Le Moche de Marius von Mayenburg, mise en scène de Pierre Pradinas
Le Moche de Marius von Mayenburg, traduction d’Hélène Mauler et René Zahnd, mise en scène de Pierre Pradinas
Après L’Occupation d’Annie Ernaux, en 2018 (voir Le Théâtre du blog), Pierre Pradinas retrouve Romane Bohringer pour la création de ce conte moderne où quatre comédiens interprètent les huit personnages.
D’abord, une rivalité entre collègues: Lette, le bienheureux inventeur d’un convecteur électrique révolutionnaire, apprend que son assistant ira présenter à sa place, son produit de choc à une foire internationale. Il est bien trop moche pour arriver à le vendre, lui dit son patron. Laideur qu’il ignorait jusque là et que lui confirme sa femme. Mis sur la touche, il livrera son visage au bistouri d’un chirurgien.
Et là, tout bascule. Devenu beau, trop beau, il reprendra la vedette: commercial de choc, courtisé par les femmes et les hommes. L’argent coule à flots et il est célèbre, au point que le médecin, sans scrupules, reproduit son faciès à l’infini… Il cesse alors d’être unique et ne vaut plus rien sur le marché de l’emploi et du sexe: d’autres, avec la même tête, feront l’affaire à moindre coût… Et impossible de revenir en arrière !
Sur scène, Lette, (Quentin Baillot) en se grimant, ne changera pas d’aspect mais d’attitude, transformé par le regard des autres. Le comédien, aux allures de Monsieur tout le monde, construit un personnage touchant de naïveté, avant de devenir un monstre imbu de lui-même, ridicule et creux: «Je ressemble à un œuf dur sans coquille», dira-t-il à son image dans le miroir.
Romane Bohringer est une modeste femme au foyer puis l’assistante du chirurgien et excellera en vieille dame riche et libidineuse, et maîtresse du héros. Trois femmes en une, toutes prénommées Fanny. Aurélien Chaussade joue Karlmann, l’assistant de Lette et le fils de la rombière, mère possessive et amante dominatrice. Le patron de Lette et le chirurgien, bouffons inconséquents, sont interprétés par Thierry Gimenez.
Dans un décor unique aux éléments mobiles, les acteurs se métamorphosent par glissement de plus en plus rapide d’un tableau à l’autre. La temporalité se bouscule à mesure que Lette s’enfonce dans une abîme vertigineux face à ses multiples doubles… En limitant la distribution à quatre acteurs, Marius von Mayenburg veut montrer que ces individus sont interchangeables donc sans identité propre. Il dénonce une société mercantile qui s’en tient aux seules apparences et au fric. « Faire du théâtre, dit-il, c’est forcément s’opposer à cette volonté d’uniformiser le monde. C’est entretenir par la mise en valeur les défauts et les soi-disant tares de chaque individu, un espoir de poésie et de différence. » Lette, avec son nouveau visage puis quand il est confronté à ses clones, ne se reconnaît plus. De même, ses interlocuteurs à la fois dissemblables et identiques, lui signifient que tout le monde se vaut et, qu’en définitive, personne ne vaut rien.
Contrairement à des pièces comme Martyre ou Visage de feu où l’auteur allemand montre la violence sociale à l’état brut, Le Moche, écrit en 2012, a le ton d’une comédie légère, avec mots d’auteur, dialogues vifs et humoristiques… Mais derrière cette dérision, souvent pointée vers l’absurde, quelque chose coince… Comme Grégoire Samsa dans La Métamorphose de Franz Kafka, se réveillant dans le corps d’un cafard ou Peter Schlemihl dans L’Homme qui a perdu son ombre d’Adelbert von Chamisso, Lette nous entraîne dans son cauchemar.
La mise en scène va dans le sens la franche comédie et les comédiens, tous excellents, prennent plaisir à jouer ce conte métaphorique. Une grande fluidité, une scénographie sobre et des éclairages fonctionnels et pour varier les ambiances, des images vidéos non figuratives projetées en fond de scène… Ce spectacle d’une heure nous incite à rire mais là où ça fait mal. Une bonne soirée en perspective.
Mireille Davidovici
Spectacle créée le 9 mars à Bonlieu
Jusqu’au 13 mars, Bonlieu Scène Nationale d’Annecy, 1 rue Jean Jaurès, Annecy (Haute-Savoie) T. : 04 50 33 44 00.
Du 7 au 10 avril, Comédie de Picardie, Amiens (Somme) ; du 14 au 16 avril, Théâtre de l’Union, Limoges (Haute-Vienne).
La traduction française est publiée par L’Arche éditeur.