Entretien avec Ramón Mayrata
Entretien avec Ramón Mayrata
Auteur de nouvelles, poésies, romans, théâtre et essais, il fait aussi partie, comme anthropologue, de la Commission d’études historiques qui défend l’indépendance du territoire Sahraoui devant la Cour de La Haye. Enseignant, il a aussi fait des recherches sur l’histoire des arts du spectacle et sur la présence de l’Espagne en Afrique du Nord.
Vers 1970, il a vécu plusieurs années à Paris où il fut journaliste et et traducteur. De retour en Espagne, il collabore régulièrement au magazine Sábado Gráfico et avec l’agence Metropolitan qui diffuse des articles sur l’actualité culturelle dans une vingtaine de journaux locaux. Il fait aussi des critiques littéraires à El Sol, et il écrit dans des revues comme Camp de l´arpa, Fablas, Revista de Occidente, Poésie espagnole, Ozone, Nueva Lente, Art contemporain /Arco, Newsletter de la Fundación Juan March, Review, Fin du siècle, etc. Il fait partie de l’équipe initiale de La Luna à Madrid.
Depuis 1982, scénariste de plusieurs séries télévisées (TVE et ANTENA 3) et de programmes radio (RNE), il dirige Las Tardes de Armagedón / Secretos para imaginar, une émission hebdomadaire consacrée à la littérature sur Radio Nacional de España /Radio 3. Ramón Mayrata est aussi professeur d’histoire de l’illusionnisme et écrit actuellement un livre sur cette discipline.
-Comment êtes-vous entré dans la magie ?
-Enfant, j’étais fasciné par les feuilles dans le vent. Debout, je ne pouvais pas les atteindre avec ma main. Elles montaient en l’air, flottaient, tremblaient et s’envolaient : une liberté fascinante et fugitive à la hauteur de mes yeux. Quelque temps plus tard, le corps qui montait lentement dans les airs et restait suspendu, sans appui ni soutien apparent, en obéissant aux passes du magicien, a marqué profondément ma mémoire, quand j’ai vu une lévitation pour la première fois…
Jeune, je voulais me consacrer à la littérature puis j’ai eu la chance de rencontrer Gabriel Moreno, un magicien d’exception qui m’a mis en contact avec l’École de Magie de Madrid. Pas une école au sens académique, mais plutôt un champ de travail, d’étude et de création qui a réuni un groupe prodigieux qui voulait développer l’illusionnisme comme art. Et j’y ai trouvé une correspondance très forte avec la littérature car il est lié à la fiction et aux arts du spectacle. Une ancienne légende celtique raconte l’histoire d’un garçon, Gwion, qui enlève un chaudron où mijotent l’inspiration et le savoir, selon une recette des livres du magicien Vergi de Tolède. Trois gouttes de feu ont sauté du chaudron et sont tombées sur le petit doigt de Gwion. Quand il les a porté à sa bouche, il s’est immédiatement «rencontré»… J’ai eu l’impression que quelque chose de similaire m’arrivait quand j’ai rencontré par hasard la magie la meilleure et la plus subtile, avec Juan Tamariz et Arturo de Ascanio qui ont trouvé les mots capables de nommer les complexités, souvent invisibles, de la double réalité où la magie opère et qui est à la base de ce que pratiquent les illusionnistes. Ils la vivent mais le public ne la voit généralement pas.
Et les écrivains sont aussi conscients de cette double réalité. Ils voient simultanément comme chez Miguel de Cervantes Don Quichotte, ses géants et Sancho, ses moulins… Il me semblait que la magie m’offrait une poétique efficace mais aussi un laboratoire pour vivre directement les questions qui m’inquiétaient, à savoir : la création d’autres mondes possibles, l’adoption de perspectives multiples, le dépouillement de soi, les métamorphoses de l’identité, l’expérimentation de réalités parallèles. Et aussi d’avoir la capacité de manipuler des mots.
-Qui vous a aidé dans cette démarche?
-J’ai eu une formation d’anthropologue et la seule fois où j’ai pratiqué cette science a été au Sahara occidental. Après l’illusionnisme, j’ai connu d’autres formes de magie, celle des chamans et des soufis. J’ai vécu l’expérience d’une société où la mentalité magique était toujours existante et où il n’y avait pas encore de rationalisation.
Je ne partage pas les croyances ésotériques mais je m’intéresse aux expériences. Ce que j’ai essayé de capturer en 1992 dans mon premier roman. El Imperio desierto (L’Empire du désert). J’ai découvert là-bas une société et un territoire si inhospitaliers où, pour un homme occidental et rationnel, tout semblait dépassé. Mais ces modes de pensée ont permis à d’autres hommes de survivre des siècles dans des conditions extrêmes.
J’ai eu une relation étroite avec certains marabouts très prestigieux. Et il y a une tendance à accorder un pouvoir aux miracles pour convaincre les incroyants. Cela m’a incité à imaginer que pouvait intervenir mais de façon cachée, la prestidigitation dans certains rites. Au fil du temps, j’ai vu que les pratiques illusionnistes – avec la musique ou la danse- étaient une partie fondamentale des rituels de certaines confréries du Maghreb. Comme l’Aïssawa, une confrérie religieuse et mystique qui a joué un rôle dans l’histoire de l’illusionnisme et qui est liée à la légende de Jean-Eugène Robert-Houdin. Mais ce qui m’a le plus frappé, est cette symétrie entre les pouvoirs thaumaturgiques attribués aux marabouts et aux chamans, et fondés sur l’illusion. Et en retour, leurs rituels sont, à mon avis, la source originale des spectacles d’illusion…
-Comment travaillez-vous ?
-Je me suis toujours consacré à écrire des livres mais cet engagement personnel est aussi lié à une intense activité dans les médias. J’ai fondé et dirigé avec Juan Tamariz, la maison d’édition Frakson, spécialisée dans les livres de magie technique. Aujourd’hui, je me consacre surtout à l’écriture et à la recherche. Et depuis des années, je travaille sur une histoire culturelle de l’illusionnisme qui a bien avancé.
Je donne aussi des conférences sur cette discipline et des cours de littérature sur l’Age d’or espagnol et l’art moderne et contemporain, au Centre d’Etudes Hispaniques de Ségovie et dans les universités Bethel et Concordia aux Etats-Unis. Enfin, je dispense mes cours d’histoire de l’illusionnisme au Centre Universitaire Royal Escurial-María Cristina.
J’ai publié plusieurs romans dont El mago manco (2016), des essais comme Valle-Inclán, Houdini y el hombre que tenía rayos X en los ojos (2015), ou mon dernier ouvrage, Fantasmagoría, Magia, Terror, Mito y Ciencia (2017) sur le rôle de l’illusionnisme dans la création de spectacles, sur l’apparition du cinéma et la genèse de la réalité virtuelle.
-Quels sont les artistes qui vous ont le plus marqué ?
-Il y a un fil rouge qui rassemble les grands maîtres que j’ai eu l’occasion de voir et/ou de fréquenter : Vernon, Frakson, Slydini, Kaps, Tamariz, Ascanio, Camilo Vázquez et Gabriel Moreno. Puis Pepe Carroll, Giobbi, Paviato et Gaëtan Bloom. René Lavand a créé aussi une magie à laquelle je m’identifie le plus et je ne peux oublier l’émotion que j’ai eu devant des numéros comme La Boîte aux épées d’Hans Moretti et le Puppet horror Show d’Al Carthy.
-Y-a-t-il des styles qui vous attirent davantage?
-J’ai été formé à la magie et à la littérature dans une conception de réalisme et de vraisemblance. Mais j’ai toujours été plus intéressé par le «double fond» de la réalité, c’est-à-dire l’illusion. Un processus de métamorphose du réel, une altération de son manque de sens originel, fondée sur le hasard et la nécessité, pour lui donner des significations provisoires qui disparaissent, dès qu’elles sont conçues. Elles doivent en effet être l’objet d’un renouvellement continu pour soutenir, promouvoir et faciliter la vie dont le sens se trouve dans cette métamorphose incessante et dans la capacité à en trouver un nouveau dans les ruines de la précédente. Avec le réalisme, on ne peut renoncer à explorer ce double fond qui cache le pouvoir du désir, de l’inconscient, du mythe… Je suis donc très à l’aise quand je dialogue avec les nouvelles générations de magiciens espagnols pour qui l’art de «rendre impossible» est provoqué par l’expérience de réalités alternatives.
-Quelles sont vos influences ?
-Les pratiques et les œuvres qui sous-entendent une approche magique de l’art, écrites par des auteurs légendaires : le poète inconnu de Gilgamesh, Miguel de Cervantes ou Shakespeare mais aussi Restif de la Bretonne, Edgar Poe, Georges Méliès, Jorge Luis Borges, Orson Welles, le poète et dramaturge espagnol Joan Brossa ou William Kentridge… Pour eux, la magie n’est pas un ensemble d’astuces mais une façon de penser qui vient de loin et qui a pour base, le désir, plus puissant que la réalité.
-Quels conseils à un débutant dans la magie actuelle?
-Surtout désobéir à la réalité mais de façon prudente, intelligente et efficace. Comme dans l’art en général, il faut créer d’autres possibilités et le sens donné à la vie n’est pas l’élément transcendantal des religions. De plus, cela permet d’avoir d’autres vies et des situations matérialisées. Ainsi, contrairement aux mots de la littérature, les illusions créées sont, elles, bien vécues : on voit ce qui se passe et on les perçoit avec les sens. Parmi les grandes figures du XX ème siècle,
Harry Houdini fonda sa carrière sur les « évasions », en se libérant dans ses numéros de toutes sortes d’entraves. Il nous montre en fait une métaphore de la libération de l’être humain. Comme avec ses numéros de corps coupés, qui donnent le sentiment de pouvoir défier la maladie et la mort.
-Et l´importance de la Culture dans l´approche de la magie ?
- Cette dernière a joué un rôle déterminant dans notre façon de percevoir et d’expérimenter la réalité, ce qui n’a pas été assez étudié : trop déconcertant pour le monde académique! L’histoire de la Culture nous permet d’évaluer l’intrusion cruciale de la magie dans la diffusion de l’image à travers la « lanterne magique » et la fantasmagorie. Et, aussi, dans la reformulation du rôle des arts et la création d’une industrie du divertissement qui transformera la culture populaire selon les paramètres d’une société industrielle et de la cyberculture. Maintenant associées aux réseaux informatiques et au virtuel qui envahissent notre espace physique.
- Et en dehors de la magie, que faites-vous ?
- C’est un des rares mondes où professionnels et amateurs cohabitent naturellement. Et j’ai une passion à la fois pour la magie, la littérature, l’enseignement et la recherche… J’ajouterais la cuisine, l’amitié, une certaine inquiétude et une responsabilité sociale.
Sébastien Bazou
A lire mais en espagnol seulement : Por arte de magia : una historia de ilusionismo, Puntual ediciones, 1982. La sangre del Turco, Editorial Frakson, 1990. Valle-Inclán y el insólito caso del hombre con rayos x en los ojos Editorial La Felguera, 2015. El mago manca, Frontera D Ediciones, 2016. Fantasmagoría. Magia, Terror. Mito y Ciencia, La Felguera Editores 2017.