maître d’œuvre pour que ce travail en cours sur le texte prenne toute sa dimension. On n’en est pas loin, mais comme disait le divin marquis de Sade: «Français, encore un effort. » Cette ébauche de spectacle donne aussi une furieuse envie d’aller lire ou relire ce poète exceptionnel qu’André Gide et bien d‘autres écrivains français admirent tant…
Bibi Ha Bibi d’Aloun Marchal et Henrique Furtado
Sixième opus de cette longue journée. Enfin cette fois, nous sommes assis -même sur d’étroits bancs en bois et on apprécie de se poser un peu… Sur une scène bifrontale, deux jeunes hommes, pieds nus, vêtus d’un marcel et d’un grand slip qui pendouille… se regardent face à face et à quelques centimètres, dans un duo à la fois complice et provocateur. Côté sonore, ils éructent une série de borborygmes onomatopées et cris de volatiles, rauques, aigus, longs, courts, etc. : la palette est assez riche mais bon…
Au début, on laisse généreusement passer un peu de temps et on se dit qu’il va se passer quelque chose mais que nenni, on en reste là! Et on s’ennuie comme rarement pendant les trente cinq minutes que dure cette très mince performance sans grand intérêt. Elle aurait pu, à la grande rigueur, faire partie d’un ensemble ou n’être qu’un petit sketch. Après tout, pourquoi pas? Mais elle n’aurait jamais dû être présentée comme telle. Les invendus et les invendables, cela n’existe pas seulement dans le domaine de la mode mais aussi dans le monde du spectacle…
Drift de Thomas Birzan et Mario Barrantes Espinoza
Cette autre performance de trente-cinq minutes aussi et également au Glob Théâtre mais dans une autre partie de la salle clôt cette journée. Et celle-ci nettement plus intéressante. A mi-chemin entre le tableau vivant à l’anglo-saxonne qui a inspiré Bob Wilson à ses débuts et de la sculpture vivante et toute proche d’une chorégraphie minimaliste mais sans les répétitions chères à Lucinda Childs. Ici, deux corps très proches d’hommes ou de femmes ?
Impossible à savoir au début dans la pénombre où on devine quelques gestes infimes, très précis… Ce n’est pas vraiment une chorégraphie ni du théâtre muet mais cet suite d’images où rien n’est forcé ni convenu mais exige une nécessaire et longue exploration du regard et une attention soutenue. C’est un peu long mais ce silence et cette belle lenteur sans doute inspirée à ces jeunes danseurs par le chorégraphe japonais Ushio Amagatsu font un grand bien, surtout juste après le pénible caquètement précédent.
Nous n’avons pu rendre compte que d’un tiers de la riche programmation du Festival Trente Trente, si singulière à la fois par les lieux où elle se déroule, comme par le format de ces créations contemporaines. Dans l’axe de feu Sigma, ce festival international qui, à partir de 1965 et pendant plus de vingt ans, grâce à son directeur Roger Lafosse -décédé il y a huit ans- excita comme ici la curiosité de la jeunesse bordelaise… Et où avaient joué entre autres et excusez du peu: Miles Davis, le Living Theatre, John Vaccaro, Xenakis, Pierre Boulez, Pierre Henry, Meredith Monk, Le Magic Circus de Jérôme Savary, les Pink Floyd… Roger Lafosse aurait aimé être là… Le spectacle expérimental, avec ses défauts et ses approximations on ne le dira jamais assez, a une vertu primordiale: il nourrit le spectacle tout court…
Philippe du Vignal
Le Festival Trente Trente a eu lieu du 21 janvier au 1 er février à Bordeaux-Métropole et en Nouvelle Aquitaine ; et, en décalé, sera à Saintes (Charente-Maritime) le 11 avril prochain.