Passagères de Daniel Besnehard, mise en scène de Tatiana Spivakova
Passagères de Daniel Besnehard, mise en scène de Tatiana Spivakova
Deux femmes sur un bateau militaire: certains iront jusqu’à dire que cela porte malheur… à elles pour commencer. Une passagère qui revient d’un chantier à Arkhangelsk où elle a été une ouvrière modèle et une femme de service condamnée à rester sur ce bateau, pour délit de bourgeoisie et parasitisme: on apprendra qu’elle fut actrice, et des plus grandes…
L’auteur évoque le long enfermement de la société collectiviste soviétique, avec cette image d’un navire militaire, un fantasme pour claustrophobes. Et les séparations durent des mois, voire de années… L’ouvrière a un fiancé au loin, parti pour servir la patrie. Et sur le bateau, un jeune officier a une fiancée, elle aussi très loin et le corps de cette jeune femme devant lui, le lui rappelle dangereusement… La «bourgeoise» punie elle travaille et se tait quant à son mari, même si sa compagne de voyage essaye de la faire parler et elle est inquiète pour lui…
On a l’impression qu’en écrivant cette pièce en 1984 pour Denise Bonal et Catherine Gandois, Daniel Besnehard s’intéressait plus à la relation entre ces femmes, qu’à la question politique fondamentale qu’il pose. Tatiana Spivakova, venue de Russie, elle, met davantage l’accent sur cette période sombre, en resserrant de façon presque continue les allers et retours sur le bateau et en introduisant des poèmes murmurés (en russe ou traduits) du Requiem d’Anna Akhmatova. La vie à bord est ici figurée par une soute avec des matériaux ternis, des objets sans âme et il y un petit escalier côté cour d’où descend l’autorité masculine et politique. On s’interroge sur le rapport aux objets, à mi-chemin entre une théâtralité rigoureuse et un usage réel incompatible avec la scène. Les gestes du travail ont leur importance : ils signifient le déclassement et la “rééducation“ du personnage joué par la grande actrice Catherine Gandois, pour cette recréation, dans le rôle que jouait Denise Bonal. Mais elle a en elle, la mémoire du personnage de la jeune ouvrière qu’elle interpétait : un privilège rare au théâtre. Le jeune officier (Vincent Bramoullé) a plutôt une fonction, qu’il n’est un personnage, sauf dans une scène très réussie de tentation et nostalgie réunies, toute en agaceries et désir désespéré -réciproques- entre la jeune femme et lui.
Mais la pièce est vraiment écrite pour les actrices de deux générations. Anna et Katia, nouvelles incarnations d’une Arkadina et d’une Nina (on n’échappe pas à Tchekhov et à sa Mouette quand on touche à la Russie et au théâtre), sont confrontées à d’autres situations qui les forcent peu à peu aux confidences, aux imprudences et aux trahisons amenées avec une grande pudeur: pureté de la tragédie. On résiste quelque temps à ce théâtre à l’ancienne où Sarah Jane Sauvegrain, qui a joué Alexia dans la série Paris sur Arte, apporte ici sa modernité mais on finit par se laisser embarquer corps et âme sur ce sombre navire.
Christine Friedel
Le Lucernaire, 53 rue Notre-Dame des Champs, Paris (VI ème), jusqu’au 22 mars. T. : 01 45 44 57 34.