Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès, mise en scène de Laurent Auzet
Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès, mise en scène de Laurent Auzet
Le théâtre prend l’air cet été avec de nombreux événements dont, à Paris, ce Mois d’août de la Culture lancé par la Ville de Paris, dans ses parcs, places et jardins. Quinze millions d’euros ont été mis sur la table par Christophe Girard, alors encore directeur des Affaires culturelles et l’entrée est gratuite. Plusieurs théâtres municipaux ont répondu à un appel à projets dont le Théâtre de la Ville, le Cent-Quatre et le Théâtre 14…
Laurent Auzet a eu la bonne idée de reprendre son spectacle, joué au Théâtre des Célestins à Lyon en 2015 puis aux Bouffes du Nord à Paris l’année suivante pour l’adapter à des espaces urbains (voir Le Théâtre du blog). Le casque y était déjà de rigueur, pour distiller aux oreilles du public les nuances d’un texte à la rhétorique implacable, porté par deux voix féminines. Une bande-son discrète les accompagne parfois, pour marquer des variations dans la progression dramatique.
La rue est le décor du marchandage entre Le Dealer et son Client et Dans la solitude des champs de coton trouve naturellement sa place au pied des immeubles du XlV ème arrondissement qui bordent le stade Didot. Quand la nuit s’installe, on devine la silhouette noire d’Anne Alvaro. Elle arpente l’espace, mince dans son blouson Perfecto, dealer obstiné et prédateur qui n’existe que dans le désir de l’autre. Audrey Bonnet, en tenue de jogging, hésitante et fragile, joue l’évitement. Comme un animal flairant le piège, elle court aux quatre coins du stade, pour éviter un projecteur qui l’épingle parfois dans sa fuite : un client très méfiant, au désir incertain face à une offre tout aussi trouble.
Dans cette vaste étendue en fausse pelouse, éclairée par la lune, la solitude des personnages parait d’autant plus grande… Et l’entente entre client et dealer restera en suspens après un marchandage sans fin auquel seule la violence mettra un coup d’arrêt. Ici, chacun est prisonnier de la rhétorique de l’autre et se met à nu, pour mieux le posséder. S’imposent, à l’évidence dans ces deux monologues croisés, leur isolement existentiel et leur souffrance.
Le texte ne se perd pas dans les quelque six mille m2 de la pelouse et les coursives du stade que les comédiennes investissent grâce à leur capacité vocale, finement relayée par les casques et qui l’emporte sur une présence corporelle évanescente. Le dispositif leur permet de parler de façon naturelle, mais leur face-à-face est dilué et la tension dramatique distendue… Le poids des désirs cumulés du Dealer et du Client nous échappe….
Reste la beauté poétique du texte. Anne Alvaro a des inflexions agressives, avant de se trouver désarçonnée par le refus de sa partenaire qui répond toujours à côté de son offre et l’attaque à son tour. La métaphore du commerce pour parler du désir trouve ici un écho particulier, d’autant qu’elle est filée par des femmes. Cette transposition nous fait entendre autrement la violence de la sexualité masculine si bien décrite par Bernard-Marie Koltès lui-même : «L’échange des mots ne sert qu’à gagner du temps avant l’échange de coups, parce que personne n’aime recevoir des coups, et que tout le monde veut gagner du temps.»
Émane de cette mise à distance, un certain humour, surtout dans la partition d’Anne Alvaro. Patrice Chéreau qui connaissait si bien l’homme et son œuvre pour l’avoir montée in extenso, écrivait dans Le Monde du 19 avril 1989, trois jours après la mort de son ami : «Il ne supportait pas que l’on qualifie ses pièces de sombres ou désespérées, ou sordides. » (…) « Elles ne sont ni sombres ni sordides, elles ne connaissent pas le désespoir ordinaire, mais autre chose de plus dur, de plus calmement cruel. » Et, dans le même article, à propos de Dans la Solitude dans les champs de coton qu’il avait créé en 1987 (initialement avec Laurent Malet et Isaac de Bankolé, puis repris fin 1987- début 1988 avec Laurent Malet et lui-même dans le rôle du Dealer) : » “Il n’y a pas d’amour il n’y a pas d’amour ”, Bernard demandait qu’on ne coupe surtout pas cette phrase qui le faisait sourire de sa façon si incroyablement lumineuse. » (…) « Il voulait qu’on la regarde, cette phrase, bien en face sans faire trop de sentiments. »
Et quelques soient les réserves de certains, ce spectacle rend un fidèle hommage à un grand poète dramatique.
Mireille Davidovici
Spectacle vu le 1er août au Stade Didot, Paris (XV ème)
Le 2 septembre, Parvis de la B.N.F. Paris ( XIII ème)
Les 3 et 4 septembre : lieu surprise !
https://www.billetweb.fr/dans-la-solitude-des-champs-de-coton-roland-auzet&src=agenda
Le mois d’août de la Culture à Paris se poursuit jusqu’au 15 septembre