Le Pays lointain (Un arrangement) de Jean-Luc Lagarce, mise en scène de Christophe Rauck

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© Simon Gosselin

 Le Pays lointain (Un  arrangement) de Jean-Luc Lagarce, mise en scène de Christophe Rauck

 En 1995, juste près avoir mis un point final au Pays lointain, l’écrivain mourait du sida à trente-huit ans. Il laisse derrière lui une œuvre aujourd’hui très jouée, entrée au répertoire de la Comédie-Française et devenue un classique du théâtre contemporain. Et en quelque sorte testamentaire, très proche de Juste la Fin du monde ( adapté au cinéma par  Xavier Dolan).

La cinquième promotion de l’École du Théâtre du Nord s’en était emparé pour son spectacle de sortie, en 2018 (voir Le Théâtre du Blog). Le travail a payé: depuis, les quatorze comédiens ont fait leur chemin et tous été embauchés dans d’importantes créations. Et les voici de nouveau réunis autour d’un spectacle qui a mûri avec eux.

 Pour donner des rôles à tous les acteurs, les deux élèves-auteurs de la promotion,  Haïla Hessou et Lucas Samain, se sont livrés à un «arrangement » avec  un habile montage de textes de Jean-Luc Lagarce. « Son écriture a un style homogène, dit Christophe Pellet qui a supervisé cette adaptation.  « Elle est si cohérente et reconnaissable qu’on peut la manipuler sans la briser ni la fractionner. Nos ajouts ne perturberont pas la linéarité ni les thématiques. » Ce récit ou ces récits, subtilement tissés, convoquent la galaxie lagarcienne autour de la trame centrale du Pays lointain. A la famille et aux fantômes de cette dernière œuvre, se mêlent: La Sœur de J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne, Madame Tschissik, la diva de Nous les Héros (Margot  Madec), et Jean-Luc Lagarce lui-même, disant des extraits de son Journal

 Louis (Etienne Toqué), un homme encore jeune mais qui se sait condamné à brève échéance, retourne, avec son ami Longue Date (Cyril Metzger), dans sa famille, pour lui annoncer sa disparition prochaine… Cette visite réveille de vieux conflits dans la fratrie. Elle libère aussi les mots, des flots de paroles déversés sur Louis par sa mère (Victoire Goupil) , sa sœur Suzanne (Mathilde Mery), son frère Antoine (Adrien Rouyard) et sa belle-sœur Catherine (Claire Catherine) ;  les fantômes du Père (Peio Berterretche) et de l’Amant, mort déjà (Mathias Zakhar) rôdent… Muet ou presque, il dissimule sa douleur derrière un sourire : « La douleur, mais encore, peut-être la sérénité de l’apaisement, le regard porté sur soi-même au bout du compte ». Il repartira sans avoir rien réglé, ni parlé de sa mort. Bref, un désastre pour Louis qui en est au bilan de sa vie. Et pour l’auteur, ressuscité en la personne d’Alexandra Gentil, qui donne des extraits de son Journal, notamment ses réflexions pendant les répétitions, à l’orée de sa disparition…

 Sur le plateau nu, flanqué d’une rangée de vieux sièges de théâtre où les comédiens se tiennent hors jeu, le groupe semble en répétitions.  On convoque, autour de la famille biologique de Louis, celle qu’il s’est choisie : Longue Date et sa maîtresse Hélène (Morgane El Ayoubi), et des rencontres éphémères, représentées par deux personnages secondaires: Le Garçon, tous les garçons (Corentin Hot) et Le Guerrier, tous les guerriers (Alexandre Goldinchtein). Tout ce monde se côtoie, circule avec une fluidité naturelle. «Il y a différentes temporalités à appréhender chez Lagarce, dit Christophe Rauck,  le temps rêvé, le temps inexistant ou qui a disparu, le présent pur. Il faut alors jouer avec ces disparités : avec les fantômes et les survivants, entre disparition et apparition. L’écriture est très musicale, ce qui permet d’envisager l’ensemble comme une partition, voire une symphonie, dont chaque instrument fait partie d’un tout, le principe de l’orchestre étant de constituer un groupe pour une voix unique. »

 La mise en scène fait la part belle à la riche matière textuelle,  ressassante, cherchant constamment la précision. Les comédiens s’emparent de cette langue avec aisance et donnent chair à ces mots, avec des appuis de jeu concrets : le mobilier de la salle à  manger, le dossier d’une chaise, une petite table où écrit l’avatar de Jean-Luc Lagarce, la corbeille à linge de la mère, le fauteuil où s’affale Louis… Un travail fin et une direction d’acteurs impeccable qui donnent à chaque interprète libre champ à sa personnalité. Leur présence physique joue à plein : la longue silhouette de Louis, la rageuse logorrhée de Suzanne, les joutes corporelles du Garçon tous les garçons et du Guerrier tous les guerriers, le numéro de séduction de Béatrice (Caroline Fouilhoux) dans sa baignoire, le détachement amusé de l’Amant, mort déjà… Madame Tschissik qui erre sur le plateau en robe de gala, comme échappée d’une mise en scène désuète, égarée parmi les autres….

 Sept châssis blancs dans le fond délimitent l’aire de jeu et permettent au vidéaste Carlos Franklin de projeter des paysages et des dessins en noir et blanc suggérant les différents lieux de la maison familiale. Ces images, sans saturer la représentation, ouvrent l’espace. Tout aussi discrète, la  bande-son diffuse des thèmes d’œuvres classiques et des chansons d’Alain Bashung.

 Jean-Luc Lagarce est servi par une  esthétique baroque d’une grande théâtralité poétique et cette troupe d’acteurs lui rend sa jeunesse. On l’entend écrire, penser, lentement agoniser, et enfin faire résonner ce chant du cygne qui conclut la pièce : « Ce que je pense, et c’est cela que je voulais dire, c’est que je devrais pousser un grand et beau cri, un long et joyeux cri qui résonnerait dans toute la vallée, que c’est ce bonheur-là que je devrais m’offrir, hurler une bonne fois, mais je ne le fais pas, je ne l’ai pas fait. »

Mireille Davidovici

 Jusqu’au 1er mars, Théâtre 71 Malakoff,  place du 11 Novembre, Malakoff (Hauts-de-Seine) T. : 01 55 48 91 00

Les 5 et 6 mars : Le Bateau Feu, Dunkerque (Nord);  du 18 au 22 mars, Théâtre du Nord-Centre Dramatique National, Lille ( Nord)

Les textes de Jean-Luc Lagarce sont publiés aux Solitaires intempestifs

 

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