Café Ulysse, spectacle librement inspiré de l’Odyssée d’Homère, mise en scène de Jean-Jacques Fedida

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Café Ulysse, spectacle librement inspiré de L’Odyssée d’Homère, textes de Jean-Jacques Fdida et Francine Vidal, mise en scène de Jean-Jacques Fedida

 Cela se passait juste avant les mesures de confinement drastiques dans la grande salle municipale de Romagnat ( sept mille habitants)  à quelques kms de Clermont-Ferrand. Mais le spectacle est le plus souvent joué en plein air devant ce même petit café aux couleurs bleues comme on en trouvait encore il y a trente ans dans les îles grecques avant l’invasion touristique. Fait de bric et de broc avec chaises et petites tables rondes pour quelque cent spectateurs. Un décor bien conçu par Nicolas Diaz et tout à fait adapté au plein air comme à un espace fermé.

Les aventures d’Ulysse en Méditerranée servent de fil rouge mais il y a aussi de courts récits avec pour thème l’exil, l’identité, la petit maison natale mythique que l’on rêve de retrouver et des moments de vies actuelles comme celles d’une jeune Palestinienne, d’un réfugié, d’un paysan grec… le tout sur la musique parfois dispensée par un gros transistor.  Mais sans folklore inutile. Le spectacle donne la parole à tous ceux qui ont un jour ou l’autre croisé Ulysse dans son long périple : Nausicaa, Circé, Pénélope… mais aussi le cyclope Polyphème, Télémaque, le chien Argos…

C’est comme une sorte de conte-feuilleton-patchwork avec de courts ou plus longs récits et quelques dialogues. Un texte habilement tricoté, traduit simultanée par un des acteurs, notamment en langue des signes, ce qui donne une belle  résonance gestuelle à l’ensemble. « En mêlant à ces récits des récits contemporains, nous souhaitons mettre en perspective hier et aujourd’hui, pour mieux entendre à la fois l’Odyssée et nos destinées. »

Et on entend comme rarement, cette histoire invraisemblable et pourtant si juste et si vraie, mille fois adaptée notamment au cinéma et au théâtre, en BD et qui n’en finit pas de nous surprendre.  Soit ici sur trois heures avec des pauses café, thé verre de vin rouge ou d’ouzo entre les deux parties, elle-même coupées par un petit dîner. On pose d’abord quelques jalons empruntés à L‘llliade, histoire de rafraîchir les mémoires du public. « L’histoire commence en Grèce, sur l’île antique d’Ithaque montagne rocheuse couverte de forêts, croissant fertile juché entre mer et ciel, reine de beauté au cœur de son archipel. Un jour, une rumeur s’est faufilée :-C’est la guerre ! Il faut aller faire la guerre à Troie ! La guerre pour qui ? La guerre pour quoi ?-Nous allons chercher Hélène. La plus belle des grecques ! Elle a fui avec son amant. Vous savez, quand une femme quitte sa maison, le monde s’effondre, c’est vrai. Mais ils allaient jusqu’à dire qu’Hélène qui s’en allait pour une autre nation, c’était de la haute trahison. On a même envoyé Ulysse, l’homme aux milles ruses, pour négocier la paix… Mais les Grecs ne voulaient pas renoncer à Hélène. »

Petit rappel aussi de personnages moins connus comme Euryloque. « Ce nom ne vous dit rien, hein ? Vraiment rien ? Il appartenait pourtant à la famille d’Ulysse. Il était son beau-frère et son second d’équipage, lui aussi avait grandi sur l’île escarpée d’Ithaque.  Et il y a quelques courts textes additifs avec  allusions à l’actualité : « Nous, dans ce village de Crète, nous sommes de vieilles famille et, avec des oliviers qui ont plusieurs siècles, nous faisons de l’huile d’olive. Mais, aujourd’hui, ils font une huile d’olive pas chère, européenne, qui n’a plus aucun goût. Résultat : la nôtre ne se vend plus… Même nos enfants s’en vont. Ils disent qu’ils veulent «un monde qui bouge ». Notre fille est partie vivre à Thessalonique et notre fils, au Portugal ou en Italie, je ne sais plus. »

 Reinier Sagel, néerlandais, Francine Vidal, française et Fatimzohra Zemel, algérienne parlent tous le français mais Fatimzohra Zemel souvent l’arabe et un peu d’italien mais tous les trois le français et les deux actrices la langue des signes. Histoire sans doute de montrer que la Méditerranée est un creuset de langues dont les habitants en parlent tous un peu quelques-unes… Les comédiens -excellentes diction et gestuelle- ont une solide pratique du conte et les  nombreux enfants et adolescents écoutaient avec une grande attention, cette réinterprétation du mythe d’Ulysse.

Côté mise en scène, c’est plus flou et disait notre grand maître Bernard Dort, il faudrait resserrer les boulons de cette mise en scène qui a déjà pourtant été jouée. Les allers et retours depuis l’intérieur du café sont artificiels et il y a des longueurs.Côté dramaturgie, pourquoi ces traductions simultanées permanentes en français ou en langue des signes qui ralentissent le jeu et forment un mille-feuilles d’informations pas ?  Un clin d’œil de temps à autre aurait suffi. Il y a des moments comme le combat d’Ulysse et du Cyclope bien traités et vivants. Mais la rencontre et la vie d’Ulysse avec Circé puis Nausicaa, son retour dans sa chère Ithaque  restent assez sommaires et sans grande poésie ni émotion. On ne “voit” pas vraiment le fameux massacre des prétendants par Ulysse ni le personnage de Pénélope. Dommage!

Et on ne comprend pas bien l’introduction assez artificielle de ces bribes de récits contemporains: cela ne fait pas vraiment sens et nuit à l’unité de l’histoire. Quant à ces pauses sympathiques, elles cassent le rythme. Comme ce repas qu’il aurait mieux valu servir sous forme plus légère et directement aux spectateurs. Ce qui aurait économisé beaucoup de temps. Cela dit, joyeux de ne pas être encore confinés, ils avaient l’air content d’être ensemble à écouter cette fabuleuse aventure mais ne se doutaient pas encore de ce qui l’attendait dans la semaine à venir…
Un spectacle est parfaitement rodé: il a beaucoup été joué notamment au Festival Chahuts, Bordeaux, à Chalon dans la rue In, à la Biennale urbaine du Spectacle, Romainville, à la Maison du Conte, Chevilly-Larue, au festival Les Arts du Récit en Isère, à La Minoterie, Dijon , au Théâtre du Rabot de Semur-en-Auxois, à la Fête de la Ville, Saint-Denis, à la Médiathèque de Riom. Mais il demanderait à être remis en forme c’est à dire… en scène. Ce récit par ailleurs  très vivant, de la fabuleuse  épopée d’Ulysse le mérite bien. “Il y a aura eu d’abord pour nous comme une fraîcheur d’eau au creux de la main. Après quoi, on est libre de commenter à l’infini” si l’on veut, écrivait Philippe Jaccottet dans L’Avertissement de sa belle traduction de L’Odyssée.

 Philippe du Vignal

Spectacle vu le 14 mars à la salle des fêtes de Romagnat (Puy-de-Dôme).


Archive pour mars, 2020

Vessel chorégraphie de Damien Jalet

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Vessel chorégraphie de Damien Jalet

Voici, après Ils n’ont rien vu  de Thomas Lebrun (voir Le Théâtre du Blog), une nouvelle collaboration franco-japonaise qui réunit un chorégraphe français et l’artiste et scénographe japonais Kohei Nawa. Une œuvre exceptionnelle, créée lors d’ une résidence à la Villa Kujoyama à Kyoto.

L’année dernière, le Français, artiste associé au théâtre national de la danse de Chaillot, avait, dans Skid, fait évoluer ses interprètes sur un toboggan géant. Ici, il place sept danseurs -six Japonais et un Grec- sur un plan d’eau. Au centre de cet espace, une sorte d’ilot blanc bouillonne comme de la lave : c’est un matériau presque vivant, le katakuriko, fait de fécule de pomme de terre.

Les artistes sont confrontés à deux contraintes : on ne voit pas leurs leurs visages,  ce qui les fait ressembler à d’étranges insectes suivant les combinaisons des corps  et dans le dernier quart d’heure, ils sont confrontés au katakuriko qui devient solide quand ils le manipulent mais liquide, quand ils s’en éloignent. «C’est une vraie performance, dit le chorégraphe. Pendant une heure, être dans toutes ces positions sans jamais se montrer, passer d’un milieu solide à un milieu liquide pour aller vers quelque chose entre ces  états, avec toute cette imbrication et la notion d’intimité qu’elle suppose, -ils sont parfois complètement imbriqués les uns dans les autres-  c’est  très rigoureux.»

Les musiques « new age » de Marihiko Hara et Ryùichi Sakamato et les faibles lumières rasantes de Yukoko Yoshimoto renforcent l’étrangeté de cette pièce, dont l’esthétique rappelle celle de la troupe Sankai Juku. Et chacun peut interpréter les images  selon sa propre sensibilité.

Cette œuvre, plébiscitée au Japon, pourrait trouver sa place dans un musée d’art moderne. «Dans ce pays, il n’y a pas de culture de la danse contemporaine, ils n’en sont pas si fans, dit Damien Jalet. Ce que nous avons crée, entre sculpture et danse, a finalement fait venir beaucoup de gens. Ils ont été captivés».  Le public parisien a eu la chance de découvrir ce spectacle…

Jean Couturier

Le spectacle a été présenté du 6 au 13 mars à Chaillot-Théâtre national de la danse, 1 place du Trocadéro, Paris (XVIème). T. : 01 53 65 30 00.

La Ménagerie de verre de Tennessee Williams, mise en scène d’Ivo van Hove

 

©Jan Versweyveld

©Jan Versweyveld

La Ménagerie de verre de Tennessee Williams, traduction d’Isabelle Famchon, mise en scène d’Ivo van Hove

Une histoire de famille boiteuse, comme Laura, sa fille handicapée qu’Amanda, sa mère voudrait « bien marier » et protéger ainsi une fois pour toutes.
Son frère Tom travaille dans une usine de chaussures pour les faire vivre mais s’évade dès que possible au cinéma. Et clé de la pièce : chacun, dans ce «théâtre de la mémoire», se fait son cinéma. La mère, avec sa nostalgie aristocratique des beautés du Sud dont elle fit partie mais aussi des fringants prétendants qui l’entourait, Laura avec sa ménagerie de verre: des bibelots où elle projette sa fragilité et ce qu’elle a de précieux. Et Jim, l’ancien chanteur-vedette du lycée dont elle était  amoureuse en rêve, rendu le temps d’une soirée, à sa jeune gloire passée.

La Ménagerie de Verre n’a pas besoin d’une représentation réaliste et s’organise à partir du récit de Tom et de ses jeux de magicien: parier sur l’illusion pour arriver au vrai, plutôt que chercher à donner l’illusion du vrai. Ivo van Hove joue avec justesse entre l’ouverture vers le public et le confinement -on n’y échappera pas!- d’un appartement moche, bas de plafond et en sous-sol, avec un escalier qui s’échappe vers les hauteurs et la vie réelle pour Tom et d’où vient et où retournera Jim.

Les murs marron sont hantés de visages dont le portrait flou du flamboyant mari -simple employé du télégraphe et non prestigieux planteur- qui a abandonné épouse et enfants. Dans le fond, un petit espace cuisine enferme parfois la mère, comme au centre de sa toile d’araignée. Selon les vœux de l’auteur, un écran -ici, trop petit- est incrusté dans la paroi, face public, pour afficher la contradiction, au moins un commentaire ironique, avec bancs-titres et images, de ce qui se passe sur le plateau. Comme l’avait fait Jacques Nichet dans sa remarquable mise en scène en 2009 mais ici, cela ne fonctionne pas, même si la scénographie de Jan Versweyveld est d’une fidélité irréprochable à l’auteur et au texte.  Cette histoire de famille aurait besoin d’un cadre plus intime que celui de l’Odéon.

©Jan Versweyveld

©Jan Versweyveld

C’est pourtant l’écrin nécessaire à Isabelle Huppert qui vient souvent y jouer. Elle interprète Amanda, la mère, suivant une méthode presque « cubiste », en montrant, avec de grands-à plat, tantôt une facette tantôt une autre du personnage et de sa fonction. Un choix cohérent avec l’écriture de la pièce: Amanda complètement aliénée, inauthentique, est enfermée dans l’image de ce que doit être une mère aimante et dévouée, ancienne belle du Sud à la légendaire hospitalité mais aussi de la souffrance de cette pauvre femme abandonnée…

Amanda se fait son cinéma et il est juste que le rôle ait été confié à une actrice devenue (presque) l’incarnation même du Cinéma. Avec ses froufroutantes mousselines -parfaitement déplacées dans cet appartement oppressant et misérable- elle trouve peut-être une façon de tenir et de faire face. Encore un rôle ou peut-être un véritable engagement, entre autres, envers sa fille qu’il s’agit de protéger ? Le cas des jeunes, personnages et comédiens, est différent. Ils ont droit, eux, à leur authenticité. Nahuel Pérez Biscayart assume la double responsabilité de Tom, narrateur de la représentation mais aussi chargé de famille. Énergique, découragé, ironique, lui aussi trouve le moyen de tenir. Ce sera peut-être un peu plus difficile pour Jim (Cyril Guei) et Laura (Justine Bachelet), après leur moment d’illusion lyrique.

Jim revit, grâce à la mémoire de Laura, son moment de gloire, avant de retourner avec Tom à la fabrique de chaussures où ils travaillent. Laura voit se réaliser le rêve secret d’un premier amour de jeunesse, jusqu’au moment où la bulle et le malentendu éclatent.  Jim et Laura ne partageaient pas la même exaltation. Lui repart vers de nouvelles ambitions plus terre à terre et lui avoue qu’il est fiancé à une jeune fille, bonne ménagère. Et elle, se réfugie auprès de sa ménagerie de verre, symbole d’une beauté pure, fragile et stérile. Les trois comédiens sont excellents.

Ironie du sort : La Ménagerie de Verre, une pièce née de l’histoire familiale de Tennessee Williams, a d’abord pris la forme d’une nouvelle, puis d’un scénario qui, refusé par Hollywood, est devenu une pièce qui triompha à Broadway et enfin un film dont Tennessee Williams fut dépossédé: Hollywood en avait acheté les droits et en particulier, celui de clore le film par un inévitable happy-end… Sans ironie, cette fois, on peut se demander pourquoi Ivo van Hove qui utilise en général beaucoup le cinéma et l’image dans ces spectacles, au point quelquefois d’effacer les acteurs, n’y a, cette fois, pas eu recours. Ici, le spectateur doit se faire son film, hors-champ. Il a déjà sa vedette…

Christine Friedel

La pièce est reprise à partir du 19 mai au Théâtre de l’Odéon, Paris (VI ème).

Illusions perdues d’après Honoré de Balzac, mise en en scène de Pauline Bayle

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Illusions perdues d’après le roman d’Honoré de Balzac, mise en scène de Pauline Bayle

 

C’est notre amie Christine Friedel qui devait faire l’article mais vu les circonstances… Et comme on ne verra pas ce spectacle avant, restons optimistes, plusieurs semaines… en voici déjà une première critique. Nous connaissons Pauline Bayle depuis douze ans et on sentait déjà chez elle une énergie, une présence scénique et une volonté d’en découdre peu courantes. Elle écrivit  et mis en scène une pièce en 2017 (voir Le Théâtre du blog ) et malgré et grâce à -ce n’est pas incompatible- une certaine maladresse, il y avait déjà une belle énergie. Puis, elle se décida à adapter et à mettre en scène L’Iliade puis L’Odyssée en une heure et quelque avec six acteurs. Deux courts mais brillants spectacles. Plateau nu, costumes non «d’époque» mais actuels: proches de ceux de notre quotidien, diction et gestuelle impeccables, jeu d’une grande précision, personnages  que l’on peut vite identifier même quand les femmes jouent des hommes, aucun accessoire, jeu très savant des lumières: c’est un ensemble d’éléments devenus en quelques années  un peu sa marque de fabrique…

Ce sont ces mêmes principes  qu’elle applique ici à cette mise en scène. Elle a éliminé le début assez bavard qui se passe à Angoulême et elle a eu raison. Illusions perdues reste sans doute le meilleur roman de Balzac mais c’est un pavé de quelque sept cent pages publié en trois parties entre 1837 et 1843, soit il y a déjà presque deux siècles avec Les deux Poètes, Un grand homme de province à Paris et Les Souffrances de l’Inventeur.  Mais il y a une extraordinaire qualité des dialogues, toujours aussi vivants et qui attirent les metteurs en scène de théâtre :  «C’est ignoble, mais je vis de ce métier, moi comme cent autres! Ne croyez pas le monde politique beaucoup plus beau que ce monde littéraire: tout, dans ces deux mondes, est corruption, chaque homme y est ou corrupteur ou corrompu.» Des répliques savoureuses dans la bouche des jeunes acteurs dirigés par Pauline Bayle et qui frisent parfois le mot d’auteur : « La polémique est le piédestal des célébrités. » Ou qui préfigurent déjà étrangement Sacha Guitry: «Quand une femme arrive à se repentir de ses faiblesses, elle passe comme une éponge sur sa vie, afin d’en effacer tout. »

Lucien Chardon, nous dit Balzac, est le fils d’un pharmacien et d’une aristocrate d’Angoulême et il se fait appeler Lucien de Rubempré, le nom de sa mère : ce qui sonne bien mieux! Il fréquente, avec Madame de Bargeton sa maîtresse, la noblesse de la petite ville. Mais ce poète en herbe ne se sent pas assez reconnu et le couple va alors «monter » à Paris. Tout de suite ou presque, et sans aucun état d’âme, elle plaquera Lucien, pas assez distingué à ses yeux pour la société aristocrate qu’elle fréquente. Mais il va tout faire pour s’en sortir et apprendra vite la leçon: grâce à la toute puissance du journalisme, on peut arriver à ses fins: à condition de n’avoir aucune scrupule et d’être prêt à se compromettre sur des affaires douteuses. «Les belles âmes arrivent difficilement à croire au mal, à l’ingratitude, il leur faut de rudes leçons avant de reconnaître l’étendue de la corruption humaine. »

Le formidable pouvoir d’influence de la presse cachait en effet des arrière-cours peu reluisantes: coups bas, trafics d’influence, conflits d’intérêt dissimulés, pressions politiques diverses et variées. Tout cela permet de gagner cyniquement de l’argent et de mener une vie de luxe mais… se paye un jour… et très cher. Malheur aux beaux jeunes gens intelligents et ambitieux, avides de gloire littéraire comme Lucien de Rubempré qui ne savait pas -ou faisait semblant de ne pas savoir- que l’on «peut être brillant à Angoulême, mais presque insignifiant à Paris. »

Et il y a une règle du jeu intangible: celui qui pouvait broyer sans état d’âme ceux qui se croyaient puissants, le sera à son tour. Du Capitole à la roche Tarpéienne : le vieux proverbe latin est encore valable… Il vit dans le luxe belle -maison et domestiques- avec sa Coralie, mais quand cette petite actrice ne trouve plus de rôles et que Lucien se voit refoulé de toutes les rédactions, ils en seront vite réduits à la grande pauvreté et il n’y aura personne pour les aider. Ils comprennent que Paris est un monstre fascinant mais cruel : les beaux jours sont derrière eux et la seule issue pour Lucien est un retour humiliant à la case départ dans sa ville natale d’Angoulême qu’il avait tant voulu fuir!

Donc sur un plateau nu, dans un dispositif quadri-frontal: une bonne idée pour cette lutte à mort, le public quelque peu voyeur, assiste avec délectation à cette guerre en continu qui ne dit pas son nom. Les jeunes femmes jouent souvent les hommes mais  ce n’est pas réciproque. Un sacré marathon quand il faut incarner, le temps de courtes scènes, les quelque dix-sept personnages très différents imaginés par Honoré de Balzac. Lucien presque toujours sur le plateau, Madame d’Espard, Coralie une jeune et belle actrice, Camusot, Dauriat le libraire, Madame de Bargeton, Raoul Nathan un poète, … Toute une galerie de personnages qui donnent une idée assez pessimiste de cette vie parisienne que Balzac a si bien réussit à faire vivre. Pauline Bayle est une formidable directrice et ses acteurs sont tous excellents : Charlotte Van Bervesselès, Hélène Chevallier, Guillaume Compiano, Alex Fondja et surtout Jenna Thiam (Lucien) : mention spéciale à la présence de celle qui est pratiquement tout le temps sur le plateau. Ils arrivent grâce à un jeu efficace, rigoureux et précis, à nous faire entrer sans difficulté dans cette aventure balzacienne.

Adapter un roman au théâtre n’est pas chose facile et très souvent, les metteur(e)s en scène ont bien du mal à trouver la dramaturgie ad hoc. Pauline Bayle, forte de deux expériences précédentes avec Iliade et Odyssée a réussi un travail remarquable d’intelligence. Et tout s’enchaîne vite et bien. Mais le spectacle dure deux heures et demi sans entracte et même s’il n’y a aucune longueur, le public, disons assez branché du théâtre de la Bastille, montrait quelques signes de lassitude et quelques personnes sont sorties. On pourrait en fait éliminer sans dommage quelques scènes accessoires, ce qui gagnerait du temps.

Et attention, il ne faudrait pas que la syntaxe radicale que Pauline Bayle,  travailleuse infatigable, a mis au point avec ses acteurs : plateau nu, aucun décor, priorité au langage, adapté de textes littéraires, etc., ne tourne au procédé. Cela dit, à trente ans, elle est sans aucun doute une des meilleures metteuses en scène du théâtre français… Et, malgré les annulations actuelles, ce spectacle a encore de beaux jours devant lui.

 Philippe du Vignal

Spectacle vu le 11 mars au Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette, Paris (XI ème); les représentations jusqu’au 4 avril et du 6 au 10 avril, sont annulées, vu les circonstances.

Représentations prévues: La Coursive, La Rochelle (Charente-Maritime), du 14 au 16 avril ; Le Carré Belle-Feuille, Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), le 21 avril ; Théâtre Liberté, Toulon (Var), les 28 et 29 avril.
Les 3 Pierrots, Saint-Cloud (Hauts-de-Seine),  le 5 mai ; La Garance à Cavaillon (Var)  le 7 mai.

 

Après la fin, de Dennis Kelly, mise en scène de Maxime Contrepois

 

Après la fin, de Dennis Kelly, traduction de Pearl Manifold et Olivier Werner, mise en scène de Maxime Contrepois

 9976D41F-BF81-4CF1-B7F2-70597F0AF66CDehors, c’est la catastrophe : une explosion nucléaire. Dedans, en bas, dans l’abri où Mark a transporté Louise évanouie, c’est l’enfermement et la survie. De maigres rations, peu de lumière, aucune occupation, sinon un jeu de Donjons et Dragons dont elle ne veut pas. Et avant tout, la lutte pour la vie entre les deux personnages, plus tendue, plus dure avec les jours qui passent. D’ailleurs, fait-il encore jour quelque part ? Et si Mark ne l’avait pas «sauvée, mais séquestrée ? Et ce qu’il raconte des corps sanglants et noircis, dehors, n’était-il pas un fantasme emprunté aux récits d’Hiroshima? Et si Louise ne devait être que le témoin de l’angoisse de Mark devant la catastrophe annoncée ? Et si tout cela était seulement une drôle de manière pour dominer et posséder cette jeune collègue de travail qui l’aime bien mais qui ne l’aime pas Et si tout cela, en fait, révélait un dévoiement assombri du désir ?

Le jeune metteur en scène Maxime Contrepois dit poursuivre « une radiographie de la violence, de la façon dont elle circule entre les êtres et les révèle à eux-mêmes et aux autres ». Un théâtre de l’intime, auquel cette pièce se prête bien,  rejetant le monde “en haut“ et “dehors“ et rendant le temps à la fois pesant et sans repères… De quoi devenir fou, ou au moins laisser monter le fou que l’on porte en soi.  Les différentes séquences, séparées par un « bain de noir » et par des musiquettes électroniques chargées d’autodérision, expérimentent les rapports de force entre les deux partenaires. Ici, Mark, (Jules Sagot) sans cesse en train de s’excuser, pratique la tyrannie des faibles face à une Louise (Elsa Agnès) écorchée et agressive. Dans d’autres mises en scène de la pièce, on a pu voir, tout aussi justement, un Mark agressif –mais c’est encore le signe qu’il est conscient de sa faiblesse- face à une Louise froide, qui refuse d’entrer dans son jeu.

 Margaux Nessi a conçu un décor haut et ouvert qui montre  très bien mais  de façon surprenante, l’enfermement. Il fait songer davantage à un grenier où joueraient des enfants qu’à un abri antiatomique souterrain, et là est sa justesse. Ces jeunes adultes, surtout lui, sont encore pétris des terreurs de l’enfance et de ses affabulations ; ils sont  hésitants sur la passerelle, rendue plus fragile par ce huis-clos, entre  réel et fantasme.

After the end  (le titre n’était pas traduit) a été créée, en 2012, par Olivier Werner, avec Pearl Manifold et Pierre-François Doireau, au Festival des Caves à Besançon. Le public partageait avec eux le même bunker, espace confiné et cela devait jouer avec force sur les émotions partagées. Mais la pièce a le pouvoir de suivre plusieurs pistes, comme l’ont montré trois mises en scènes récentes, par Baptiste Guiton au T.N.P. à  Villeurbanne, il y a un an (voir Le Théâtre du blog), par Georges Lini en Belgique et enfin par Catherine Javaloyès à Strasbourg.

La mise en scène de Maxime Contrepois, physique et au plus près des mouvements intérieurs des protagonistes avec ce qu’il faut d’enfance, fonctionne très bien. Et même s’il s’en défend, ici la pièce entraîne d’autant mieux son lot de métaphores, et surtout en ces temps de rumeurs, de confinement, d’angoisse de la catastrophe.

On ne vous racontera pas ce qui se passe « après la fin », où l’utilisation de la vidéo prend un sens qu’elle n’avait pas dans le corps de la pièce (où elle est du reste peu présente) : le « combat des cerveaux » a ici assez de force pour se passer de gros plans. À voir, précisément pour ce duel d’acteurs, sensibles et puissants. Et pour la part de naïveté (c’est un compliment) qu’assume la mise en scène.

Christine Friedel

La pièce a été jouée jusqu’au 14 mars, au Théâtre de la Cité Internationale, 17 boulevard Jourdan, (Paris XIV ème).  T. : 01 43 13 50 50

Le texte de la pièce est publié aux éditions de l’Arche.

Penthésilée, d’après Heinrich von Kleist, mise en scène de Sylvain Maurice

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

 

Penthésilée, d’après Heinrich von Kleist, traduction de Ruth Ortmann et Éloi Recoing, mise en scène de Sylvain Maurice

La jeune reine de Amazones porte le poids d’une nation massacrée et d’une tradition de fer. Fini, plus d’hommes.  Si les femmes veulent perpétuer leur communauté,  elles devront aller chercher sur le champ de bataille le guerrier qui incarne pour elle le dieu Mars fécondateur et devront le vaincre. Penthésilée entraîne sa troupe dans la guerre de Troie, mais seulement pour trouver celui qui lui est destiné, l’unique Achille. Lui, subjugué, feint de tomber à ses pieds. Insupportable fraude : Penthésilée, folle de rage devant cette tromperie qui détruit sa victoire en même temps que son amour, se déchaîne et dévore celui qui lui était promis.

Cela ressemble à une histoire très lointaine et très barbare, et pourtant… La pièce renvoie avec force à la question de l’identité que forge pour chacun le poids de l’histoire. Penthésilée  mourra en rejetant les lois si dures, si draconiennes de la lignée de femmes dont elle est née et dont, responsable, elle porte la couronne. Question urgente aujourd’hui où l’on assiste à une revendication de groupes resserrés autour de leur identité, au détriment de la liberté individuelle et très clairement, de la liberté d’expression.

L’aujourd’hui de la tragédie, Sylvain Maurice l’a cherché dans une forme d’oratorio dont il a confié le texte à Agnès Sourdillon qui passe du récit, au jeu, dans le rôle d’un rhapsode au charme puissant. Il a réuni autour d’elle un chœur, iquatre musiciennes et deux musiciens, différents les uns des autres : Janice in the Noise vient du jazz, Mathilde Rossignol, du chant lyrique, Ophélie Joh, de la danse et de la comédie musicale, Julieta, du beatbox comme Paul Vignes, multi-instrumentiste et polyglotte des formes musicales, le tout sous la rythmique du bassiste et compositeur Dayan Korolik. Cela nous vaut une interprétation ultramoderne de la tragédie, à la fois sensible et cérébrale, toutes ces disciplines musicales étant tenues ensemble avec une rigueur de puriste et une force créative unique.

Le revers de cette rigueur ? Le spectacle laisse aux mots seuls ce moment trouble qui est au cœur de la dramaturgie de Kleist.  Dans ses autres pièces, le prince de Hombourg s’égare dans une crise de somnambulisme où il se voit couronné avant la bataille et où le réel –le gant de sa fiancée- vient s’imprimer dans le rêve. Et la petite Catherine de Heilbronn et le comte von Strahl se sont–ils connus dans un autre espace-temps ? Le moment de ravissement de Penthésilée, dévorée par une absence meurtrière, manque à la représentation. C’est le défaut des qualités de ce spectacle…

Christine Friedel

Spectacle vu au Théâtre de Sartrouville et des Yvelines- Centre Dramatique National.

Normalito, texte et mise en scène de Pauline Sales. (à partir de neuf ans)

Crédit photo : Ariane Catton

Crédit photo : Ariane Catton

Normalito, texte et mise en scène de Pauline Sales. (à partir de neuf ans)

 

La comédienne, metteuse en scène et autrice d’une quinzaine de pièces à codirigé pendant dix ans, Le Préau, Centre Dramatique National de Normandie à Vire ( Calvados)  avec Vincent  Garanger. Ils poursuivent leur démarche artistique avec la compagnie A L’Envi, prônant une écriture et une mise en scène qui révèlent une humanité toute de complexités et de contradictions. Ce texte répond à une commande de spectacle pour la jeunesse que leur a faite Fabrice Melquiot directeur du Théâtre Am Stram Gram à Genève. A l’heure où les super-pouvoirs dessineraient une norme « giga » à atteindre, comment rendre la normalité désirable, celle d’une vie honnête et en accord avec soi – sans qu’elle passe pour moyenne, terne et sans ambition ?

 Mais ce concept de normal (famille, pays, coutumes, mœurs et époque) varie selon chacun et oscille donc entre le normatif ou le prescriptif. Il n’est pas non plus la moyenne et ne peut définir la normalité. En même temps ou peu à peu, elle a fini par devenir un épouvantail : trop de banalité, trop de « médiocrité  et une modération  signifiant le plus souvent l’insuffisance. Mais aujourd’hui enfin, la société fait respecter la différence. Et, par ailleurs, peut-on être par ailleurs non-singulier ?  En classe, Luca, élève moyen en tout, a l’impression d’être oublié… Et quand la maîtresse demande à sa classe de CM2 d’inventer un super-héros, Lucas dessine Normalito « qui rend tout le monde normal» car tous ont une singularité,  mais lui-même affirme ne prétendre à aucune distinction. 

Il fait le récit de son aventure initiatique, à la fois scolaire, citoyenne et sociale :

« Alors ça ne se voit pas à l’œil nu, mais ils sont zèbres quoi à l’intérieur. Comme si on était tous des chevaux avec nos robes de couleur banale, et puis au milieu de nous il y aurait un zèbre et grâce à ses rayures on saurait immédiatement qu’il est différent… » Diverse est l’humanité enfantine scolarisée, comme celle entre  enfants à hauts potentiels (HP) ou celle aux troubles du dys- (les handicapés), ou encore ceux qui viennent d’autres pays et d’autres cultures. Iris, une fillette plutôt surdouée dans sa lecture du monde qu’elle ne cesse de découvrir avec acuité, aspire à la normalité et devient l’amie de Normalito.

L’un et l’autre découvrent la famille respective de chacun, dans un chassé-croisé leur ouvrant des perspectives heureuses. Chacun de son côté, trouve étrangement que les parents de l’autre correspondraient mieux à leurs aspirations. Iris ne supporte ni les frites, hamburgers et pizzas : le quotidien des repas familiaux. Et Luca, lui, n’en peut plus d’une nourriture bio, triste et peu festive. Sa mère -tendance bobo et design- se plaint et redoute que son fil normal ne soit « con ». Mais le père d’Iris voit en elle une future Présidente de la République.

Au fil de leur émancipation, les enfants rencontrent Lina, la dame des toilettes de la gare, née homme dans un corps inadéquat ou faux, dont elle s’est échappée. Le pouvoir dérangeant de l’anormalité , inquiétante étrangeté, s’avère finalement plus séduisant que repoussant, et les gens différents sont semblables dans leur être au monde.

Scénographie de Damien Caille-Perret ludique  au possible, avec un intérieur un peu vide, si ce n’est des accessoires révélateurs de chacun des enfants, un siège design haut et cassé, marqué de  zébrures évoquant de façon métaphorique Lina, toujours sur la brèche… mentalement. Le fauteuil de Luca se révèle des plus confortables et dépliable pour qu’on s’y étende. A jardin et à cour, trois portes battantes s’ouvrent et se ferment, sur des passages privés, hors champ, des parents de Lucas ou bien de ceux d’Iris.

Cette installation judicieuse correspond, lors de la fugue nocturne des enfants, à l’espace, au sous-sol d’un gare, des toilettes que gère Lina.  C’est la tenancière d’une petite voiture à bras colorée et joliment peinte de marchande ambulante des quatre saisons  avec des rouleaux de papier placés en cœur et des figurines seyantes : hommes, femmes et trans. Les toilettes aideront  Lina et Iris à se comprendre quand elle se sentira malade ; ce sera pour elle comme pour Luca confiant dans ses amies un refuge intime et un lieu de révélations… Antoine Courvoisier dans le rôle du garçon  a un regard personnel sur le monde mais aussi l’esprit ouvert, curieux et réceptif. Grand, maladroit parfois, il reste tenace, revendiquant sa juvénile maturité. Pauline Belle en Iris patiente et calme, trouve une solution à tous les problèmes et ne désarme pas devant les attaques intempestives de son camarade fougueux qu’elle aime silencieusement d’un amour sincère et dont elle lui fera l’aveu libérateur. Les différences peuvent s’additionner pour se mutualiser, l’hypothèse est résolue. Anthony Poupard est aussi à l’aise en Lina, féminine jusqu’au bout de ses gestes de la main, que son propre frère, beau macho et sûr de lui.

Une récréation festive à la saveur de bonbon saveur acidulé sur la différence quelle qu’elle soit et Fabrice a un regard vif et positif quand il s’agit de la compréhension des plus jeunes.

 

Véronique Hotte

 

Spectacle vu le 12 mars au Carreau du Temple, 2 rue Perrée,  Paris (IIIème)

Le Théâtre de la Ville, aux Plateaux Sauvages Paris (XX ème) du 13 au 15 mars…

Le texte est publié aux Solitaires Intempestifs.

 

 

Candide de Voltaire, mise en scène d’Arnaud Meunier, collaboration artistique d’Elsa Imbert, version scénique et dramaturgie de Parelle Gervasoni.

Candide de Voltaire, mise en scène d’Arnaud Meunier, collaboration artistique d’Elsa Imbert, version scénique et dramaturgie de Parelle Gervasoni.

 

©Sonia Barcet

©Sonia Barcet

 Le héros endosse le costume du voyageur-philosophe. Méthodiquement, à l’allemande, il épuise le catalogue des misères humaines, écrit René Pomeau qui retrouve dans ce conte philosophique (1759)  pour grands enfants, les Confessions de Jean-Jacques Rousseau…

 Une revue plutôt navrante de nos misères où l’émotion tourne à l’ironie amère, et un chef-d’œuvre d’une absolue nécessité, à l’écriture brillante et juste. Guerres en Bulgarie, tremblement de terre à Lisbonne, naufrage, condamnation par l’Inquisition, autant d’invites que nous fait Voltaire à interroger la place des femmes, le colonialisme, la religion, la guerre, l’origine du mal et la recherche du bonheur. Une comédie amère sur les puissants, la bêtise humaine et l’égoïsme avec une critique d’avant-garde de l’esclavagisme et les formes d’oppression. 

Comme l’auteur, Candide avait cru, «naïvement », que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. Mais le naïf a dû bientôt déchanter  et se rendre à l’évidence des faits. Et cette sagesse bien terre à terre se contente de peu : «Mlle Cunégonde est devenue bien laide et Mme Denis bien grosse, on se chicane ferme à Constantinople, comme à Genève ou à Paris, mais c’est une bien belle chose que de cultiver son jardin ».

Réclamant la liberté pour les esprits, Voltaire milite pour qu’on permette à chacun d’adorer ou de ne pas adorer Dieu, à sa manière et rêve d’une humanité réconciliée. Une générosité utopique qui tend vers une religion naturelle de la vie.  Des questions éloquentes encore aujourd’hui à l’aune d’une actualité déconcertante. L’esprit libre et sarcastique  de l’écrivain a pénétré tous les esprits, rendant intolérables superstitions et abus du clergé. La tolérance religieuse est une conquête définitive et Voltaire a vulgarisé un esprit critique « qui ne s’en laisse pas conter ». Le même esprit incisif a inspiré Arnaud Meunier, avec un théâtre-récit qui met en valeur les éclats éblouissants de l’acteur-conteur dont les rôles vont d’un jusqu’à plusieurs personnages, animant l’histoire avec jubilation. Cette œuvre initiatique ne vise pas  pas uniquement l’ « élite » intellectuelle mais aussi le « grand public ». Et son ton irrévérencieux en fait un matériau privilégié pour le théâtre. Le metteur en scène reste attentif à la situation du jeune héros dans un contexte de guerres et d’atrocités commises aux quatre coins du monde : massacres, autodafés… depuis la Westphalie, la Bulgarie, la Hollande, Paraguay, jusqu’à Bordeaux, Lisbonne, Cadix, Surinam, Venise, Constantinople…

 Ce Candide est un projet de la  troupe de la Comédie de Saint-Etienne qu’Arnaud Meunier dirige depuis 2011, un chant joyeux et salutaire qui nous invite à cultiver notre jardin, au moment où l’injonction du « vivre ensemble » va des prétendues élites vers les déclassés ». Mais c’est aussi une aventure épique et musicale, grâce aux musiciens sur le plateau : Matthieu Desbordes, à la batterie et Matthieu Naulleau, au piano. Et cet univers scénique inspiré des illustrations impertinentes et malicieuses de Candide par Joann Sfar dans sa Petite bibliothèque philosophique.

Tout, ici, est dans l’axe :  scénographie somptueuse, lumières subtiles d’Aurélien Guettard, costumes à la belle griffe d’Anne Autran, perruques de Cécile Kretschmar, fresques colorées et éloquentes de la vidéo de Pierre Nouvel, avec un ciel où des fumées s’échappent dans un faux firmament, tempête majestueuse d’une catastrophe naturelle avec des vagues violentes: le spectateur se croit sur un bateau.

 Notre regard  plonge sur ce plateau d’une de blancheur immaculée où officient les musiciens et  nous assistons à la lecture vivante d’un beau livre d’images. Avec des soldats aux uniformes d’époque, le Grand Inquisiteur, le Juif commerçant et négociant, l’Imam, des figures non épargnées, si ce n’est le derviche qui apparaît en vidéo (Emmanuel Vérité) et un sage paysan turc…

Les acteurs s’amusent manifestement au cours de cette épopée fascinante et acidulée : Tamara Al Saadi est une Cunégonde facétieuse et pleine d’élan. Romain Fauroux, issu de l’Ecole de la Comédie de Saint-Etienne, incarne un Candide vif mais innocent qui veut comprendre le monde et  s’en remettre toujours à Plangloss son philosophe de prédilection (Philippe Durand). Cécile Bournay dessine un personnage comique des plus attachants, enthousiaste et ludique : une vieille chanteuse et accordéoniste déclamant ses vérités… malgré les épreuves. Jacques l’Anabaptiste (Gabriel F. ) et le bon Martin (Sylvain Piveteau) accompagnent et réconfortent le pauvre Candide dans sa traversée du monde et dans les épreuves douloureuses qu’il doit subir.  Un spectacle esthétisant et rieur, placé du côté de la raison et de la dignité humaine…

 

 Véronique Hotte

 Spectacle vu au Théâtre Jean Vilar, Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne) le 6 mars.

Les Scènes du Jura-Scène Nationale, les 11 et 12 mars. Comédie de Colmar, Centre Dramatique National d’Alsace, du 18 au 20 mars. Théâtre du Gymnase, Marseille (Bouches-du-Rhône) , du 24 au 26 mars.

Théâtre du Beauvaisis-Scène Nationale, les 1er et 2 avril. Théâtre de Villefranche, Scène conventionnée, les 8 et 9 avril. Théâtre de Montbéliard-Scène Nationale, le 16 avril. Théâtre de la Ville, du 21 avril au 7 mai.

Ils n’ont rien vu, chorégraphie de Thomas Lebrun

Ils n'ont rien vu_07 © Frédéric Lovino

©Frederic Lovino

Ils n’ont rien vu, chorégraphie de Thomas Lebrun

Un beau titre pour cette pièce qui essaye de parler de l’impensable: le 6 août 1945, trois mois après la capitulation de l’Allemagne, une bombe atomique américaine anéantissait Hiroshima! Soixante-dix mille morts et autant par la suite, à cause des irradiations.  Le XX ème siècle entrait dans l’ère nucléaire !

Cette immense tragédie a inspiré à Alain Resnais Hiroshima mon amour (1959), un film, scénario de Marguerite Duras, dont nous entendrons quelques extraits. Puis les huit danseurs, au micro, égrènent sobrement des témoignages de victimes, accompagnés d’une bande-son où résonnent des percussions traditionnelles japonaises. Pour s’imprégner de la mémoire collective de cet événement, Thomas Lebrun et son équipe sont allés à Hiroshima, à la rencontre des survivants de la bombe atomique, les « hibakushas ». «Ce voyage a complétement transformé notre vision des choses, dit-il. Il a nourri notre imaginaire et notre savoir, de réalités et de témoignages et nous a permis d’avancer dans ce projet, avec d’autres regards et d’autres mots : ceux des  anciens qui ont vu et raconté, et que nous avons vus et écoutés … »

Rieko Koga a conçu un « baro », une pièce de tissu de huit mètres sur dix, constitué d’étoffes anciennes et contemporaines, en provenance d’Hiroshima  et d’autres villes japonaises. Ce matériau-mémoire à l’esthétique délicate va prendre différentes formes sur le plateau. Et Jeanne Guellaff a conçu les beaux costumes de cette pièce de quatre-vingt minutes qui débute par une touchante séance collective d’origamis. Un hommage à Sadako Sasaki, une petite fille de douze ans, victime du bombardement qui s’était promis, en vain malheureusement, de confectionner mille grues de papier pour survivre. Les gestes précis font référence à différents styles, de la danse traditionnelle japonaise, à Pina Bausch.

Nous nous souviendrons longtemps du moment évoquant la chute de la bombe nucléaire annoncée par la voix du pilote américain aux commandes de l’avion ce jour-là. Comme une sorte de nuée ardente, les éclairages de François Michel, exceptionnels, figent au sol les corps meurtris des artistes. C’est beau quand la danse fait sens !

Jean Couturier

Le spectacle a été présenté du 5 au 11 mars, à Chaillot-Théâtre National de la danse, 1 place du Trocadéro, Paris (XVI ème). T. : 01 53 65 30 00.

Melle Julie-meurtre d’âme, de Moni Grego,d’après August Strindberg,mise en scène de Roxane Borgna

julie


 photo : Sylvie Veyunes

Melle Julie-meurtre d’âme, texte de Moni Grego, d’après Mademoiselle Julie d’August Strindberg, mise en scène de Roxane Borgna

 

 Le grand auteur suédois est emblématique du théâtre naturaliste. Ce qui prend un sens très profond, quand on inclut ses propres glissades vers la folie, avec ses mémoires Fils de la servante. Il connaît bien les différences sociales et la lutte des classes et comment elles forgent ou minent les âmes. Sa Julie est certes la fille de Monsieur le Comte mais aussi d’une mère  artiste, donc « déclassée ». La situation qu’elle va affronter, est donc plus dangereuse pour elle, et pas moins scandaleuse. Pendant la très païenne nuit de la Saint-Jean, Julie séduit Jean, le valet de Monsieur le Comte.

Double perte, comme patronne et comme femme. Une fois qu’un homme «qui n‘est qu’un homme», autrement dit, un être aux courtes pulsions. Quand il l’a “eue“, elle perd de sa valeur, à moins de faire une bonne caissière d’hôtel, d’oublier ses origines pour n’être plus qu’une réclame à jamais déclassée. Mais Julie et Jean le savent bien: cette apothéose amoureuse et bourgeoise ne fonctionnera pas : elle, la“fin de race“, ne sait rien faire et lui, le valet, trop occupé par son travail, n’a pas de temps pour l’amour.

August Strindberg avait placé en observatrice, en mètre-étalon de la vie sociale, le personnage de Christine la cuisinière, raisonnablement fiancée à son camarade de travail. Elle marche sans illusions sur le droit chemin d’une vie qui s’améliorera sans doute quand elle quittera le statut de domestique pour monter, avec Jean, vers celui de commerçants. Le tout, avec le soutien d’une morale qui la place au-dessus de cette dévergondée de  jeune Comtesse…

Moni Grego et Roxane Borgna n’ont pas voulu de cette version, même si elles ont repris le sous-titre d’origine: Meurtre d’âme. Elles ont éliminé Christine et le poids de situations qu’elle porte, pour garder  la seule tragédie de Julie. La lutte des classes se concentrant alors sur une «danse de mort» entre la fille du comte et le valet. L’auteure et la metteuse en scène adorent la pièce et le personnage de Julie, au point de les dévorer passionnément, de les vampiriser pour aller chercher très loin son âme dans son corps.

Roxane Borgna a poussé le bouchon encore plus loin, en déconstruisant la pièce de Moni Grego qui, elle-même a déconstruit la pièce de Strindberg. Restent Julie et Jean, joués et dansés (chorégraphie de Mitia Fédotenko) par Roxane Borgna et Jacques Descordes. Corps et âmes? Le corps est l’âme, tourmentée par de belles et troublantes images de Marie Rameau passant à l’écran -décor et unique miroir que traverse Julie- à la vitesse de la réminiscence et de l’inconscient, appuyée par un travail sonore précis et tendu.

Au fil du jeu, la caméra de Laurent Rojol prend le dessus, s’attache de très près au visage de la comédienne. Inconvénient : un procédé devenu banal et qui a le tort d’éloigner notre regard, du jeu des corps –pourtant magistral-, au profit du seul visage. L’âme, le spectacle nous l’a dit jusque là, ne loge pas que dans les yeux… On peut être respectueux des textes : au-delà, au-dessus du respect, il y a cet amour fou de ces deux femmes pour une pièce qu’elles éclatent, mettent en pièce, émiettent et, encore une fois, dévorent –et à qui elles se donnent- jusqu’à l’épuisement. Et ce don n’a pas de prix.

Christine Friedel

Spectacle vu au Théâtre de la Girandole, 4 rue Edouard Vaillant, Montreuil (Seine-Saint-Denis).
Tournée en cours d’élaboration. nuit@yahoo.fr 

 
Suis-je encore vivante, texte de Grisélidis Réal, mis en scène de Roxane Borgna, à La Scierie, festival d’Avignon 2020.

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