Petites nouvelles de Russie pendant la pandémie

Photo Béatrice Picon-Vallin

Photo Béatrice Picon-Vallin

Petites nouvelles de Russie pendant la pandémie

 

  On se disait; le confinement serait propice à écrire tous les articles en retard. Ceux qu’on voulait absolument écrire : sur Iouri Boutoussov et son bouleversant Oncle Vania d’Anton Tchekhov. Le décor est en carton et il y a sur  les portes le nom des personnages; tout sera détruit à l’acte IV. Mais aussi sur Andrei Mogoutchi et son étonnant Orage d’Alexandre Ostrovski, transformé en opéra parlé, au Grand Théâtre Dramatique de Saint-Pétersbourg  dont la salle est coupée par un «chemin des fleurs»  inspiré de celui du kabuki,  et que l’héroïne Catherine lentement parcourra au final, une évocation puissante de son suicide en haut d’une falaise.  Le rideau peint à la façon du traditionnel palekh (peinture colorée sur laque noire) retrace les épisodes de la vie de Catherine, le hanamichi ou chemin de fleurs et les instruments de l’orchestre.

 Deux metteurs en scène qu’on aimerait voir invités ici pour travailler avec des acteurs français ou pour présenter les  spectacles qu’ils ont réalisés avec leur  troupe. La France a abandonné les Russes pour lesquels il y avait eu un si grand engouement. Rappelons-nous la découverte d’Anatoli Vassiliev,  les tournées de Piotr Fomenko, Frères et soeurs de Lev  Dodine… Le théâtre russe actuel se cherche, enrage, crie; il y a des charlatans comme partout  mais il faut que les  programmateurs de festivals quand ils pourront se réorganiser, aillent voir ce qui se passe dans les  grandes villes et les régions.

Oncle Vania de Iouri Boutoussov

Oncle Vania de Iouri Boutoussov

Nous avons donc commencé des articles, tout au début de notre vie de confinée mais  nous n’avons pu terminer. Les doigts ne tapiouchaient sur le clavier pour prendre des nouvelles des uns et des autres,  échanger des informations qu’il fallait ensuite essayer  de comprendre ou d’en digérer les  contradictions. Et puis il y avait  l’abondance de spectacles mis à la disposition de tous,  les sites des théâtres qui ouvraient  généreusement leurs archives, leur répertoire : cela n’en finissait pas. Au début, c’était formidable et je pense, utile :  cela aura enrichi la culture des gens de théâtre et changé peut-être leur approche de la scène. Mais ça n’a pas duré, pour nous en tout cas. Trop, c’était trop, et il y avait des spectacles qui ne passaient pas l’écran… parce que leur dispositif avait trop d’écrans.
 D’autres étaient des captations exsangues, quand on avait eu la chance de voir  le spectacle.  D’autres encore qui étaient sur plusieurs sites à la fois comme The Encounte à l’Odéon, au Festival d’Aix, à la Schaubühne, mais avec ou non, un son binaural? Essentiel pourtant… Une offre incroyable, immense, un moment unique sans doute… J’ai profité  de ce plongeon dans le passé pour voir  des spectacles bien-aimés comme Bal masqué de Vassiliev sur le site de la Comédie-Française ou  ceux que je n’avais pu voir comme entre autres  Hamlet dans la mise en scène de Thomas  Ostermeier. Certaines séries télévisuelles ou Netflix nous ont étonné et fait réfléchir sur les bienfaits d’une écriture  dramaturgique collective.  Mais vivement qu’on puisse retourner au théâtre dans des salles, en plein air,  dans la rue, sur un balcon, une terrasse, un bar, une place, un champ,  un détour de chemin, un lieu ! N’importe où. Mais du théâtre vivant…

Ces articles sur les spectacles vus à Moscou ou Pétersbourg viendront  mais plus tard.  Quand l’énergie et la foi peut-être seront revenues. Aujourd’hui, il est  utile d’informer nos lecteurs sur la vie des théâtres russes ces dernières semaines. Que font-ils dans leur période de confinement, d’ « auto-isolation » comme on dit en russe?  Comme tous, ils diffusent largement leurs archives et essaient  souvent d’organiser autrement leur site existant, pour donner un travail intéressant aux  acteurs en utilisant tous les moyens technologiques à leur  disposition.

Le magique petit théâtre indépendant KnAM de Komsomolsk-sur-Amour,  si talentueux,  offre sur Facebook ses spectacles pour une modique  somme et organise des entretiens. La STD  russe (Union des Gens de théâtre) organise  des Zoom  pédagogiques ; sur Zoom toujours, elle  lance  le projet : Monologue où elle donne l’opportunité à des acteurs de travailler avec  les  plus grands metteurs russes. Elle  vient d’organiser sur Zoom encore,  un débat : Le théâtre et la  nouvelle réalité ouvert à tous, avec des représentants des organisations théâtrales de différentes régions de la Fédération de Russie (entre autres  de Novossibirsk,  de  Voronej,  de la république du Tatarstan,  de la république tchétchène, particulièrement attentive à la circulation du virus car proche du Daghestan où la situation est très grave et  de la république des Komis  où la neige tient encore. Ils  exposaient publiquement leurs problèmes financiers. Un des intervenants annonce que le projet de transformation-reconstruction d’un cinéma en théâtre  est validé et que la vie donc continue… Et  particulièrement émouvante,  une intervention de  Nikolaï Koliada… Dans un discours nerveux et passionné, il a défendu son théâtre indépendant d’Ekaterinenbourg, bien connu  en Russie et à l’étranger (en France notamment) qui est  privé de moyens de subsistance, puisque « privé »,  et  il  a  appelé à l’aide de l’Etat et aussi à la générosité de tous. Un appel qui avait déjà été entendu  depuis quelques jours,  il le disait et remerciait. Il allait pouvoir payer les salaires des comédiens… Il demandait d’envoyer les dons sur son compte en banque et  les collègues réagissaient positivement : chacun connaît l’histoire de ce théâtre: Koliada, auteur de pièces très jouées,  y met tous ses droits d’auteur  et on sait qu’il fera bon usage  de ces dons surtout pour éviter d’avoir à disperser sa troupe.

 La plupart des intervenants demandait que soient autorisées les répétitions dans le respect des règles sanitaires et et  les représentations avec un nombre réduit de spectateurs, et que soient aidés les théâtres indépendants: on autorise bien, disaient-ils, les tournages de films et les salons de beauté… On se rendait compte que  tous les théâtres étaient en ligne , que certaines troupes avaient déjà commencé à répéter avec  deux ou trois  acteurs et deux ou trois techniciens,  après une prise quotidienne de leur  température et que la solidarité déjouait les  prévisions catastrophistes. A Khabarovsk, la première d’un opéra qui devait avoir lieu le 4 avril, a été donnée… à la télévision,  un véritable événement ! Le théâtre pour enfants  de Sverdlovsk a à affronter le problème du retour du jeune public de façon plus aiguë car où sera-t-il en septembre, quand toutes les écoles ne fonctionneront sans doute pas encore normalement ?   

La revue Teatr, particulièrement active offre sur son site des informations  précises  et quotidiennes  sur le calendrier des  spectacles diffusés par les théâtres d’Europe et de Russie, et distribuant les nouvelles d’Europe : les théâtres autrichiens qui reprennent leur vie et qui autorisent les répétitions, le festival de Salzbourg qui aura lieu, avec un programme réduit  et un public limité à 1.000 personnes. La consultation du site donne  l’impression qu’il se passe des tas de choses on line (les Russes utilisent à profusion ce terme) et on a même déjà inventé le concept de  « ièce-zoom » au Théâtre de chambre de Voronej.

Le Bolchoï a ainsi donné on line la première de Dimitri Tcherniakov Sadko de Rimski Korsakov. Rimini Protocoll vient de créer en avril, en plusieurs langues, Neuf mouvements, dans le contexte de la pandémie : une forme de théâtre à la maison et  il en a sorti la version russe avec le vénérable Théâtre d’art (son site : Théâtre d’art mobile et le Goethe Institut). C’est une audio-performance  de six minutes quarante-cinq qui transforme  l’espace de la maison  en théâtre, et le public peut voir l’espace du confinement devenir lieu de surgissement d’un spectacle.  Il suffit de suivre les indications données sur son mobile par la voix d’un acteur russe : Piotr Skvortsov, en confinement. Le  Théâtre Alexandrinski va lancer  en août un programme en août : L’autre scène, un « espace inconnu » préviennent  les jeunes participants issus de tous les arts vivants qui concoctent  des projets variés : multimédia pour un spectateur, spectacle documentaire sur WhatsApp, performances interactives, radio-spectacles améliorés et également interactifs…  

Et le 25 mai  aura lieu au Théâtre La Vieille maison de Novossibirsk la première d’un spectacle ambulatoire  avec réalité augmentée, mis en scène par Mikhaïl Patlassov, sur une artiste-légende du punk rock russe. Les projets sont multiples, plus ou mois intéressants, parfois énigmatiques ; ça bouge, «  ça remue » dirait Matthias Langhoff. Est-ce bon signe pour le théâtre ? Nul ne sait encore,  mais ça remue … Le 27 avril, Teatr a organisé un grand débat public Marina Davydova, sa directrice  et Andreï Mogoutchi,  le directeur artistique du BDT (Grand Théâtre Dramatique de Saint-Pétersbourg) , on line et en direct. La question était « Le théâtre après la quarantaine : les nouveaux défis d‘une époque nouvelle. » Andreï Mogoutchi, son éternelle casquette vissée sur sa tête,  tout en noir jusqu’aux gants,  parlait  de la pandémie et du confinement comme  d’une pause obligée, mais qui pour tous devait revêtir une importance capitale, se référant à ceux qui, comme Nekrochius ou Tcherniakov, n’ont, un jour, pas réussi à honorer  un contrat :  Faust pour Nekrochius, un spectacle Tchekhov pour Tcherniakov.  Il notait les  difficultés à s’arrêter,  symptôme de la maladie de trop créer dont souffre le théâtre. Pour lui, le confinement est le signe d’« un adieu à une époque ».  Comparant l’effet de présence au « streaming », il avouait qu’il avait beaucoup de mal à voir ses propres  spectacles,  captés tels quels dans le rectangle de l’écran : « Quand on le regarde on line (sic), le théâtre est beaucoup moins intéressant» et se pose alors la question du public. Pour qui cette abondance ?  Ce n’est pas un art qu’on présente là, surtout dans le chaos de l’abondance. Pour Mogoutchi, avant la diffusion des archives captées par la vidéo, il s’agit de se préparer à ce qui peut, à ce qui va changer.  Il  faut regarder l’espace qui nous entoure comme un théâtre, dit-il, ce qui nous rappelle les cours de mise  en scène de Meyerhold aux jeunes metteurs en scène qui, en 1918, partaient faire du théâtre dans les campagnes…

Le théâtre est une zone à risques. Aura-t-on besoin de ce théâtre- zone à risques qui met dans l’inconfort et la tension ? Mogoutchi  se souvenait alors  d’un  de ses spectacles monté en Afrique où il avait  été invité par Daniele Finzi Pasca, metteur en scène italiano-suisse et qu’il avait dû présenter devant des enfants qui avaient perdu toute leur famille. Ce qu’il fallait, c’était d’abord et juste s’occuper d’eux, et là prenait tout son sens le « théâtre de la caresse » qui est celui de  Finzi Pasca. Le public reviendra-il après le virus ? N’aura-t-il pas d’autres problèmes à résoudre ? Il faudra s’occuper de lui… Et ne pas oublier les théâtres indépendants qui ont besoin de l’aide financière des théâtres nationaux. Partager donc ! Aujourd’hui, selon lui, l’éthique est plus importante que l’esthétique.

Mogoutchi a  donc créer le BDT Digital, entièrement gratuit, qui va prendre l’humain en charge. Et d’abord les acteurs. Il va  les « aider à trouver des formes intermittentes pour créer mieux ».  Il a confié à de jeunes comédiens et à des metteurs en scène des projets digitaux dans l’espace Internet : une recherche un peu chaotique pour l’instant, rien de convaincant…  Mogoutchi lui-même a fait des expériences avec les nouvelles technologies quand il était metteur en scène au Théâtre Alexandrinski  et responsable de la Nouvelle scène expérimentale très bien équipée. Il sait de quoi il parle.  Et il sait aussi qu’il faut prendre le temps et  s’occuper des moins jeunes : les acteurs ont choisi des textes, les ont monté ensemble pour trouver quelque chose  de « tendre » à dire au public : « les gens ont besoin de médicaments », Mogoutchi aime cette image et la reprendra.

Les idées fusent  pour ce site: un festival d’affiches de théâtre ? Un théâtre imaginaire où des théâtrologues viendraient « raconter » des spectacles anciens importants de l’histoire russe ou encore des spectacles qui n’ont pas eu lieu ? Ce serait là  du travail pour les metteurs en scène et  les chercheurs destiné à transmettre toute une réalité non matérialisée qui fonde le théâtre réalisé. Mais il faut trouver « des cadeaux, de la joie, des médicaments  à offrir à la ville ». Les acteurs sont des gens fragiles et le manque de contact leur est néfaste. Il faut donc transformer la peur que comme nous, ils ressentent , en colère, en  énergie.  Mais comment ?

Un  nouveau débat on line a eu lieu quelques jours après cette rencontre. Cette fois,  à la suite d’une représentation de Que faire ? mise en scène de Mogoutchi d’après le célèbre roman de Tchernichevski, et à partir de discussions et improvisations.  Depuis sa création en avril 2014,  ce spectacle est accompagné de débats avec le public et avec des invités, des personnalités de l’art et des sciences. Ce soir-là, il était intitulé :  Un homme nouveau dans un monde nouveau ».

 Ne pas les laisser mourir, un marathon  théâtral pour les médecins et les hôpitaux. Le projet  Que faire ?  contre la Covid 19. Il met au centre de « l’attention la plus élémentaire », tous les soignants. Privés de toute protection, ils se battent contre la maladie. L’idée d’un marathon (cela correspond au principe du téléthon bien connu des Français )  se développe ; les acteurs vont se faire les porte-voix des médecins invisibles- ceux qui écrivent parfois sur les réseaux sociaux, dans des posts sur Instagram,  ou ceux qui demeurent au front,  silencieux.  Plus de 250 travailleurs médicaux ( chiffre officiel)  sont morts à la tâche, dans le « hachoir » des hôpitaux. « Nous ne voulons pas seulement leur dire merci, mais prendre soin d’eux parce qu’ils sont les personnes les plus indispensables ». Le 17 mai commence l’action théâtrale #aidelesmédecins. Et sont mises en ligne, quarante et une vidéos de récits  de médecins qui risquent leur vie quotidiennement, lus par les acteurs du BDT, distribués par Mogoutchi.
Quatre millions de roubles ont été ainsi récoltés à la suite de ce premier marathon. «C’est peu mais nous devons continuer dans la mesure  de nos forces,  si un masque de plus ou une blouse de protection  sauve une ou plusieurs vies,  cela vaut la peine. Les artistes de théâtre ne doivent pas laisser mourir  ces médecins et aides-soignants avec qui ils ont tous des relations nécessaires et  privilégiées.
 

Le projet se construit en marchant, dans l’action. D’autres théâtres comme  le Gogol Centre, le Sovremennik…. veulent y participer, et prendre le relai  dans ce marathon. Il faut des textes !  Anonymes ou signés,  à récolter dans le pays tout entier. La revue Teatr aide à la collecte. Textes de médecins, témoins, journalistes versés dans les questions médicales.  Un gigantesque théâtre documentaire en temps réel s’organise :  les acteurs lisent des histoires vraies, des expériences qui viennent d’être vécues, ils disent tout ce qu’il est important de dire à qui ne sait pas la vérité  de ce qui se passe en Russie. La voix  des comédiens permet à l’audace d’aller jusqu’au bout de cette vérité parfois dangereuse à prononcer…   

Ce  « teatr.doc » digital ( voir Les théâtres documentaires sous la direction  d’E. Magris et de B. Picon-Vallin) à l’échelle de cet immense  pays  permet aux acteurs qui se mettent en jeu de choisir à qui ira l’argent récolté: à celui qui en a le plus besoin, dans la zone rouge où se trouve sa ville ou sa région. Pétersbourg, d’ou est parti le marathon, est un épicentre  où la situation est particulièrement grave. « Je n’avais jamais fait du théâtre social » dit Mogoutchi. Mais  il s’agit aussi d’un genre : un développement, un renouvellement  magistral du théâtre documentaire, voire un théâtre politique.  C’est sans doute du care, mais s’il est empathique, il n’est ni  doucereux, ni lénifiant, ni moralisateur, ni auto-satisfait : il agit, il est efficace et met en avant des paroles cachées.  Les médecins et le personnel médical ont ici le premier rôle : celui qu’ils ont dans la vie. Il faut lire le témoignage d’une femme-médecin qui entend son post lu par une  des plus grandes actrices du BDT,  Alice Frendlikh  et elle considère que ce « cadeau est pour elle plus important  et bouleversant que n’importe quelle reconnaissance de l’Etat ». Et le marathon donne l’idée à d’autres médecins d’écrire à leur tour … 

 « Vous nous aviez demandé quel théâtre doit exister en une époque de quarantaine. Il me semble,  écrit Marina Davydova, qu’il doit aujourd’hui avoir ce visage. Théâtres de toute la Russie, unissez-vous ! »

Béatrice Picon-Vallin

Site de la revue Teatr : oteatr.info

 


Archive pour 23 mai, 2020

Petites nouvelles de Russie pendant la pandémie

Photo Béatrice Picon-Vallin

Photo Béatrice Picon-Vallin

Petites nouvelles de Russie pendant la pandémie

 

  On se disait; le confinement serait propice à écrire tous les articles en retard. Ceux qu’on voulait absolument écrire : sur Iouri Boutoussov et son bouleversant Oncle Vania d’Anton Tchekhov. Le décor est en carton et il y a sur  les portes le nom des personnages; tout sera détruit à l’acte IV. Mais aussi sur Andrei Mogoutchi et son étonnant Orage d’Alexandre Ostrovski, transformé en opéra parlé, au Grand Théâtre Dramatique de Saint-Pétersbourg  dont la salle est coupée par un «chemin des fleurs»  inspiré de celui du kabuki,  et que l’héroïne Catherine lentement parcourra au final, une évocation puissante de son suicide en haut d’une falaise.  Le rideau peint à la façon du traditionnel palekh (peinture colorée sur laque noire) retrace les épisodes de la vie de Catherine, le hanamichi ou chemin de fleurs et les instruments de l’orchestre.

 Deux metteurs en scène qu’on aimerait voir invités ici pour travailler avec des acteurs français ou pour présenter les  spectacles qu’ils ont réalisés avec leur  troupe. La France a abandonné les Russes pour lesquels il y avait eu un si grand engouement. Rappelons-nous la découverte d’Anatoli Vassiliev,  les tournées de Piotr Fomenko, Frères et soeurs de Lev  Dodine… Le théâtre russe actuel se cherche, enrage, crie; il y a des charlatans comme partout  mais il faut que les  programmateurs de festivals quand ils pourront se réorganiser, aillent voir ce qui se passe dans les  grandes villes et les régions.

Oncle Vania de Iouri Boutoussov

Oncle Vania de Iouri Boutoussov

Nous avons donc commencé des articles, tout au début de notre vie de confinée mais  nous n’avons pu terminer. Les doigts ne tapiouchaient sur le clavier pour prendre des nouvelles des uns et des autres,  échanger des informations qu’il fallait ensuite essayer  de comprendre ou d’en digérer les  contradictions. Et puis il y avait  l’abondance de spectacles mis à la disposition de tous,  les sites des théâtres qui ouvraient  généreusement leurs archives, leur répertoire : cela n’en finissait pas. Au début, c’était formidable et je pense, utile :  cela aura enrichi la culture des gens de théâtre et changé peut-être leur approche de la scène. Mais ça n’a pas duré, pour nous en tout cas. Trop, c’était trop, et il y avait des spectacles qui ne passaient pas l’écran… parce que leur dispositif avait trop d’écrans.
 D’autres étaient des captations exsangues, quand on avait eu la chance de voir  le spectacle.  D’autres encore qui étaient sur plusieurs sites à la fois comme The Encounte à l’Odéon, au Festival d’Aix, à la Schaubühne, mais avec ou non, un son binaural? Essentiel pourtant… Une offre incroyable, immense, un moment unique sans doute… J’ai profité  de ce plongeon dans le passé pour voir  des spectacles bien-aimés comme Bal masqué de Vassiliev sur le site de la Comédie-Française ou  ceux que je n’avais pu voir comme entre autres  Hamlet dans la mise en scène de Thomas  Ostermeier. Certaines séries télévisuelles ou Netflix nous ont étonné et fait réfléchir sur les bienfaits d’une écriture  dramaturgique collective.  Mais vivement qu’on puisse retourner au théâtre dans des salles, en plein air,  dans la rue, sur un balcon, une terrasse, un bar, une place, un champ,  un détour de chemin, un lieu ! N’importe où. Mais du théâtre vivant…

Ces articles sur les spectacles vus à Moscou ou Pétersbourg viendront  mais plus tard.  Quand l’énergie et la foi peut-être seront revenues. Aujourd’hui, il est  utile d’informer nos lecteurs sur la vie des théâtres russes ces dernières semaines. Que font-ils dans leur période de confinement, d’ « auto-isolation » comme on dit en russe?  Comme tous, ils diffusent largement leurs archives et essaient  souvent d’organiser autrement leur site existant, pour donner un travail intéressant aux  acteurs en utilisant tous les moyens technologiques à leur  disposition.

Le magique petit théâtre indépendant KnAM de Komsomolsk-sur-Amour,  si talentueux,  offre sur Facebook ses spectacles pour une modique  somme et organise des entretiens. La STD  russe (Union des Gens de théâtre) organise  des Zoom  pédagogiques ; sur Zoom toujours, elle  lance  le projet : Monologue où elle donne l’opportunité à des acteurs de travailler avec  les  plus grands metteurs russes. Elle  vient d’organiser sur Zoom encore,  un débat : Le théâtre et la  nouvelle réalité ouvert à tous, avec des représentants des organisations théâtrales de différentes régions de la Fédération de Russie (entre autres  de Novossibirsk,  de  Voronej,  de la république du Tatarstan,  de la république tchétchène, particulièrement attentive à la circulation du virus car proche du Daghestan où la situation est très grave et  de la république des Komis  où la neige tient encore. Ils  exposaient publiquement leurs problèmes financiers. Un des intervenants annonce que le projet de transformation-reconstruction d’un cinéma en théâtre  est validé et que la vie donc continue… Et  particulièrement émouvante,  une intervention de  Nikolaï Koliada… Dans un discours nerveux et passionné, il a défendu son théâtre indépendant d’Ekaterinenbourg, bien connu  en Russie et à l’étranger (en France notamment) qui est  privé de moyens de subsistance, puisque « privé »,  et  il  a  appelé à l’aide de l’Etat et aussi à la générosité de tous. Un appel qui avait déjà été entendu  depuis quelques jours,  il le disait et remerciait. Il allait pouvoir payer les salaires des comédiens… Il demandait d’envoyer les dons sur son compte en banque et  les collègues réagissaient positivement : chacun connaît l’histoire de ce théâtre: Koliada, auteur de pièces très jouées,  y met tous ses droits d’auteur  et on sait qu’il fera bon usage  de ces dons surtout pour éviter d’avoir à disperser sa troupe.

 La plupart des intervenants demandait que soient autorisées les répétitions dans le respect des règles sanitaires et et  les représentations avec un nombre réduit de spectateurs, et que soient aidés les théâtres indépendants: on autorise bien, disaient-ils, les tournages de films et les salons de beauté… On se rendait compte que  tous les théâtres étaient en ligne , que certaines troupes avaient déjà commencé à répéter avec  deux ou trois  acteurs et deux ou trois techniciens,  après une prise quotidienne de leur  température et que la solidarité déjouait les  prévisions catastrophistes. A Khabarovsk, la première d’un opéra qui devait avoir lieu le 4 avril, a été donnée… à la télévision,  un véritable événement ! Le théâtre pour enfants  de Sverdlovsk a à affronter le problème du retour du jeune public de façon plus aiguë car où sera-t-il en septembre, quand toutes les écoles ne fonctionneront sans doute pas encore normalement ?   

La revue Teatr, particulièrement active offre sur son site des informations  précises  et quotidiennes  sur le calendrier des  spectacles diffusés par les théâtres d’Europe et de Russie, et distribuant les nouvelles d’Europe : les théâtres autrichiens qui reprennent leur vie et qui autorisent les répétitions, le festival de Salzbourg qui aura lieu, avec un programme réduit  et un public limité à 1.000 personnes. La consultation du site donne  l’impression qu’il se passe des tas de choses on line (les Russes utilisent à profusion ce terme) et on a même déjà inventé le concept de  « ièce-zoom » au Théâtre de chambre de Voronej.

Le Bolchoï a ainsi donné on line la première de Dimitri Tcherniakov Sadko de Rimski Korsakov. Rimini Protocoll vient de créer en avril, en plusieurs langues, Neuf mouvements, dans le contexte de la pandémie : une forme de théâtre à la maison et  il en a sorti la version russe avec le vénérable Théâtre d’art (son site : Théâtre d’art mobile et le Goethe Institut). C’est une audio-performance  de six minutes quarante-cinq qui transforme  l’espace de la maison  en théâtre, et le public peut voir l’espace du confinement devenir lieu de surgissement d’un spectacle.  Il suffit de suivre les indications données sur son mobile par la voix d’un acteur russe : Piotr Skvortsov, en confinement. Le  Théâtre Alexandrinski va lancer  en août un programme en août : L’autre scène, un « espace inconnu » préviennent  les jeunes participants issus de tous les arts vivants qui concoctent  des projets variés : multimédia pour un spectateur, spectacle documentaire sur WhatsApp, performances interactives, radio-spectacles améliorés et également interactifs…  

Et le 25 mai  aura lieu au Théâtre La Vieille maison de Novossibirsk la première d’un spectacle ambulatoire  avec réalité augmentée, mis en scène par Mikhaïl Patlassov, sur une artiste-légende du punk rock russe. Les projets sont multiples, plus ou mois intéressants, parfois énigmatiques ; ça bouge, «  ça remue » dirait Matthias Langhoff. Est-ce bon signe pour le théâtre ? Nul ne sait encore,  mais ça remue … Le 27 avril, Teatr a organisé un grand débat public Marina Davydova, sa directrice  et Andreï Mogoutchi,  le directeur artistique du BDT (Grand Théâtre Dramatique de Saint-Pétersbourg) , on line et en direct. La question était « Le théâtre après la quarantaine : les nouveaux défis d‘une époque nouvelle. » Andreï Mogoutchi, son éternelle casquette vissée sur sa tête,  tout en noir jusqu’aux gants,  parlait  de la pandémie et du confinement comme  d’une pause obligée, mais qui pour tous devait revêtir une importance capitale, se référant à ceux qui, comme Nekrochius ou Tcherniakov, n’ont, un jour, pas réussi à honorer  un contrat :  Faust pour Nekrochius, un spectacle Tchekhov pour Tcherniakov.  Il notait les  difficultés à s’arrêter,  symptôme de la maladie de trop créer dont souffre le théâtre. Pour lui, le confinement est le signe d’« un adieu à une époque ».  Comparant l’effet de présence au « streaming », il avouait qu’il avait beaucoup de mal à voir ses propres  spectacles,  captés tels quels dans le rectangle de l’écran : « Quand on le regarde on line (sic), le théâtre est beaucoup moins intéressant» et se pose alors la question du public. Pour qui cette abondance ?  Ce n’est pas un art qu’on présente là, surtout dans le chaos de l’abondance. Pour Mogoutchi, avant la diffusion des archives captées par la vidéo, il s’agit de se préparer à ce qui peut, à ce qui va changer.  Il  faut regarder l’espace qui nous entoure comme un théâtre, dit-il, ce qui nous rappelle les cours de mise  en scène de Meyerhold aux jeunes metteurs en scène qui, en 1918, partaient faire du théâtre dans les campagnes…

Le théâtre est une zone à risques. Aura-t-on besoin de ce théâtre- zone à risques qui met dans l’inconfort et la tension ? Mogoutchi  se souvenait alors  d’un  de ses spectacles monté en Afrique où il avait  été invité par Daniele Finzi Pasca, metteur en scène italiano-suisse et qu’il avait dû présenter devant des enfants qui avaient perdu toute leur famille. Ce qu’il fallait, c’était d’abord et juste s’occuper d’eux, et là prenait tout son sens le « théâtre de la caresse » qui est celui de  Finzi Pasca. Le public reviendra-il après le virus ? N’aura-t-il pas d’autres problèmes à résoudre ? Il faudra s’occuper de lui… Et ne pas oublier les théâtres indépendants qui ont besoin de l’aide financière des théâtres nationaux. Partager donc ! Aujourd’hui, selon lui, l’éthique est plus importante que l’esthétique.

Mogoutchi a  donc créer le BDT Digital, entièrement gratuit, qui va prendre l’humain en charge. Et d’abord les acteurs. Il va  les « aider à trouver des formes intermittentes pour créer mieux ».  Il a confié à de jeunes comédiens et à des metteurs en scène des projets digitaux dans l’espace Internet : une recherche un peu chaotique pour l’instant, rien de convaincant…  Mogoutchi lui-même a fait des expériences avec les nouvelles technologies quand il était metteur en scène au Théâtre Alexandrinski  et responsable de la Nouvelle scène expérimentale très bien équipée. Il sait de quoi il parle.  Et il sait aussi qu’il faut prendre le temps et  s’occuper des moins jeunes : les acteurs ont choisi des textes, les ont monté ensemble pour trouver quelque chose  de « tendre » à dire au public : « les gens ont besoin de médicaments », Mogoutchi aime cette image et la reprendra.

Les idées fusent  pour ce site: un festival d’affiches de théâtre ? Un théâtre imaginaire où des théâtrologues viendraient « raconter » des spectacles anciens importants de l’histoire russe ou encore des spectacles qui n’ont pas eu lieu ? Ce serait là  du travail pour les metteurs en scène et  les chercheurs destiné à transmettre toute une réalité non matérialisée qui fonde le théâtre réalisé. Mais il faut trouver « des cadeaux, de la joie, des médicaments  à offrir à la ville ». Les acteurs sont des gens fragiles et le manque de contact leur est néfaste. Il faut donc transformer la peur que comme nous, ils ressentent , en colère, en  énergie.  Mais comment ?

Un  nouveau débat on line a eu lieu quelques jours après cette rencontre. Cette fois,  à la suite d’une représentation de Que faire ? mise en scène de Mogoutchi d’après le célèbre roman de Tchernichevski, et à partir de discussions et improvisations.  Depuis sa création en avril 2014,  ce spectacle est accompagné de débats avec le public et avec des invités, des personnalités de l’art et des sciences. Ce soir-là, il était intitulé :  Un homme nouveau dans un monde nouveau ».

 Ne pas les laisser mourir, un marathon  théâtral pour les médecins et les hôpitaux. Le projet  Que faire ?  contre la Covid 19. Il met au centre de « l’attention la plus élémentaire », tous les soignants. Privés de toute protection, ils se battent contre la maladie. L’idée d’un marathon (cela correspond au principe du téléthon bien connu des Français )  se développe ; les acteurs vont se faire les porte-voix des médecins invisibles- ceux qui écrivent parfois sur les réseaux sociaux, dans des posts sur Instagram,  ou ceux qui demeurent au front,  silencieux.  Plus de 250 travailleurs médicaux ( chiffre officiel)  sont morts à la tâche, dans le « hachoir » des hôpitaux. « Nous ne voulons pas seulement leur dire merci, mais prendre soin d’eux parce qu’ils sont les personnes les plus indispensables ». Le 17 mai commence l’action théâtrale #aidelesmédecins. Et sont mises en ligne, quarante et une vidéos de récits  de médecins qui risquent leur vie quotidiennement, lus par les acteurs du BDT, distribués par Mogoutchi.
Quatre millions de roubles ont été ainsi récoltés à la suite de ce premier marathon. «C’est peu mais nous devons continuer dans la mesure  de nos forces,  si un masque de plus ou une blouse de protection  sauve une ou plusieurs vies,  cela vaut la peine. Les artistes de théâtre ne doivent pas laisser mourir  ces médecins et aides-soignants avec qui ils ont tous des relations nécessaires et  privilégiées.
 

Le projet se construit en marchant, dans l’action. D’autres théâtres comme  le Gogol Centre, le Sovremennik…. veulent y participer, et prendre le relai  dans ce marathon. Il faut des textes !  Anonymes ou signés,  à récolter dans le pays tout entier. La revue Teatr aide à la collecte. Textes de médecins, témoins, journalistes versés dans les questions médicales.  Un gigantesque théâtre documentaire en temps réel s’organise :  les acteurs lisent des histoires vraies, des expériences qui viennent d’être vécues, ils disent tout ce qu’il est important de dire à qui ne sait pas la vérité  de ce qui se passe en Russie. La voix  des comédiens permet à l’audace d’aller jusqu’au bout de cette vérité parfois dangereuse à prononcer…   

Ce  « teatr.doc » digital ( voir Les théâtres documentaires sous la direction  d’E. Magris et de B. Picon-Vallin) à l’échelle de cet immense  pays  permet aux acteurs qui se mettent en jeu de choisir à qui ira l’argent récolté: à celui qui en a le plus besoin, dans la zone rouge où se trouve sa ville ou sa région. Pétersbourg, d’ou est parti le marathon, est un épicentre  où la situation est particulièrement grave. « Je n’avais jamais fait du théâtre social » dit Mogoutchi. Mais  il s’agit aussi d’un genre : un développement, un renouvellement  magistral du théâtre documentaire, voire un théâtre politique.  C’est sans doute du care, mais s’il est empathique, il n’est ni  doucereux, ni lénifiant, ni moralisateur, ni auto-satisfait : il agit, il est efficace et met en avant des paroles cachées.  Les médecins et le personnel médical ont ici le premier rôle : celui qu’ils ont dans la vie. Il faut lire le témoignage d’une femme-médecin qui entend son post lu par une  des plus grandes actrices du BDT,  Alice Frendlikh  et elle considère que ce « cadeau est pour elle plus important  et bouleversant que n’importe quelle reconnaissance de l’Etat ». Et le marathon donne l’idée à d’autres médecins d’écrire à leur tour … 

 « Vous nous aviez demandé quel théâtre doit exister en une époque de quarantaine. Il me semble,  écrit Marina Davydova, qu’il doit aujourd’hui avoir ce visage. Théâtres de toute la Russie, unissez-vous ! »

Béatrice Picon-Vallin

Site de la revue Teatr : oteatr.info

 

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