Le Théâtre du Soleil : L’invention et la copie, la sortie des DVD de Sihanouk, et la suite du Kyoto Prize
Le Théâtre du Soleil : L’invention et la copie, la sortie des DVD de L’Histoire tragique mais inachevée de Norodom Sihanouk et la suite du Kyoto Prize
Les formes théâtrales asiatiques ont été capitales pour la formation de la jeune Ariane Mnouchkine à qui les Dieux du théâtre se sont manifestés sous la forme d’un coup de foudre en Angleterre où elle était allée en 1958 poursuivre des études et où elle faisait partie d’un groupe amateur.
Un long voyage en Asie en 1963, avant de créer avec ses camarades Le Théâtre du Soleil, lui révéla la richesse et l’importance de la forme que le théâtre français, à l’époque trop encore centré sur le texte, ignorait superbement. Le Japon, avec le nô et le kabuki, l’Inde avec le kathakali, la Corée, le Tibet… Ariane Mnouchkine s’en inspirera pour créer de nouvelles formes, par exemple son propre kabuki mais aussi quelquefois pour copier des fragments, des scènes ou des danses. Ainsi pour le cycle Shakespeare (1981-1984), elle réalise un kabuki élisabéthain qui eut un succès mémorable à la Cartoucherie de Vincennes comme en tournée, en particulier dans la Cour d’Honneur au festival d’Avignon. Dans Tambours sur la digue (1999), elle transforma les acteurs en grandes poupées manipulées par leurs partenaires vêtus de noir: une nouvelle forme du théâtre de marionnettes bunraku, capable d’inspirer les vieux maîtres japonais : ce sont eux-mêmes qui le disent…
Mais les comédiens ont appris à jouer du tambour coréen comme des professionnels de là-bas. Et dans Et soudain des Nuits d’éveil (1997-98), l’un d’eux interpréta avec exactitude, guidé par un professeur tibétain, la célèbre « danse du cerf ». Dans Une chambre en Inde (2016-2018), sa dernière création, Ariane Mnouchkine parle des nombreux problèmes du monde sous une forme onirique, en intégrant dans la narration théâtrale où le problème de la disparition et de la perte est évoqué à plusieurs reprises, une forme de théâtre populaire de l’Inde: le terrokuttu, un pauvre théâtre de basse caste en plein air qui a fasciné Ariane Mnouchkine lors d’un de ses voyages. Un maître de ce théâtre est ensuite venu enseigner à la Cartoucherie aux acteurs comment jouer des scènes du Mahabharata, comment parler, chanter en tamoul, jouer et danser comme les acteurs indiens traditionnels du terrokuttu … des exercices d’une rare difficulté. L’aventure s’est terminée par un événement culturel étonnant il y a deux ans avec Notre petit Mahabharata. A la fin de la dernière série de représentations d’Une Chambre en Inde, les acteurs du Soleil jouaient, avec des acteurs tamouls, quatre épisodes choisis du Mahabharata, sans qu’on puisse vraiment les distinguer les uns des autres. Et le terrokkutu a bénéficié en retour de l’expérience de transmission aux comédiens du Soleil : le maître P. K. Sambandan a intégré en Inde des nouveautés comme la présence de femmes sur la scène.
Réticente au départ au filmage de ses spectacles, malgré tout le bagage cinématographique hérité de son père le producteur Alexandre Mnouchkine, (1789 ou La Révolution doit s’arrêter à la perfection du bonheur créé en 1970 fait heureusement exception), elle a voulu elle-même à partir du Tartuffe (1995) transposer son répertoire à l’écran. Pas des captations mais des recréations filmiques, dans la Cartoucherie de Vincennes transformée en studio de cinéma, avec la collaboration des acteurs et d’une équipe fidèle.
Ces films constituent un témoignage puissant sur une œuvre de théâtre qui marque les XXème et le XXIème siècles. Et sont récemment sortis deux DVD de L’Histoire tragique mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge. Un cas particulier dans l’histoire et la ciné-bibliographie du Théâtre du Soleil, mais aussi dans l’histoire du Théâtre : il ne s’agit pas de la mise en scène originale d’Ariane Mnouchkine (1985-86) mais de la recréation au Cambodge réalisée par Georges Bigot, qui interprétait le roi Norodom Sihanouk en 1985. Il était accompagné par Delphine Cottu, une actrice d’une autre génération du Soleil. Le spectacle était joué en khmer (2007-2013) par des acteurs de ce pays et a ensuite été programmé à la Cartoucherie dans le cadre du Festival d’automne. Le DVD édité en octobre dernier n’est pas une recréation filmique d’Ariane Mnouchkine mais une captation sur trois jours, réalisée en octobre 2013 par la maison de production BeAir Medias qui soutient les projets cinématographiques du Théâtre du Soleil (comme elle soutient la diffusion filmique des opéras montés par le Russe Dmitri Tcherniakov).
La traduction en khmer du texte d’Hélène Cixous a été supervisée par l’Américaine Ashley Thompson, une de ses anciennes étudiantes, aujourd’hui grande spécialiste du Cambodge, qui avait vu le spectacle à sa création et en a avait été profondément marquée. Le spectacle khmer est le résultat d’un vrai désir, d’une longue aventure, d’un travail sur plusieurs années réalisé avec de grands risques. Il n’a pas eu l’autorisation d’être joué au Cambodge mais a été présenté chez nous en tournée : la première partie en 2011 et la seconde, deux ans plus tard).
Le texte d’Hélène Cixous mais aussi la réalisation d’Ariane Mnouchkine mis en scène par un autre professionnel: un exercice, une recherche de l’art à travers une «copie» inventive, créatrice, sur lesquels elle réfléchit, de façon à la fois intuitive et consciente. Et elle pratiquera ce type d’expérience plus tard, en montant au Brésil le seul spectacle qu’elle ait signé avec des acteurs qui n’étaient pas du Soleil: As Comadres, créé l’an dernier avec une équipe de comédiennes de ce pays, traduit des Belles-sœurs (1965) de l’auteur canadien Michel Tremblay et qui avait été adapté en comédie musicale avec succès par René-Richard Cyr, laquelle avait beaucoup marqué Ariane Mnouchkine en 2012…
Avec cette création au Brésil, il s’agit, à travers une analyse subtile de la comédie musicale en vidéo, de redonner confiance et énergie à des actrices privées de scène par la politique de Bolsonaro: une recherche expérimentale, un spectacle lucide et joyeux… Le travail théâtral khmer, lui, restituait aux artistes cambodgiens de l’Ecole Phare Ponleu Selpak une partie de leur propre histoire très mal connue d’eux. Sur laquelle Hélène Cixous et Ariane Mnouchkine avaient enquêté sur place en 1984, dans des conditions particulièrement difficiles. Et il est impossible de décrire l’émotion inouïe des spectateurs français, en particulier ceux qui avaient vu L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk… dix neuf ans plus tôt. A l’entrée en scène des acteurs les uns derrière les autres dans l’espace de la Cartoucherie, on croyait voir s’animer et prendre vie les dizaines de statuettes de bois à l’effigie du peuple cambodgien, si maltraité par les Khmers rouges: disposées en ligne et en hauteur, elles faisaient partie du dispositif scénique de 1985 et avaient marqué profondément les mémoires, car le spectacle se déroulait sous leur regard. Ces DVD sont un témoignage de cette immense recherche et de la reprise de L’Histoire terrible mais inachevée…
Quand Ariane Mnouchkine a prononcé son discours à la remise du Kyoto Prize 2019 dont elle était lauréate dans la section Arts et philosophie, (voir Le Théâtre du Blog), elle a insisté sur ce qui la préoccupe depuis longtemps: « Partout dans le monde et dans mon propre pays, je me pose sempiternellement la question : pourquoi, pour progresser, devons-nous vraiment détruire tant de paysages urbains ou naturels si chers aux cœurs de leurs habitants et si précieux à notre harmonie intérieure? Pour éviter, autant que faire se peut, ce que Georges Orwell appelle “le progrès destructeur”, ne devrions-nous pas user de plus de discernement et d’humilité ? Est-ce réactionnaire de poser la question? Ne devrions-nous pas réfléchir avant de faire moins beau, moins humainement vivable, plus dévorateur d’énergie et de ressources ? » La possible disparition du théâtre était évoquée avec force dans plusieurs épisodes d’Une Chambre en Inde. Visionnaire comme toujours, Ariane Mnouchkine! Oui, le théâtre, comme tous les arts vivants, les arts de la présence, disparaît aujourd’hui temporairement en ces temps troubles de pandémie. Mais le Théâtre du Soleil prépare un nouveau spectacle envers et contre tout ! Et elle a appelé le 9 mai, dans un entretien réalisé par Joëlle Gayot pour Télérama, à «un nouveau pacte pour l’art et la culture. Mais pas seulement pour l’art et la culture. Nous faisons partie d’un tout. »
L’atelier de costumes du Théâtre du Soleil s’est affairé à la fabrication de masques beaux et originaux autant que protecteurs pour la troupe et pour d’autres associations. Les masques (souvenons-nous de ceux de la commedia dell’arte dans L’Age d’or, ou Molière (le film à sa sortie avait été moqué par les gens de cinéma mais il est aujourd’hui devenu un classique essentiel, unanimement apprécié- évoquons les masques balinais du cycle des Shakespeare, de L’Histoire terrible et inachevée… Le Soleil les pratique donc sous toutes les formes artistiques et sanitaires, dans un même élan d’engagement et de recherche…
La cérémonie du Kyoto Price aura deux répliques mais qui, à cause de la pandémie, seront reportées à l’an prochain: l’une en mars, à l’Université de San Diego (Etats-Unis), l’autre en mai, à l’Université d’Oxford, la ville où a commencé l’aventure théâtrale d’Ariane Mnouckhine. Le Kyoto Price ne sera pas attribué en 2020 et cela montre encore qu’elle est bien une personnalité unique…
Béatrice Picon-Vallin