Le festival d’Avignon, une soixante-quatorzième édition?
Olivier Py, son directeur, a dit, au cours d’une conférence en presse en ligne, toute sa solidarité avec ceux qui sont atteints par le coronavirus et son admiration pour tous les soignants. Il a précisé, avec l’aide d’interventions filmées des artistes, le profil de cet événement international qui, cette année et vu les circonstances, serait de toute façon hors-normes… à condition qu’il soit maintenu. Ce qui devient de plus en plus problématique: «Nous ferons tout pour assurer cette édition, même s’il faudra prendre des mesures des mesures exceptionnelles comme le report au mois d’août d’une partie du programme et une réduction des jauges. Mais nos équipes travaillent à distance et aucun des artistes, a aussi précisé Olivier Py, ne s’est désisté. » Mais… en ont-ils vraiment le choix? »
Un report et une réduction des jauges partent de bonnes intentions mais cela parait surréaliste! La lourde machine qu’est devenu le festival, est une formidable vitrine mais aussi un grand marché. L’annulation est maintenant probable, quoi qu’en dise Olivier Py et aura, en tout cas, de lourdes conséquences à la fois sur la vie des troupes du in et du off, encore plus exposées. Le in avec quarante cinq spectacles dont une grande majorité de créations, trois cent représentations et un budget de 13 millions d’euros, est une entreprise aux financements importants qui génère aussi des millions de chiffres d’affaires et contribue à la création d’emplois saisonniers.
Et quand l’annulation tombera, Olivier Py en est bien conscient, l’économie du spectacle et celle d’Avignon comme celle de la région toute entière: hôtellerie, restauration, commerces, services… (soit quelque cent millions de retombées attendues pour chaque festival) en prendront un sérieux coup. Et rappelons-le, le festival est subventionné par les Ministères de la Culture, de l’Education Nationale, de la Justice. Mais aussi… par la Ville d’Avignon, la Communauté d’agglomération du Grand Avignon, la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur, le Département du Vaucluse, la Direction régionale des affaires culturelles de Provence-Alpes-Côte d’Azur, la Préfecture du Vaucluse !
Le Ministère de la Culture a, de son côté, créé une cellule d’accompagnement pour soutenir les festivals annulés ou reportés. «Devant les nombreuses incertitudes créées par la crise sanitaire et l’hétérogénéité des situations et des souhaits de chaque festival, Franck Riester souhaite apporter un accompagnement au cas par cas aux organisateurs. Avec l’appui des Directions générales du ministère de la Culture et leurs opérateurs, sur les Directions régionales des affaires culturelles et les Directions des affaires culturelles outre-mer ».
Prudent, Olivier Py a aussi répété encore une fois -un signal de détresse?- que la décision de maintenir ou non le festival, appartiendra aux autorités sanitaires… Certes, il avait dû être annulé en 2003 -c’était la première fois de son histoire, à cause de la grève des intermittents- mais l’économie du spectacle était à l’époque moins fragile…
Dans le off, position analogue : «Nous n’avons pas suffisamment d’éléments pour recommander l’annulation ou le maintien », dit Pierre Beffeyte. On prépare le festival comme s’il allait avoir lieu. » Président de l’association Avignon Festival et Compagnies qui coordonne le off, il envisage lui aussi un report mais si le festival devait être supprimé, « le scénario de l’annulation pour cas de force majeure serait plus simple et plus protecteur pour les compagnies. »
Une situation qui pose la question du cachet des acteurs, dit un responsable de compagnie. «Nous attendons une décision gouvernementale. S’il y a un arrêté d’annulation comme pour le festival Hellfest, je pourrais faire jouer le chômage partiel et déclarer quand même les comédiens. Tous les contrats se retrouvent dans un cas de force majeure.”
Dans le in un thème choisi cette année (depuis longtemps, souligne-t-il) par Olivier Py: Éros et Thanatos. « Le désir et la mort que Freud a érigés en créance ultime, sont l’alpha et l’oméga de toutes les histoires humaines. Ces dieux magnifiques, ces deux paramètres irrévocables de notre inconscient ont aujourd’hui une foule de serviteurs technologiques. Comment comprendre leurs nouveaux visages? Comment conjurer la violence qui est inhérente à leur sacre? Le théâtre n’est pas le lieu qui les oppose mais celui qui les réunit, qui les fait danser dans la forêt de l’inconscient collectif. »
(…) « Nous mourons, nous désirons, et l’un par l’autre, le théâtre dansé, dit ou chanté, rend à notre énigme son enthousiasme originel. Et c’est de là que peut se repenser une politique qui ne soit pas l’organisation laborieuse des intérêts mais les conditions mêmes de l’accès au sens. La culture ne serait qu’un catéchisme formel ou une valeur spéculative, si elle ne demandait pas aux artistes de nous rappeler les deux vérités qui bornent notre existence : « Connais ton désir et souviens-toi que tu vas mourir. » (…)
Côté théâtre, plutôt des valeurs sûres et des fidèles du festival sous le règne d’Olivier Py et avant. Comme cette création d’Ivo Van Hove qui retrace la vie de l’inventeur de la psychanalyse, celle d’avant la célébrité quand il avait une trentaine d’années: ce sera à la FabricA dans un décor d’un blanc immaculé. Et sera présenté le troisième volet d’Histoire(s) du théâtre d’Angelica Liddell dont elle n’a dévoilé qu’une page blanche sur fond de musique d’opéra! Il faut juste espérer que ce ne sera pas du même tonneau que ses deux derniers spectacles assez médiocres présentés cet hiver, au théâtre de la Colline (voir Le Théâtre du Blog).
Gwenaël Morin comme souvent, revisite les classiques avec une grande rigueur en les faisant jouer dans un milieu inhabituel comme une cour d’une H.L.M au festival d’Aurillac. Il créera Andromaque à l’infini. « C’est, dit-il, la tragédie d’un homme qui, pour l’amour d’une femme en tuera le fils. C’est aussi ma propre tragédie : la tentative à l’infini de monter cette pièce. »
Le grand metteur en scène lituanien Oskaras Korsunivas mettra en scène Othello de Shakespeare. Et Olivier Py et Enzo Verdet présenteront eux un Othello astrologue avec les détenus du Centre pénitentiaire du Pontet-Avignon. Ils travaillent avec eux chaque année sur un petit spectacle, le plus souvent dans des conditions pas faciles de représentation imposées par l’administration pénitentiaire: «J’admire, dit Olivier Py, leur état d’esprit par rapport à ce texte. »
Dans la Cour d’honneur, Jean Bellorini qui a été récemment nommé au T.N.P. à Villeurbanne, a été invité à créer Le Jeu des ombres de Valère Novarina à la Cour d’Honneur. « Quand je lui ai demandé un texte, dit-il, j’ai eu envie qu’il parte de l’Orféo de Claudio Monteverdi où la musique est salvatrice, plus forte que l’amour et la mort. J’ai toujours admiré la puissance de sa langue, la force des mots sensibles et sensés de ces damnés de la terre qui accueillent les vivants pour les sonder, les analyser, presque les radiographier…
Comme d’habitude, sous le coup de midi, un feuilleton théâtral quotidien et gratuit -encore faut-il réussir à y trouver une place! – dans les jardins de la bibliothèque Ceccano. Cette année Hamlet de Shakespeare, en onze épisodes dont un To be or not to be et cinq représentations de la pièce «légèrement contractée » (sic !) en une heure, alors qu’elle en dure au moins trois, dirigée par Olivier Py. Avec des comédiens professionnels, des élèves de l’E.R.A.C. et des amateurs. Le texte est d’ores et déjà écrit et publié par Acts-Sud. Onze heures de théâtre en perspective !
Il y aura aussi Le Tambour de soie/ Un Nô moderne de Kaori Ito, une danseuse japonaise et d’Yoshi Oïda, un des acteurs fétiches de Peter Brook, un spectacle inspiré d’un des Cinq Nô modernes de Yukio Mishima avec pour dramaturge Jean-Claude Carrière. Et Emma Dante, metteuse en scène italienne de théâtre et d’opéra est maintenant bien connue en France et au festival où elle est venue avec Le Sorelle Macaluso (2014) et Bestie di scena (2017). Elle présentera cette année Pupo di Zucchero (La Statuette de sucre) et La Festa dei morti (La Fête des morts), l’histoire de trois jeunes prostituées qui ont recueilli l’enfant handicapé d’une de leurs compagnes tué par un client …
On ne peut tout détailler de cette riche programmation mais signalons l’incontournable Vive le sujet qui, chaque année, dans la petite cour du lycée Saint-Joseph fait le plein. Avec cette fois, au programme : Nach, Johanny Bert, Loïc Touzé…
Mais aussi Condor d’Anne Théron, dramaturge et metteuse en scène. Passionnée par l’écriture et notamment de plateau, elle crée ce qu’elle nomme des « objets », des langages scéniques composites tels des essais. Corps, vidéo, son et surtout voix de l’acteur sont ses matériaux de jeu. Le spectacle met en scène les retrouvailles quarante après les événements qui ont fait des dizaines de milliers de morts dans plusieurs pays d’Amérique latine, d’un frère collaborateur des dictatures militaires et une sœur qui les a combattus (voir l’entretien avec Anne Théron dans Le Théâtre du Blog). Avec Autophagies, des histoires de bananes, riz, tomates, cacahuètes, palmiers. fruits, sucre, chocolat, Eva Doumbia, d’origine ivoirienne, fait une histoire critique du colonialisme qui sera aussi jouée à Elbeuf, Marseille et Abidjan. Et dans Quando pases sobre mi tumba (Quand tu passeras sur ma tombe) de Sergio Blanco… un dramaturge se suicide après avoir proposé son corps à un jeune nécrophile hospitalisé qui se prépare à le recevoir…
En danse, une programmation très internationale dont la plupart des chorégraphes sont déjà connus du festival. Ainsi Israël Galvàn, présent l’an dernier avec Gatomaquia bailando para cuatro gatos (voir Le Théâtre du blog) poursuit ses audaces stylistiques nées d’une parfaite maîtrise de la culture chorégraphique flamenca. Il présentera avec le chanteur, guitariste et compositeur Niño de Elche, Melizzo Doble.
Le Grec Dimitris Papaioannou avait orchestré la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques d’Athènes en 2004 et The Great Tamer le révéla au public du festival il y a trois ans. Il vient ouvrir cette édition avec une nouvelle création à la Cour d’honneur du Palais des Papes….
Autres retrouvailles : la compagnie libanaise d’Ali Chahrour, à la Cour minérale, avec Du temps où ma mère racontait. On se souvient avec émotion de Fatmeh et Leila se meurt, voilant et dévoilant les corps féminins et de May he rise and smell the fragrance, vu en 2018 (voir Le Théâtre du Blog). Il crée une gestuelle issue des mythes arabes et du contexte politique, social et religieux qui est le sien, avec des relations profondes entre corps et mouvement, entre tradition et modernité.
Également à la Cour minérale, Lamenta de Rosalba Torres Guerrero et Koen Augustijnen qui s’inspirent des « miroloyia » de l’Épire : des lamentations instrumentales et vocales aux fêtes et funérailles. Des artistes qui ont en commun un intérêt pour l’hybridation des cultures : leur Badke, créé à Ramallah en 2013 est à l’origine, sept ans plus tard de ce Lamenta avec neuf danseurs grecs.
Il y aura aussi l’Israélien Hofesh Shechter avec Double Murder propose deux pièces. L’une avec dix interprètes, présentée au Neederlands Dans Theater de la Haye en 2015, et une création avec sept danseurs. Barbarians avait été très applaudie en 2015 à Avignon et Show, présenté il y a deux ans au Théâtre des Abbesses à Paris, nous avait tout à fait convaincus.
Une riche programmation, solide et équilibrée mais sans vraiment d’audace et sans grand spectacle « populaire » (mais ce n’est pas vraiment la marque de fabrique d’Olivier Py! ) avec, comme d’habitude, des œuvres signées de grands noms de la mise en scène et de la chorégraphie, capables d’attirer un large public mais aussi des compagnies moins connues, qu’elle soient françaises ou étrangères. En fait, tout se passe comme si Olivier Py dont le mandat devait être renouvelé cette année, avait voulu nous dire : je ne suis pas dupe: une annulation se profile de plus en plus mais je ne peux pas encore le dire. Et avec Paul Rondin, mon administrateur et mes équipes, j’aurais fait le maximum sur les plans artistique et technique. J’ai bien compris qu’il y avait peu d’espoir mais la décision d’annuler le festival ne m’appartient pas. Et si le Gouvernement déclare que c’est un cas de force majeure, cela me permettra de faire jouer les assurances et d’indemniser les compagnies. Mais Olivier Py a aussi donné l’impression qu’il était bien conscient que ces histoires de réduction des jauges ou de report de dates ne tenaient pas vraiment la route… Surtout, après que la date d’un possible déconfinement limité ait été repoussée il y a quelques jours.
Une occasion en tout cas pour revoir la conception même du festival d’Avignon. On ne va pas revenir au temps de Jean Vilar mais, que ce soit dans le in comme dans le off, il y a eu une inflation ces dernières années de tout un apport technologique en volume de lumière, son et vidéo, en scénographies souvent imposantes nécessitant l’emploi de matériaux et techniques de plus en plus coûteuses à mettre en œuvre et compliquées, en déplacements en avion à travers toute l’Europe, voire de plus loin, de personnels artistiques et techniques, de matériels, costumes et éléments de décors…
Soyons enfin lucides: même si on ne veut pas le voir, dans le monde du spectacle, tout se paye aussi en dépenses d’énergie, et donc en dérèglement climatique. Sans compter dans la seule ville d’Avignon, les transports massifs par camions, de nourriture fraîche, de boissons pour remplir réfrigérateurs et congélateurs des bars, buvettes, restaurants, etc., les climatisations tournant à plein régime dans les grandes comme les petites salles du in et du off, les supermarchés, hôtels et logements accueillant une marée de spectateurs pendant plus de trois semaines… Il serait grand temps de concevoir une autre économie du spectacle beaucoup moins gourmande!
C’est sans doute une autre histoire dont Olivier Py n’ a pas voulu parler mais qu’il ne pourra pas longtemps éluder…
Philippe du Vignal et Mireille Davidovici
Festival in d’Avignon du 3 au 23 juillet et festival off d’Avignon du 3 au 26 juillet. (sous toutes réserves)