Et après?
Et après?
« Peut-être, au redémarrage de la vie sociale, après avoir été ébranlées, les grandes institutions théâtrales sauveront-elles les murs » écrivait Robert Abirached* On peut imaginer, dans le silence tonitruant du ministre de la Culture, bâillonné par le covid 19 et par son masque, que les Théâtres Nationaux, les Centres Dramatiques Nationaux, la Philharmonie, les grands musées… survivront à la catastrophe économique. Et encore, les scènes prestigieuses jusque là plutôt bien dotées (jamais assez !) par l’Etat, comme risquent en effet de perdre l’apport de leurs mécènes. Les milliardaires, chefs d’entreprises du luxe, trouveront-ils assez d’éclat pour leur image, en subventionnant des festivals incertains comme Avignon avec des spectacles qui auront réduit la voilure… faute de pouvoir inviter l’élite mondiale de la mise en scène ?
Les grands théâtres pourront sans doute sauver les apparences, avec des salles remplies un siège sur deux par leurs fidèles têtes blanches jusque là préservées du virus. Mais les sorties en groupe des collégiens, avec ou sans masque ?
Mais l’action culturelle, déjà réduite à des effets d’annonce et à des statistiques ? Mais le spectateur moyen qui, précisément, n’a plus les moyens de s’offrir une soirée au théâtre ? Mais les membres du personnel non protégés par un statut ?
Pour les acteurs et metteurs en scène qui n’ont rien, cela ne changera rien et ils feront du théâtre avec leurs propres forces, en espérant le montrer à ceux qui pourraient donner consistance à leurs espoirs. Et ceux qui ont peu, auront du mal à trouver une scène publique où jouer, comme le dit La Lettre des directeurs de théâtres parfois historiques mais toujours sur le fil et risquant plus que jamais, la faillite. Surtout s’ils ne peuvent vendre qu’une place sur deux, pour un public qui, encore un fois, ne fera pas d’une sortie au théâtre, une priorité, surtout quand frappera une crise économique née de la pandémie.
Il ne reste qu’à pleurer dans son masque, à un mètre cinquante les uns des autres…
Ou à réinventer des «jours heureux» (on ne va pas laisser l’expression au seul président de la République). Peut-être une utopie, mais si les métiers de la Culture faisaient entendre une voix solidaire ? Une pétition des intermittents et précaires court déjà sur le Net et confirme ce que l’on sait déjà: les métiers de la Culture dont le théâtre, n’échappent pas au sort commun et aux modèles imposés par le capitalisme financier. Et ses représentants s’aperçoivent «par intermittence» de l’énorme importance économique de cette Culture : l’annulation même d’un petit festival -sans parler d’Avignon- est, on l’a dit (voir Le Théâtre du Blog) une catastrophe pour une ville.
Mais on oublie vite les catastrophes! Et quelle Région et quel gouvernement veilleront à faire vivre cette vache à lait qui est aussi une précieuse chimère ? Comment rappeler aux gouvernements successifs qu’il faudra prendre en considération les artistes ? Et autrement que sous la forme de menaces comme celles qu’avait brandies Maurice Druon, ministre de la Culture de 1973 à février 1974, sous la présidence de Georges Pompidou. Druon qui avait osé dire à propos des revendications des artistes en mars 73 : «Les gens qui viennent à la porte de ce ministère, avec une sébile dans une main et un cocktail Molotov dans l’autre, devront choisir. » En réaction, le Théâtre du Soleil, le Théâtre de la Tempête, le Théâtre de l’Aquarium, etc. avaient réalisé un formidable Enterrement de la liberté d’expression avec un grand cortège de comédiens tous vêts de noir battant le glas sur des tambours. (Philippe du Vignal me charge de vous dire que vous aurez toute la série de photos en couleurs qu’il en avait prises mais ce sera après le déconfinement et si vous êtes toujours aussi fidèles au Théâtre du Blog. De ce côté-là, guère d’inquiétude si l’on en juge les récents chiffres de fréquentation. Et merci au passage, dit aussi du Vignal)
On a envie de dire à tous ces jeunes acteurs sortant des grandes écoles de théâtre : prenez le pouvoir. Celui que vous avez : votre talent, votre pouvoir de création, votre dynamisme. Faites du bruit. Pas obligatoirement avec du gros son comme dans les concerts rock que nous ne retrouverons peut-être que dans un an ! Mais avec du jamais vu, du jamais dit et puisqu’il est question de création, créons. Mais allons-y fort, fabriquons-nous des intelligences collectives à la hauteur. Pas étonnant si, dans les quelques dernières années, les aventures théâtrales qu’on a eu envie de suivre, étaient celles de « collectifs ». Mais surtout travaillons, pensons. Monter sur les planches ou jouer sur une place publique, ce n’est pas se montrer, c’est montrer une parole, une pensée dans la vérité des corps à la fois maîtrisés et libres, étonnés de ce qu’ils créent.
En ces temps de crise, on se met à parler comme ça : par slogans. Ou nous restons au fond du trou : et ce sera comme avant mais encore plus difficile, encore plus précaire, avec moins de théâtre. Mais personne ne s’en apercevra, surtout pas les gouvernements occupés uniquement d’économie et de grande industrie, oubliant encore une fois que le secteur de la Culture pèse autant que celui de l’automobile, et surtout peu gourmands de découvertes et de liberté. Ou nous sortons -vous sortez- avec une énorme exigence pour aller voir un théâtre nécessaire. Les compagnies emploient souvent ces expressions : théâtre « dérangeant », « urgent », ou de « résistance ». D’abord, il faudrait que ce soit vrai et que ce théâtre sache exactement à quoi il résiste. Bref, réhabiliter la dramaturgie… Et pour cela, déborder les générations ! Vous, jeunes comédiens sortant des grands écoles (ou pas), aller voir du côté des « vieux ». La crise, tout le monde l’a dit, c’est le moment décisif, la pointe de l’épée (Chrétien de Troyes), qui blesse et fait que l’on peut basculer d’un côté ou de l’autre : c’est l’épreuve de l’amour…
Fatalement, arrive Arthur Rimbaud qui a inspiré -restons au théâtre- au moins Paul Claudel et Bertolt Brecht. Le poète « arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé ! » C’est déjà du pur Che Guevara, qui, lui, appliquait cette vision au combat : « Le devoir de tout révolutionnaire est de faire la révolution ». Une parfaite tautologie qui nous inspire ces mots: «Le devoir de tout artiste est de faire de l’art ». Pas moins.
Après, on ne demandera pas aux jeunes comédiens et aux artistes en général, un si grand sacrifice. Mais au moins, qu’ils se donnent l’ambition de prendre ce pouvoir qu’ils possèdent. Sinon, il leur faudra essayer autre chose mais ce sera presque aussi difficile en ces temps de crise, au sens cette fois de marasme. C’est peut-être le moment de donner le coup de pied au fond pour remonter à la surface, inventer une nouvelle économie du théâtre, puisque l’ancienne fonctionne de moins en moins bien et que cela risque d’être pire…
Après tout, les pionniers de la Décentralisation théâtrale comme Jean Dasté, Jean Vilar, Roger Planchon, André Steiger, Pierre Debauche… dans les années cinquante et ensuite, ont fait feu de tout bois, y compris en récupérant juste après la Libération, les Chantiers de jeunesse du maréchal Pétain, pour inventer, suivis par l’État, une remarquable économie du théâtre… Qui commence à être à bout de souffle soixante-quinze ans plus tard. L’âge de la retraite, quand même…
Christine Friedel
* Robert Abirached, resté directeur du Théâtre au ministère de la Culture après Jack Lang dirigé par François Léotard en 1986, dans le gouvernement de cohabitation Jacques Chirac, sous la présidence de Jacques Chirac. Ce qui lui avait été reproché…
** À lire La Décentralisation théâtrale, (quatre volumes) de Robert Abirached, éditions ANRATT-Actes Sud-Papiers (1991-1994).
Missions d’artistes, les centres dramatiques de 1946 à nos jours, ouvrage collectif sous la direction de Jean-Claude Penchenat, éditions Théâtrales 2006.
À voir :
Une aventure théâtrale, trente ans de décentralisation, film de Daniel Cling, 2017