Race et Théâtre/Un Impensé politique de Sylvie Chalaye
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Race et Théâtre/Un impensé politique de Sylvie Chalaye
Pourquoi les scènes en France ne sont-elles pas le reflet chromatique de la société ? Pourquoi les comédien.ne.s noir.e.s sont-ils si peu distribué.e.s ? Les rôles se définissent-ils par la couleur de la peau ou par le talent de l’acteur ? Les artistes non blancs se sont engagés, depuis une vingtaine d’années, dans plusieurs actions pour faire entendre les préjugés et le racisme dont ils sont victimes. L’an passé, des manifestants ont empêché la compagnie Démodocos dirigée par l’helléniste Philippe Brunet, de jouer Les Suppliantes d’Eschyle à la Sorbonne, en raison d’une mise en scène qu’ils trouvaient « racialiste»: les Danaïdes y étaient représentées par des comédiennes blanches qui portaient des masques noirs…
Sylvie Chalaye, anthropologue et historienne des représentations de l’Afrique et du monde noir dans le spectacle, aborde ces épineuses questions en les situant dans un contexte sociétal, historique et politique : « Être racisé ou ethnicisé, c’est être réduit à sa couleur de peau et assigné au rôle du Noir, de l’Africain. C’est aussi être exclu du récit national.» (…) «Comme si les indépendances avaient suscité l’amnésie d’une histoire commune. » Il faut d’abord revenir un peu en arrière et on a oublié, entre autres exemples, qu’en 1952, Jean Vilar engageait pour jouer Sganarelle Daniel Sorano, métis franco-sénégalais (photo ci-contre) et que Jean-Marie Serreau, adepte d’un théâtre babélien, intégra des acteurs de toute origine et monta Homme pour Homme de Bertolt Brecht avec Bachir Touré. Roger Blin confia le rôle de Dom Juan au Guadeloupéen Robert Liensol. Mais, note Sylvie Chalaye, dès les années soixante-dix, avec la montée du nationalisme, l’acteur noir se met à incarner l’immigré, l’étranger et commence à “faire signe“ dans les distributions.
On laisse aussi entendre comme Jean-Pierre Miquel, alors directeur du Conservatoire National d’Art Dramatique! Que les acteurs non-blancs n’ont pas d’avenir dans le paysage français. Seuls, Peter Brook, un Anglais, et Bernard-Marie Koltès font exception. Face à cette fermeture, Pierre Debauche créera en 1984, le festival des Francophonies de Limoges, ouvert aux théâtres d’Afrique et d’Outre-Mer. Avec le danger que les espaces francophones comme la Chapelle du Verbe incarné, au festival d’Avignon off, deviennent des “enclos“, des « entre-soi d’à-côté “…
Autre aspect : l’acteur noir doit assumer la figure de l’étranger, de l’Autre (souvent maléfique), mais il aussi une aura héritée, malgré lui, de l’Histoire coloniale et cela peut aveugler les spectateurs qui ne voient plus que le Noir, et non l’acteur. « Quand serons- nous banales? » demande la comédienne Aïssa Maïga qui joue dans Noire n’est pas mon métier* : «Je suis née en France, je suis Française. Mais j’ai conscience, quand j’interprète un personnage de Racine, Corneille ou Molière, que cela brouille les spectateurs qui se demandent pourquoi je suis là. » Pourtant, les héroïnes noires ne manquent pas : Phèdre, Andromaque ou Cléopâtre… Seulement, il n’était pas envisageable alors de les porter à la scène dans leur altérité. Pour Sylvie Chalaye: «Quand on ne voit que le Noir, c’est l’acteur qu’on assassine ». La carnation n’est pas l’incarnation et il faudrait faire abstraction de la couleur. Mais cela est-il possible ?
Le chapitre Le Blackface ou l’invention du nègre-spectacle aborde la pratique, issue d’une tradition clownesque raciste aux Etats-Unis qui consiste à grimer de noir des acteurs blancs pour caricaturer les esclaves qui se divertissaient dans les plantations en imitant les Blancs : «Non contents de s’approprier une forme artistique, les Blancs la détournaient et n’en ont retenu, ni la portée satirique, ni le caractère subversif. » Aujourd’hui, cette mascarade, condamnée aux Etats-Unis et en France, est très mal perçue par les acteurs et le public afro-descendants. Pour eux surtout, travestir un acteur blanc en Noir est une aberration et mène à une désappropriation de leur propre histoire.
Dans le chapitre Sortir de l’enclos, l’auteure souligne qu’au XXI ème siècle, le public a changé. Il serait temps en effet que le théâtre reflète mieux la société, dans et pour laquelle il exerce. Il doit s’ouvrir à la diversité sur les plateaux mais aussi en dehors, en employant des auteurs, artistes et salariés «issus de la diversité». Et, bien entendu, il faut qu’il aille vers de nouveaux publics. Il y a du pain sur la planche! Mais ce livre se veut optimiste: «Penser la race au théâtre, ce n’est pas chercher à ne pas la voir, c’est désapprendre à l’identifier pour mieux apprendre à jouer ensemble autrement et à déjouer les imaginaires coloniaux qui se sont construits sur son invention. » Il y a visiblement encore du chemin à faire: le monde du théâtre a une responsabilité dans la fabrication des stéréotypes et cet ouvrage peut aider à les éliminer. Sylvie Chalaye fait le tour d’une question complexe et, le théâtre étant «un miroir tendu au monde », cet essai alimentera sans doute une réflexion plus globale…
Mireille Davidovici
Le livre est publié par Actes Sud-Papiers (2020). 16 €. (disponible en livre numérique).
*Noire n’est pas mon métier d’Aissa Maïga est édité aux éditions du Seuil (2018).