Le Montage des Attractions, spectacle du G.I.T.I.S, mise en scène de Vladimir Pankov

 

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Le Montage des Attractions, spectacle du G.I.T.I.S (Institut National des arts du théâtre de Moscou) mise en scène de Vladimir Pankov

L’Oeil extatique, une exposition consacrée à l’œuvre de Sergueï Eisenstein réalisée par Ada Ackerman et Philippe-Alain Michaud au Centre Georges Pompidou à Metz, est à l’origine de ce spectacle musical. Peu courant en effet qu’un travail de fin d’études soit invité par un musée national français! Et qu’il illustre l’œuvre d’un grand cinéaste qui avait fait ses débuts au théâtre mais qui a aussi laissé des écrits d’une importance considérable…

Le Montage des Attractions nous rend sensibles à la recherche des nouveaux moyens d’expression par Sergueï Eisenstein, passé de la peinture au théâtre, puis du théâtre au cinéma. L’art de gauche en Russie, dit aujourd’hui «d’avant-garde», s’est placé dans les années vingt, sous le signe de la synthèse des arts.  Et nous avons admiré la maîtrise de la scène chez ces tout jeunes comédiens, capables aussi de chanter, danser et jouer admirablement du piano et autres instruments. Ils ont été formés pendant quatre ans au théâtre musical, dans la section dirigée par Oleg Koudriachov qui a été le professeur de Vladimir Pankov…

Cette continuité est le propre de cette grande école russe dont on a pu si souvent  admirer l’excellence. Et le titre du spectacle vient d’un mot fondamental de l’art dit de gauche: le «sdvig»: un concept issu du cubisme signifiant un détournement des modèles et une subversion des formes héritées du passé.  Dans notre livre L’Art contre les masses, nous avions appelé ce procédé, «la création décalée» qui, paradoxalement, a été mise en œuvre dans le constructivisme: avant de construire, il faut d’abord en effet déconstruire…  Ce que Sergueï Eisenstein a fait pour la première fois dans Le Sage, le second spectacle qu’il a créé pour le Théâtre du Proletkult. Pièce jointe MailIl avait été inspiré par Il n’est sage qui ne faille (1868), une pièce d’Alexandre Ostrovski (1823-1886) détournée par Serge Tretiakov, un collaborateur du L.E.F. (Le Front gauche des arts), une revue dirigée par Maïakowski. Sergueï Eisenstein y publiera en octobre 1924 Le Manifeste du montage des attractions après avoir mis en pratique le sdwig un an avant dans Le Sage. Ivan Axionov, quand il écrira son essai sur le cinéaste dont il avait été le professeur aux ateliers de théâtre de Vsevolod Meyerhold, loin de vanter la nouveauté du procédé, critiquera le caractère systématique du texte et reprochera à son ex-élève d’avoir fait une dissertation! La pratique avait devancé la théorie qui avait été un effet induit d’un exercice inspiré par «la fabrique de l’acteur excentrique» et qui avait déjà donné des exemples d’attractions: ce qui entraînait donc le théâtre vers le cirque, le cabaret, le music-hall ou les variétés…

Comme le dira le personnage de Kroutitski/Staline dans ce spectacle: pour renouveler une esthétique sclérosée, on échange le haut et le bas, comme on inverse un meuble, en le mettant sens dessus-dessous : «Tenez, voici cette table, elle est sur ses quatre pieds, elle tient debout, bien droit, bien solide? Et maintenant, je te la renverserai cul par-dessus tête. Eh! bien, c’est ce qu’ils font.» Cette dénonciation d’un «siècle léger» contient, avant l’heure, une définition assez exacte de ce Montage des attractions,  mais en ayant un point de vue conservateur et en montrant aussi qu’il était dans l’esprit du temps. Désignant une tendance à démembrer un texte littéraire ou scénique et à prendre la partie pour le tout. Préfigurant ainsi dans Le Sage, ce que le cinéaste mettra ensuite en œuvre avec ses films. Et son geste iconoclaste peut être aussi interprété comme une provocation envers Anatoli Lounatcharski, en appliquant à sa manière, son mot d’ordre: revenir à Alexandre Ostrovski pour redonner un contenu social à un théâtre jugé trop axé sur la primauté de la forme, et de l’esthétique sur l’idéologie.

Sergueï Eisenstein s’était écarté d’Alexandre Ostrovski pour se rapprocher de Nicolas Gogol qui, le premier, avait mis les détails en valeur, pour démolir les stéréotypes… Il était le seul auteur classique que les Futuristes avaient oublié de jeter par-dessus bord du bateau de la modernité. Sergueï Eisenstein imaginera dans Le Journal de Gloumov, le personnage d’un agent du capitalisme, bien que cette actualisation n’ait été qu’une couverture pour créer de nouveaux moyens d’expression… En effet, dans ce premier film, un court métrage conçu pour être projeté avant la représentation d’Un Homme sage d’Alexandre Ostrovski, il s’en prend aux spéculateurs accusés de provoquer les guerres pour vendre des canons et fera du cinéma, une attraction supplémentaire pour casser le moule du thème de la pièce…

Un pari audacieux donc pour Vladimir Pankov et son équipe! Ils ont pris pour modèle, un jalon essentiel de l’histoire du théâtre et qui fait désormais figure de classique de notre modernité. Cette création collective a enchanté le public: ses auteurs, au lieu de se livrer à une déconstruction, sont revenus au texte d’Alexandre Ostrovski, non comme le souhaitait Anatoli Lounatcharski, mais en le détournant et en faisant, comme Sergueï Eisenstein, un usage explosif de la parodie et du grotesque. Le «samodourstvo», le despotisme familial des marchands russes du XIX ème siècle, sert de cible et Vladimir Pankov fait exploser les poncifs de l’héritage soviétique, ici réduit à une farce.

Et en mettant dans la bouche de Staline et de Beria, chef de sa police politique et responsable de la torture et des déportations, les mots prononcés par Kroutitski et Gorodouline, on obtient un effet de sens, à partir d’une simple transposition des répliques d’Alexandre Ostrovski. Pour Vladimir Pankov, ce spectacle a pour thème principal, le rôle des ragots dans la dégradation d’une société quelle qu’elle soit. Et le Journal de Gloumov apparaît comme une mise en abyme: le grand cinéaste y utilisait la partie pour le tout, en révélant, dans toute son ampleur, le détournement des relations familiales et sociales.

Avec cette mise en cause de fausses informations devenues aujourd’hui inhérentes à la mondialisation, ce spectacle dénonce aussi la mise en place de bobards… le plus souvent officiels qu’officieux. Ce Montage des attractions englobe trois systèmes fondés sur l’instrumentalisation du langage à des fins de domination. Avec une vérité artistique en parfait accord entre les discours en apparence anodins des personnages et le retour à une culture carnavalesque, telle que l’avait bien défini Mikhaïl Bakhtine dans L’Oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Âge et sous la Renaissance.

Il y a ici un décalage entre des moments de cirque, acrobatie, boxe, etc. : toute la biomécanique chère à Vsevolod Meyerhold, et d’autres moments où une musique vivifie l’action, avec des intermèdes endiablés. Très tôt en effet, Sergueï Eisenstein s’était rendu compte de la nécessité pour lui, de conjuguer des attractions et un thème principal, pour éviter une trop grande diffraction du sens, ce qui risquait de nuire à la réception du spectacle. Et, en passant du théâtre au cinéma, il ouvrira la voie à une esthétique, non plus de la forme et de l’art en tant que tel, mais de sa réception. 

Ici, Vladimir Pankov et ses merveilleux élèves-comédiens ont trouvé le juste dosage avec un réglage minutieux de la temporalité et une alternance entre moments calmes et moments très intenses pour ce spectacle coproduit par le Centre Georges Pompidou de Metz, la compagnie Iva, le festival Passages, le Théâtre du Préau de Vir (Calvados) et par Vladimir Zaslaviski, le directeur du G.I.T.I.S. qui a vraiment permis à cette création de voir le jour. Comme Mikhaïl Savtchenko, le directeur du nouveau musée Tretiakov à Samara au Sud-Est de Moscou, nous avons eu le plaisir de savourer non le pot-pourri auquel on pouvait s’attendre, mais une œuvre solide et structurée comme un meuble qui, après avoir été déconstruit, aurait été remonté…

Gérard Conio

Le spectacle a été créé les 12 et 13 février, au Centre Georges Pompidou de Metz (Moselle).

 

 


Archive pour 4 mars, 2020

Le Montage des Attractions, spectacle du G.I.T.I.S, mise en scène de Vladimir Pankov

 

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Le Montage des Attractions, spectacle du G.I.T.I.S (Institut National des arts du théâtre de Moscou) mise en scène de Vladimir Pankov

L’Oeil extatique, une exposition consacrée à l’œuvre de Sergueï Eisenstein réalisée par Ada Ackerman et Philippe-Alain Michaud au Centre Georges Pompidou à Metz, est à l’origine de ce spectacle musical. Peu courant en effet qu’un travail de fin d’études soit invité par un musée national français! Et qu’il illustre l’œuvre d’un grand cinéaste qui avait fait ses débuts au théâtre mais qui a aussi laissé des écrits d’une importance considérable…

Le Montage des Attractions nous rend sensibles à la recherche des nouveaux moyens d’expression par Sergueï Eisenstein, passé de la peinture au théâtre, puis du théâtre au cinéma. L’art de gauche en Russie, dit aujourd’hui «d’avant-garde», s’est placé dans les années vingt, sous le signe de la synthèse des arts.  Et nous avons admiré la maîtrise de la scène chez ces tout jeunes comédiens, capables aussi de chanter, danser et jouer admirablement du piano et autres instruments. Ils ont été formés pendant quatre ans au théâtre musical, dans la section dirigée par Oleg Koudriachov qui a été le professeur de Vladimir Pankov…

Cette continuité est le propre de cette grande école russe dont on a pu si souvent  admirer l’excellence. Et le titre du spectacle vient d’un mot fondamental de l’art dit de gauche: le «sdvig»: un concept issu du cubisme signifiant un détournement des modèles et une subversion des formes héritées du passé.  Dans notre livre L’Art contre les masses, nous avions appelé ce procédé, «la création décalée» qui, paradoxalement, a été mise en œuvre dans le constructivisme: avant de construire, il faut d’abord en effet déconstruire…  Ce que Sergueï Eisenstein a fait pour la première fois dans Le Sage, le second spectacle qu’il a créé pour le Théâtre du Proletkult. Pièce jointe MailIl avait été inspiré par Il n’est sage qui ne faille (1868), une pièce d’Alexandre Ostrovski (1823-1886) détournée par Serge Tretiakov, un collaborateur du L.E.F. (Le Front gauche des arts), une revue dirigée par Maïakowski. Sergueï Eisenstein y publiera en octobre 1924 Le Manifeste du montage des attractions après avoir mis en pratique le sdwig un an avant dans Le Sage. Ivan Axionov, quand il écrira son essai sur le cinéaste dont il avait été le professeur aux ateliers de théâtre de Vsevolod Meyerhold, loin de vanter la nouveauté du procédé, critiquera le caractère systématique du texte et reprochera à son ex-élève d’avoir fait une dissertation! La pratique avait devancé la théorie qui avait été un effet induit d’un exercice inspiré par «la fabrique de l’acteur excentrique» et qui avait déjà donné des exemples d’attractions: ce qui entraînait donc le théâtre vers le cirque, le cabaret, le music-hall ou les variétés…

Comme le dira le personnage de Kroutitski/Staline dans ce spectacle: pour renouveler une esthétique sclérosée, on échange le haut et le bas, comme on inverse un meuble, en le mettant sens dessus-dessous : «Tenez, voici cette table, elle est sur ses quatre pieds, elle tient debout, bien droit, bien solide? Et maintenant, je te la renverserai cul par-dessus tête. Eh! bien, c’est ce qu’ils font.» Cette dénonciation d’un «siècle léger» contient, avant l’heure, une définition assez exacte de ce Montage des attractions,  mais en ayant un point de vue conservateur et en montrant aussi qu’il était dans l’esprit du temps. Désignant une tendance à démembrer un texte littéraire ou scénique et à prendre la partie pour le tout. Préfigurant ainsi dans Le Sage, ce que le cinéaste mettra ensuite en œuvre avec ses films. Et son geste iconoclaste peut être aussi interprété comme une provocation envers Anatoli Lounatcharski, en appliquant à sa manière, son mot d’ordre: revenir à Alexandre Ostrovski pour redonner un contenu social à un théâtre jugé trop axé sur la primauté de la forme, et de l’esthétique sur l’idéologie.

Sergueï Eisenstein s’était écarté d’Alexandre Ostrovski pour se rapprocher de Nicolas Gogol qui, le premier, avait mis les détails en valeur, pour démolir les stéréotypes… Il était le seul auteur classique que les Futuristes avaient oublié de jeter par-dessus bord du bateau de la modernité. Sergueï Eisenstein imaginera dans Le Journal de Gloumov, le personnage d’un agent du capitalisme, bien que cette actualisation n’ait été qu’une couverture pour créer de nouveaux moyens d’expression… En effet, dans ce premier film, un court métrage conçu pour être projeté avant la représentation d’Un Homme sage d’Alexandre Ostrovski, il s’en prend aux spéculateurs accusés de provoquer les guerres pour vendre des canons et fera du cinéma, une attraction supplémentaire pour casser le moule du thème de la pièce…

Un pari audacieux donc pour Vladimir Pankov et son équipe! Ils ont pris pour modèle, un jalon essentiel de l’histoire du théâtre et qui fait désormais figure de classique de notre modernité. Cette création collective a enchanté le public: ses auteurs, au lieu de se livrer à une déconstruction, sont revenus au texte d’Alexandre Ostrovski, non comme le souhaitait Anatoli Lounatcharski, mais en le détournant et en faisant, comme Sergueï Eisenstein, un usage explosif de la parodie et du grotesque. Le «samodourstvo», le despotisme familial des marchands russes du XIX ème siècle, sert de cible et Vladimir Pankov fait exploser les poncifs de l’héritage soviétique, ici réduit à une farce.

Et en mettant dans la bouche de Staline et de Beria, chef de sa police politique et responsable de la torture et des déportations, les mots prononcés par Kroutitski et Gorodouline, on obtient un effet de sens, à partir d’une simple transposition des répliques d’Alexandre Ostrovski. Pour Vladimir Pankov, ce spectacle a pour thème principal, le rôle des ragots dans la dégradation d’une société quelle qu’elle soit. Et le Journal de Gloumov apparaît comme une mise en abyme: le grand cinéaste y utilisait la partie pour le tout, en révélant, dans toute son ampleur, le détournement des relations familiales et sociales.

Avec cette mise en cause de fausses informations devenues aujourd’hui inhérentes à la mondialisation, ce spectacle dénonce aussi la mise en place de bobards… le plus souvent officiels qu’officieux. Ce Montage des attractions englobe trois systèmes fondés sur l’instrumentalisation du langage à des fins de domination. Avec une vérité artistique en parfait accord entre les discours en apparence anodins des personnages et le retour à une culture carnavalesque, telle que l’avait bien défini Mikhaïl Bakhtine dans L’Oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Âge et sous la Renaissance.

Il y a ici un décalage entre des moments de cirque, acrobatie, boxe, etc. : toute la biomécanique chère à Vsevolod Meyerhold, et d’autres moments où une musique vivifie l’action, avec des intermèdes endiablés. Très tôt en effet, Sergueï Eisenstein s’était rendu compte de la nécessité pour lui, de conjuguer des attractions et un thème principal, pour éviter une trop grande diffraction du sens, ce qui risquait de nuire à la réception du spectacle. Et, en passant du théâtre au cinéma, il ouvrira la voie à une esthétique, non plus de la forme et de l’art en tant que tel, mais de sa réception. 

Ici, Vladimir Pankov et ses merveilleux élèves-comédiens ont trouvé le juste dosage avec un réglage minutieux de la temporalité et une alternance entre moments calmes et moments très intenses pour ce spectacle coproduit par le Centre Georges Pompidou de Metz, la compagnie Iva, le festival Passages, le Théâtre du Préau de Vir (Calvados) et par Vladimir Zaslaviski, le directeur du G.I.T.I.S. qui a vraiment permis à cette création de voir le jour. Comme Mikhaïl Savtchenko, le directeur du nouveau musée Tretiakov à Samara au Sud-Est de Moscou, nous avons eu le plaisir de savourer non le pot-pourri auquel on pouvait s’attendre, mais une œuvre solide et structurée comme un meuble qui, après avoir été déconstruit, aurait été remonté…

Gérard Conio

Le spectacle a été créé les 12 et 13 février, au Centre Georges Pompidou de Metz (Moselle).

 

 

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