Le Théâtre vivant
Mais que nous manque-t-il du théâtre, après tous ces trésors, y compris les poèmes qu’on nous a délicatement versés dans les oreilles, bien que cela rappelle le poison du Roi Hamlet ? Parmi les trésors inestimables que nous ne retrouverons pas de sitôt, sans doute le visage de Richard Fontana « se fondant en eau » face à une Ludmila Mikaël au sommet de sa beauté et de son jeu intériorisé dans Bérénice, mise en scène de Klaus Michael Grüber en 1984 : voir La Comédie continue offerte par la Comédie-Française. Antoine Vitez, metteur en scène d’exception, directeur du Théâtre National de Chaillot puis administrateur de la Comédie-Française, disait que «l’histoire du théâtre est dans la mémoire des spectateurs » et en même temps, prenait soin de créer des archives de ses spectacles et demandait à Hugo Santiago, pour son Electre de Sophocle ou à Bernard Sobel de réaliser des «films de théâtre », avec leur regard libre et fidèle.
Donc, pour aller vite, la fermeture des théâtres aura eu du bon. Cela valait la peine d’ouvrir le coffret Comédie-Française de La Grande Magie d’Eduardo de Filippo, mise en scène Dan Jemett (2010). Nous ne remercierons jamais assez les théâtres qui nous laissent entrer dans l’intimité de leurs trésors, en espérant ferme nous donner envie d’aller voir sur place quand ce sera possible. Mais au risque que nous trouvions ce mode de rencontre à domicile plus confortable, et moins cher. Pas tout à fait virtuel, puisqu’il y a des vivants derrière les écrans…
On dit l’acteur sur scène en danger mais il y a sans doute d’autres métiers plus risqués. Mais la chute au cirque, la fausse note en quatuor, le « trou » au théâtre ? On a pu entendre un grand acteur dire un moment du texte d’Auguste dans Cinna de Corneille en “yaourt“ mais rythmé en alexandrins, jusqu’au retour de sa mémoire. Il arrive qu’une représentation soit collectivement « mal barrée » et ne trouve jamais son souffle. Mais que le public n’y voie que du feu. Mais il a vu, justement le manque de feu. Dire aux acteurs mécontents d’eux même, à la sortie :« Si, c’était très bien », c’est dire : « Je vous aime beaucoup », c’est-à-dire : je ne vous aime pas.
On nous a offert généreusement de somptueuses vitrines. Ce qui nous manque dans ce théâtre par internet, c’est d’y entrer. Ceux qui ne vont jamais au théâtre «en vrai» ne connaissent pas l’excitation de se préparer, d’avoir peur d’être en retard, mal placé, que sais-je… Et plus peur encore d’être déçu, même si ce n’est pas si grave, on s’en remettra, même si on aura pris deux heures de voyage pour y aller et deux autres heures de spectacle! Il y a tant de façons de perdre son temps…
Aurait-on fait mieux en restant chez soi ou en voyant autre chose ? Pas sûr. Car la déception –quand elle ne va pas jusqu’à l’effondrement, quand même, et à la honte partagée d’être face à une œuvre d’art si peu artiste- peut avoir quelque chose de stimulant, nous éclaire sur nos attentes et en créée d’autres. Nous ne sommes pas tout seuls : la communauté des spectateurs, le plaisir ou la joie partagée, l’indignation et le scandale, bref, ce qui déclenche l’envie irrésistible de parler à ses voisins, nos frères et à tous la sortie, cette communauté se constitue seulement quand le spectacle marche et qu’il y a le feu.
Quand cela « marche-t-il » ? Signes : on se sent plus vaste, on respire plus large, on découvre des univers qu’on n’aurait jamais soupçonnés, on ouvre des fenêtres mentales et intellectuelles. Bref, la joie, l’amour. On vous l’a dit, ça paraît mièvre, comme ça, mais le théâtre est un rendez-vous amoureux, grave et gai. Demandez à du Vignal et à ceux qui ont passé la nuit avec les acteurs du Soulier de Satin de Paul Claudel, mise en scène d’Antoine Vitez au festival d’Avignon 1987. La pièce commence par son sous-titre : Le pire n’est pas toujours sûr, une formule inusable. Ensuite, Paul Claudel déploie ses excès, lyriques et cocasses – « là il exagère », « là, c’est mal joué », là, c’est la beauté pure »- mais dans cette longue respiration d’une nuit, toute une vie passe. On peut avoir dormi, on se raccroche aussitôt au moment qu’on a manqué. En rêve, il fait aussi partie du spectacle. Le matin, nous nous sommes applaudis les uns les autres, longtemps, les acteurs, eux sur le plateau épuisés, amaigris, et nous saisis par le jour et par les premiers bruits de la ville, « dehors ».
Ce qu’on attend du théâtre, en grand. Ces surprises, ce travail technique et intellectuel, cette pensée du corps qui en font un art et dont la rencontre est décisive. Nous n’allons pas ouvrir ici une « place des héros » où hommage serait rendu à tous ceux qui nous ont donné cette ouverture, cet éblouissement qui n’aveugle pas. Le théâtre n’a rien d’autre à faire que nous enthousiasmer, c’est à dire nous emmener sur l’Olympe, y compris par le rire et la légèreté. L’intelligence avec l’irritation qu’elle peut provoquer, parce que nous, nous n’avions rien vu venir et que nous nous accrochons à nos vieilles convictions. On n’en demandera pas moins à une représentation théâtrale, quand elle va pouvoir avoir lieu et temps, avec une présence vivante, échappant avec vigueur à une télécommande qui pourrait l’éteindre…
Trêve de lyrisme. Comme le dit Jean-Luc Godard, toujours cité : «Le cinéma construit de la mémoire et la TV fabrique de l’oubli.» Le théâtre, lui aussi, construit de la mémoire, pour chacun, une mémoire bâtie sur un subtil édifice fait de crainte et d’admiration. Mais il faut cette crainte, cette fragilité du moment…
Christine Friedel