La Revue Parages, entretien avec Frédéric Vossier
Frédéric Vossier, responsable de la revue Parages, éditée par le Théâtre National de Strasbourg où il est aussi auteur associé, a vu annuler la création de Condor, sa dernière pièce au festival d’Avignon cette année, mise en scène par Anne Théron (voir Le Théâtre du Blog). Elle est reportée en janvier prochain au Centre Dramatique National d’Angers dont Thomas Jolly vient de prendre la direction. La pièce sera ensuite jouée dans les théâtres coproducteurs: le T.N.S. et la MC 93 Bobigny en 2021 et en tournée; elle parle du trauma provoqué par la torture dans les dictatures d’Amérique latine et de l’opération Condor dont l’auteur s’est inspiré. Un texte sur la subjectivité « effrayée » ou comment la peur fraie son chemin dans l’espace mental…
Pascal Kirsch, lui, va créer Grand Palais, une autre pièce que Frédéric Vossier a écrite avec Julien Gaillard sur la relation entre Francis Bacon et Georges Dyer, au T.N.S. l’an prochain. « J’ai, dit-il, un autre projet: Faune, avec Sébastien Derrey, un solo consacré à Nijinski qu’incarnera Frédéric Gustaedt, mon alter ego scénique. Sa compagnie a créé deux de mes textes et c’est un compagnonnage très important pour moi.» Séphora Pondi, artiste associée au Théâtre 14 à Paris, montera aussi de lui, Eternel Enfant, une adaptation très libre de La Cloche d’Andersen.
Parages 07, entretien avec Frédéric Vossier
-Quels sont les engagements du T. N. S. à l’égard de la revue ?
-Stanislas Nordey, son directeur, a conçu un projet de rayonnement des écritures contemporaines. Et cela faisait aussi longtemps qu’il rêvait d’une revue exclusivement consacrée aux auteurs vivants. Première condition non négociable: qu’elle soit indépendante de la programmation et que Parages soit un lieu d’hospitalité placé sous les signes de la liberté et de la singularité pour les auteurs. Mais dans la droite ligne de la politique de la maison, avec un numéro spécial consacré à chaque écrivain associé au T.N.S. : Falk Richter, Pascal Rambert et, à venir, Claudine Galea et Marie N Diaye. Textes et auteurs repérés par le comité de lecture peuvent trouver un écho dans le revue sous une forme d’articles, rencontres… Financée par le théâtre, Parages est aussi soutenue par les collaborateurs du T.N.S. Ainsi Nathalie Trotta, sa coordinatrice est aussi très impliquée dans son fonctionnement.
En tout cas, nous revendiquons l’indépendance éditoriale de cette revue qui est et qui doit rester un instrument de réflexion et de création sur les auteurs contemporains bien sûr, mais qui publie aussi des textes d’acteurs, metteurs en scène, chercheurs, éditeurs… Il s’agit de pluraliser toutes les approches de la littérature dramatique contemporaine et d’en photographier le paysage…
-Le Théâtre National de Strasbourg a-t-il une responsabilité plus large ?
- D’abord, il a les moyens d’éditer une revue… Et puis, en effet, c’est son rôle d’avoir un rayonnement national, de faire circuler la parole, de créer un espace public consacré aux auteurs. Ce que faisaient Les Cahiers de Prospéro jusqu’en 2002. Et une fraternité d’auteurs, non préexistante, se construit de numéro en numéro. Comme le disait Maurice Blanchot: « Les amants sont ensemble, mais pas encore ». Cette phrase a été un élément de conception important pour élaborer la ligne de Parages.
Stanislas Nordey et moi avons été profondément marqués dans notre jeunesse par l’œuvre du philosophe Jean-Luc Nancy qui parle de «singulier pluriel » : cela évite en effet de tomber dans les pièges d’une communauté corporatiste et s’articule à la phrase de Maurice Blanchot. Parages veut donc être l’espace de ce singulier pluriel où les amants peuvent s’unir ou découvrir qu’ils s’aiment. Par exemple, dans ce numéro, la rencontre entre Pascal Rambert et Julien Gosselin fait émerger, contre toute attente, une certaine fraternité de parages. Le titre de la revue vient d’un texte de Jacques Derrida qui avec Blanchot a inspiré notre ligne éditoriale.
-Ce numéro est construit à l’image qu’on pourrait presque dire sentimentale de Pascal Rambert, tant les témoignages convergent dans la sympathie…
-C’est vrai, on sent de la passion, des battements de cœur, de l’amour. Il y a chez Pascal Rambert, un côté «torrents d’amour» pour reprendre le titre du film de John Cassavetes (1984). Son œuvre provoque des émotions fortes; il parle de la sincérité, au sens rousseauiste. Romeo Castellucci parle lui aussi avec feu et à travers les images qu’il tisse, fait circuler une pensée, une « vision ».
Angelica Liddell développe une poétique très personnelle mais chez elle, il n’y a pas que du «sentimental»: lettres, récits, carnets de répétitions, portraits, textes théoriques, échanges, leçon de jeu…, leur circulation crée finalement l’harmonie et l’unité d’une œuvre, dans une variété d’approches. C’est aussi une pensée du travail théâtral de Rambert. Une mosaïque de facettes chez cet artiste inclassable.
- Mais les différents regards portés sur lui sont très peu… critiques ?
Joseph Danan, dans son analyse, apporte quand même un élément critique! Et Jean-Pierre Thibaudat, qui suit le cheminement de Pascal Rambert depuis ses débuts, ne se prive pas, à l’occasion, d’une certaine acidité… Mais il y a un principe : la revue n’a pas à se désolidariser des auteurs que le T.N.S. a choisi de subventionner et rendre visibles.
-Faut-il pour autant faire de Pascal Rambert, un mythe ?
-C’est un mot pour rire. N’est-il pas une « passion française » pour paraphraser les journalistes ? Quel artiste a été autant haï ou autant aimé que lui ? Il est devenu une sorte de mythe, non, presque à la façon dont en parle Roland Barthes ? On aurait : le Tour de France, le steack-frites, Pascal Rambert…
Il a construit sa légende et il y a, chez lui, quelque chose d’une rock-star théâtrale. Je me souviens dans mon adolescence, d’un article de Jean-Pierre Thibaudat sur cette étoile filante, pleine de promesses qu’ il était alors, nageant dans nombre d’excès: le prodige allait-il survivre? En fait, il a eu plusieurs périodes. Sans carrière linéaire, sans trajectoire ascendante comme tant d’autres. Il a vite décidé d’être international, de faire craquer la trajectoire et d’opérer des bifurcations.
Rôdeur productif vers 1980, il a été aussi très «accompagné» comme on dit, et il a bénéficié d’une reconnaissance précoce. D’autres prodiges, à la même époque, se sont cassés les ailes. Lui, est toujours là, il est même pleinement là et veut vivre sa vie et son art, comme dirait un personnage d’Henrik Ibsen. Vie et art ensemble, comme chez Fluxus, ce courant artistique qu’il mentionne souvent et qui l’a influencé. Pascal Rambert est un flux…
-Pourquoi, en fin de compte, son travail a-t-il un caractère unique?
-Il a un geste littéraire impétueux et profus qui s’unit organiquement au présent vivant de l’acteur. Avec côté mise en scène: une élimination, un nettoyage pour articuler au maximum la force d’un texte avec celle d’une actrice. Stanislas Nordey le raconte bien dans un article de ce numéro. Ce rapport au féminin est essentiel chez Pascal Rambert et j’invite à lire le texte de Claudine Galea et l’entretien croisé mené par Bérénice Hamidi-Kim avec les actrices d’Architecture. Il aime et désire les femmes, il leur donne une parole habitée par elles mais se laisse aussi déborder par celle qu’il leur donne. Il faut revenir à l’image inaugurale de la petite nageuse qui l’avait tant fasciné, quand il était enfant. L’écriture naît dans cette béance et il y a dans ses textes, de la souffrance : ce sont ,bien sûr, des cœurs qui souffrent. Mais s’y cache aussi un art d’aimer qui renvoie plutôt à Ovide et qui prône l’égalité dans le désir, le plaisir et la jouissance. Pascal Rambert est ovidien, incontestablement…
Parages 07 Revue du Théâtre National de Strasbourg, numéro spécial Pascal Rambert, sous la direction de Frédéric Vossier
«Je ne fais pas une distribution. Je cherche à constituer, pour chaque pièce, une sorte de famille, et les personnages trouvent toujours leur incarnation dans les personnes, écrivait Antoine Vitez. »Ce Parages 07 est beau. Avec d’abord une photo en noir et blanc de l’auteur-metteur en scène signée Jean-Louis Fernandez. Pas tout à fait un portrait: on le voit assis seul en bas de rangées de sièges derrière lui dans l‘attente du public. Devant lui, ce qu’on décrypte comme étant la table du metteur en scène, montée sur un échafaudage tubulaire à colliers, signe minimal d’un chantier et d’où pend un câble de raccordement, un autre signe minimal: celui de de l’outil informatique.
Sur le côté droit, on voit un peu flou, un mur de pierre: on est bien dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes à Avignon. Lieu majuscule. L’homme appuie le majeur de sa main gauche sur sa pommette, ses autres doigts déployés en aile… Une attitude à la fois réflexive et dandy. Barbe courte, un peu sauvage, marquée de poils blancs sous la lèvre qu’on dirait boudeuse. Derrière les lunettes, un œil semble regarder à l’intérieur, l’autre, à l’extérieur.
Une fois pour toutes, Pascal Rambert a pris le pouvoir là où il est auteur-metteur en scène, même s’il dit avoir nettoyé, dans son travail, la réalisation. Une fois pour toutes, il a marqué son territoire en signant ses textes Tokyo, Los Angeles, Gennevilliers. Aimer et être aimé : l’alpha et l’oméga de son Théâtre. Il a gardé ce qu’il croit sans doute être l’insolence de sa jeunesse et qui était déjà de l’outrecuidance, une façon d’être qu’on ne saurait reprocher à un artiste: car c’est bien sa fonction, de penser outre. Cela peut agacer… Nous nous souvenons de lui tout jeune, quand il créait Réveil avec ses actrices Narvé et Nilou Kaveh au lycée Voltaire à Paris dans le cadre de Mémoire des lycées et collèges : pas de soumission à « l’animation ». Il faisait travailler les jeunes sur le plateau, ce qu’il fera aussi beaucoup plus tard en les chorégraphiant à Gennevilliers. On ne montre pas la fabrication du théâtral, encore moins sa gestation, on fait. À prendre ou à laisser, et là, ça a pris. Voir le témoignage de Nathan Aznar dans Parages/07.
Il faudrait un jour dédier un autre numéro de Parages au maître de maison Stanislas Nordey qui partage avec son artiste associé, une éternelle adolescence –à savoir: la croissance vers un état d’achèvement qui recule à mesure que l’on avance, impatience, foi dans tous les possibles, avec tous les frémissements du doute et de l’angoisse-, le talent d’être soi, sur scène et auteur de et à la scène, même s’il n’est pas, comme Stanislas Nordey auteur du texte de la pièce.
Pascal Rambert, au fil des ans, recompose en douceur sa famille fidèle (un bon signe) d’actrices et d’acteurs, en invitant les meilleurs. Quand il écrit à Julien Gosselin, on le sent heureux de se trouver des égaux, des frères plus jeunes: Gosselin donc, Creuzevault mais aussi Macaigne (un moins bon signe!), rejetant les reproducteurs « d’asservissements de l’imaginaire »: une condamnation sans appel! Et il glisse alors dans l’exaltation d’un récit de voyage, vers des naïvetés à la Guy Bedos ou à la Jean-Loup Dabadie qui, ensemble ou presque, nous ont récemment quittés : « Personne. Que des Indiens! » Mais, mise à part l’anecdote, cette Correspondance travaille à vif, avec une inquiétude sérieuse et à l’image de tout ce numéro de Parages, sur cette occupation singulière qu’est la création et l’écriture du théâtre.
Pascal Rambert dit chercher au théâtre, le féminin. En tout cas, les femmes, sont bien présentes dans ce numéro. Et les actrices d’Architecture: Audrey Bonnet, Emmanuelle Béart, Marie-Sophie Ferdane et Anne Brochet, la dernière recrue, travaillent ensemble à éclairer ce qu’est jouer au théâtre: une activité neuve, naissante à chaque spectacle. Architecture créé à Avignon l’an passé (voir Le Théâtre du Blog) avait manqué son architecture! Mais pas le dialogue entre ses comédiennes ni l’hommage de Jacques Weber, grand frère attendri à cette toile d’araignée qui se tisse entre écriture, acteurs, espace et texte. Terme à prendre avec précautions pour ce qu’il exprime d’un écrit qui aurait mangé l’oralité, le vivant. Voir les études de Claudine Galea, autrice associée, elle aussi au T.N.S., de Bérénice Hamidi-Kim et de Joëlle Gayot, critique, mais aussi le carnet de bord d’Hélène Thil, assistante sur la création de Sœurs avec Audrey Bonnet et Marina Hands.
Les auteurs et metteurs en scène Tiago Rodrigues, Romeo Castellucci, Angelica Liddell… et avec un fraternité et une complicité plus grandes chez le Japonais Oriza Irata, nous parlent autant de leur poétique que de celle de Pascal Rambert. Ils dressent, comme tout ce numéro de Parages, un faisceau de reconnaissance et même d’hommages ardents, mis en perspective par la diversité même des regards. Dont les analyses de Joseph Danan et le parcours de Jean-Pierre Thibaudat sur l’ensemble de ce que l’on appellera quand même une « carrière » y compris dans l’Institution. On ne visite pas ce monument (quelque deux cent pages!) en une seule lecture… Mais on en retiendra surtout ce qui fonde l’écriture textuelle et scénique de Pascal Rambert par et pour les acteurs. C’est le noyau de l’affaire, l’essentiel (conscient) de son Théâtre. Emmanuelle joue le rôle d’Emmanuelle, inspiré par ce que l’auteur a envie de prendre d’elle, au prix d’un travail d’actrice qui ne se contente pas d’être là, au risque d’une vertigineuse proximité entre Emmanuelle et Emmanuelle.
On peut aussi lire ou relire le numéro 05 de Parages consacré à Falk Richter: ces deux personnalités aux cheminements différents sont chacun assez « particulières » pour engendrer écritures et contributions singulières. Les prochains numéros spéciaux seront consacrés, l’un à Claudine Galea et l’autre à Marie N Diaye.
Ch. F.
Le théâtre de Pascal Rambert est publié aux éditions Les Solitaires intempestifs à Besançon.
Christine Friedel