L’Urgence des alliances (suite): Culture et Economie
Le Théâtre de la Ville et Télérama poursuivent la tenue de tables rondes pour imaginer la Culture post-coronavirus et la faire rayonner à nouveau (voir Le Théâtre du Blog). Yasmine Youssi, rédactrice en chef des pages Culture du magazine, anime cette rencontre, consacrée à l’épineuse et récurrente question économique. Chaque matin, sont examinées les conséquences de la pandémie, telles que les voit chacun des invités et chaque après midi, des propositions concrètes de leur part.
Pour Jean-Jacques Aillagon, ministre de la Culture de 2002 à 2004 qui avait fait voter une loi sur le mécénat « nous avons tous été atteints par un rétrécissement de l’horizon de nos existences. L’offre culturelle s’est effondrée mais ce fut une période d’intense réflexion». Ancien directeur du Centre Georges Pompidou, il conseille actuellement François Pinault pour la création de ses musées et revient sur « la responsabilité de la puissance publique qui doit « tout faire pour ne pas laisser crever la Culture » et souligne que nous sommes dans une période « d’interrogation féconde ». «Vive la crise, dit Françoise Benhamou, économiste des médias et de la Culture qui voit dans cette dernière « un aiguillon pour l’économie française, et dans le statut de l’intermittence, un modèle de salariat du futur. Pourtant, les tendances de ces dernières décennies : globalisation et montée de l’événementiel par la “festivalisation“, ont été mises à mal et seul le numérique tire son épingle du jeu « pour le meilleur et pour le pire » : cela a permis, dit-elle, une incroyable créativité mais ne dégage pas de revenus pour les artistes.
Laurence Equilbey
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Laurence Equilbey, l’une des (trop) rares cheffes d’orchestre à avoir une stature internationale, est associée à La Seine Musicale de Bologne-Billancourt (Hauts-de-Seine) et à La Philarmonie de Paris. Elle voit l’opportunité d’ancrer davantage la musique dans le territoire et pense que les tournées incessantes, devraient être « plus mesurées », vu la crise climatique et que « théâtre et musique ont besoin du vivant, devant du vivant. « Le numérique ne peut les remplacer et remettons l’artistique et la transmission au cœur des structures culturelles. » Alors qu’en musique classique, les programmes sont bouclés trois, voire quatre ans à l’avance, elle voudrait plus de place pour l’inattendu…
Un constat général : cette crise nous oblige à repenser globalement l’économie de la Culture. Jean-Jacques Aillagon voudrait que soit mis en place un nouveau pacte : « Il faut y mettre les moyens ! » Et Daniel Cohen rappelle, en vidéo, que selon la loi de William Baumol, économiste américain (1922- 2017) les gains de productivité dans le domaine de la scène sont quasi inexistants et que le facteur travail reste incompressible. Contrairement à l’industrie culturelle, en effet plus on exploite une pièce, une chorégraphie, etc. plus cela coûte cher. Il faut donc aider le spectacle vivant qui pendant la crise, est apparu « comme une composante indispensable de notre vie ».
Et pour Mireille Bruyère, maître de conférences en économie à l’Université de Toulouse II et membre de l’association des Économistes atterrés : «Dans notre société productiviste, on a l’impression que la Culture est malade. Il ne s’agit pas de la faire entrer dans un modèle productiviste qui est une impasse écologique et démocratique. La trop grande rationalisation du travail de l’artiste comporte un risque de standardisation. La Culture pourrait sauver le modèle économique d’une impasse, comme l’agriculture: plus de gens dans les champs = meilleure qualité des produits. » Pour elle , « il faut donner du temps aux artistes pour la création et déployer au maximum, le système de l’intermittence. «
A contrario, François Benhamou suggère de limiter le nombre de productions et d’en renforcer la diffusion. Elle n’y voit pas de risque de standardisation. Le fossé qui existe entre l’offre à caractère inflationniste et la maigre diffusion revient à un gaspillage économique et culturel, accentué par le régime de l’intermittence et le cahier des charges des établissements. Elle voudrait que les artistes circulent dans d’autres lieux comme les écoles et surtout les Universités où « l’absence de culture est désolante ». Jean-Jacques Aillagon, lui, pense qu’il faut produire beaucoup pour trouver des chefs-d’œuvre.
José Manuel Gonçalvès
José Manuel Gonçalvès, directeur du Cent Quatre à Paris, propose de moraliser la création et la diffusion en mettant fin à l’exclusivité que les théâtres imposent aux pièces qu’ils produisent, en empêchant ainsi leur exploitation immédiate sur un même territoire : « Il faut que les œuvres tournent! » il observe depuis peu une tendance aux reprises, ce qui permet d’amortir un peu les investissements et de prolonger heureusement leur durée de vie, …
Quant au mécénat, Jean-Jacques Aillagon souligne qu’il n’a pas vocation à se substituer à une action publique défaillante mais il faut prendre acte de son caractère incertain. Mais dans les grandes maisons, une grande partie des recettes provient de la billetterie. Et sans des recettes propres, elles risquent de s’effondrer. C’est le cas de l’Opéra de Paris, comme le rappelle Stéphane Lissner dans une interview qui nous est retransmise : « Cette tragédie nous révèle que le service public était en danger. Depuis 2017, le Pacte de stabilité, en limitant les dépenses, a touché la Culture et renforcé l’inégalité territoriale. Le financement n’est pas réfléchi et, à l’heure actuelle, le saupoudrage ne règle rien. On croit les grandes institutions plus fortes et plus solides : c’est le contraire : pour elles, l’autofinancement est supérieur au subventions publiques. L’Etat est devenu un actionnaire minoritaire. »
Comme un leitmotiv, la question du numérique a influencé toute cette rencontre. Laurence Equilbey réclame un «Valois du numérique» et que les plateformes éditorialisées prévoient une juste rémunération des auteurs par les utilisateurs:« C’est incroyable que les plateformes ne respectent pas les droits d’auteur, dit Françoise Benhamou. Les grands gagnants du Covid auront été Netflix, Youtube. Il faut donc se mettre au travail d’urgence. »
Réebecca_zlotowski
La réalisatrice Rébecca Zlotowski, plus nuancée, voit en Google et Netflix des alliés avec qui on pourrait négocier des rémunérations. Pour elle, il faut revaloriser le statut des producteurs sur les plateformes pour lutter contre le libéralisme sauvage et revoir la question de la diffusion des films qui ne peuvent actuellement pas sortir sur les chaînes de télévision avant d’avoir été projetés en salle : «Pourquoi ne pas les mettre en ligne brièvement, en même temps que leur sortie dans les cinémas ? »
Ont été aussi évoqués sen filigrane les rapports Culture/Éducation auxquels sera consacrée la dernière rencontre. Et a été réclamée une nouvelle donne globale incluant fortement la question du numérique. Après André Malraux et Jack Lang, la rue de Valois a du pain sur la planche… Mais y aura-t-on la vision de ces anciens ministres ? La balle, pour l’instant, est dans le camp des artistes et de ceux qui les accompagnent. Tous s’interrogent et on espère qu’enfin on les entendra….
Mireille Davidovici
L’Urgence des alliances (suite): Culture et Economie a eu lieu au Théâtre de la Ville à l’Espace Cardin, avenue Gabriel, Paris (VIII ème) le 18 juin.
Une synthèse de ces rencontres sera publié dans le numéro Télérama du 6 juillet
Ces rencontres sont à voir en direct et en différé sur les sites telerama.fr ; theatredelaville-paris.com, institutfrancais.com