Festival de La Mousson d’été
Festival de La Mousson d’été
Une édition attendue : après un été de silence forcé, le théâtre retrouve à Pont-à-Mousson en Lorraine, la joie de se dire. C’est la mission que s’est donnée en 1996, Michel Didym, alors directeur de compagnie : faire entendre les encres fraîches du théâtre contemporain, hors frontières, grâce à une équipe d’acteurs acrobates de la lecture en public. Aujourd’hui, rendez-vous incontournable de la rentrée théâtrale fête sa vingt-cinquième édition… Mais Michel Didym n’a pas concocté une édition-anniversaire boursoufflée et a choisi de replacer plus simplement et plus justement les écritures contemporaines au cœur de l’élan de la création après de mois de silence forcé. L’Abbaye des Prémontrés a donc vibré pendant six jours, parcourue dès les premières heures du matin jusque tard dans la nuit, par les acteurs en répétitions, les stagiaires de l’université d’été européenne dirigé par le fidèle Jean-Pierre Ryngaert, et par les spectateurs et artistes amis, dans une joyeuse déambulation, masquée – forcément. Et quand cessent les affaires sérieuses, le Parquet de bal et ses DJ entrent dans la danse, animé par des pointures du genre
Le plaisir des rencontres et de la découverte artistique fait partie de l’ADN de La Mousson d’été ; ils sont rendus possibles grâce au travail à l’année, sérieux et attentif de toute une équipe : comité de lecture, traducteurs, institutions partenaires comme la Maison Antoine Vitez ou Théâtre Ouvert. Ils concourent à dessiner le paysage de chaque édition.
Cette programmation 2020, foisonnante - vingt-huit auteurs servis par des mises en espace ou de simples lectures, presque toutes accompagnées par des musiciens – fait du spectateur, un promeneur dont la rêverie se teinte parfois d’émotion, parfois d’agacement, mais le plus souvent de gratitude. Ces histoires venues d’Allemagne, Norvège, Pologne, Espagne, Cameroun, Royaume-Uni, Pays-Bas, Croatie, Argentine, Uruguay et Algérie, juxtaposées aux textes d’auteurs français, mettent en tension notre capacité à envisager l’ailleurs. Nous ne pouvons nous dérober à sa diversité. Nous comprenons aussi ce que le théâtre donne au monde en lui proposant des corps d’emprunt. Des langages, des histoires…
Parmi tous ces rendez-vous, quelques moments remarquables :
Claudine Galea, associée au Théâtre national de Strasbourg, présentait Un Sentiment de vie avec Stanislas Nordey. Debout devant leur pupitre, dans l’intensité d’une présence quelle et pourtant indivisible, ils lisaient ou peut-être rêvaient à voix haute les correspondances qui sillonnent en secret son écriture : Falk Richter, la présence/absence du père mort depuis longtemps, la mémoire de l’Algérie. Un texte aussi décousu qu’infiniment relié, dont la voix de Claudine Galea serait l’unique motif d’exister. Stanislas Nordey, impeccable diseur, se retirait petit à petit pour laisser la place à cette femme menue, habitée par le spectre de sa narration. « Ne pleure pas ! Le monde aussi est en larmes. Ne pleure pas, donne tes larmes : écris ! » Claudine Galea nous a invités dans cette faille de l’espace et du temps qu’est la mémoire. Nous avons expérimenté son territoire d’écriture et en sommes sortis bouleversés.
Autre voix, autre univers : Charles Berling, dirigé par Michel Didym, a fait entendre de larges extraits de Nul si découvert du romancier et auteur de théâtre français Valérian Guillaume. Seul, avec pour tout viatique la vertigineuse pulsation de phrases sans virgules et sans points mais d’une oralité renversante, Berling nous livre l’univers des galeries marchandes, envahi de solitudes qui se croisent, influencées par la publicité. «Pour suivre le chemin du plaisir j’ai été voir les belles choses d’abord j’ai regardé les téléphones chez SFR puis j’ai été chez Claire’s pour voir les bijoux les barrettes les chouchous les bandeaux et j’ai pas arrêté de caresser les fausses mèches et les rajouts super doux après j’ai été voir les nouvelles perceuses chez Leroy-Merlin puis les crèmes chez Yves Rocher tout le monde a été vraiment hyper gentil et j’ai trouvé les rayons impeccables et si fournis que j’ai presque pas pensé à mes tristesses. » L’acteur s’est laissé conduire par la voix intérieure de cet homme encore jeune, envahi par la pulsion de se nourrir de cochonneries, dévoré par ses promenades compulsives et soumis à celui qu’il appelle son « démon ». Dans une palette d’infinies nuances, Charles Berling nous a donné la chance de comprendre et d’aimer cet être humain, à la fois drôle dans sa fragilité et pourtant promis à la violence du monde.
Venu de cette partie de l’Allemagne alors nommée «de l’Est » , Dirk Laucke donne la parole, avec Barouf en automne, à Jürgen et Karin, deux laissés pour compte pas vraiment miséreux, juste à la limite. Trop âgés pour travailler, petite retraite, l’homme et la femme se sont fait avoir par l’Histoire. Le capitalisme qu’ils désiraient tant (au moins pour la beauté de ses objets), n’a produit que chômage et extinction de leur ancien mode de vie, plus égalitaire. Mais, de ce tour de passe-passe, il n’est pas directement question ici. Ils se disputent autour d’un ancien Leica, dont l’un et l’autre discutent de la valeur d’échange contre un appareil numérique et jaillit alors la conscience de leur frustration. Ils se rebiffent et décident de passer à l’action. Il faut décrypter tout ce qui se joue à la fois entre eux, et avec le gérant du magasin, la tendresse de l’auteur pour ses personnages qu’il observe pourtant sans ménagement : ils sont en effet prêts à tout pour s’en sortir.
Emilie Capliez, récemment nommée avec Mathieu Cruciani à la tête de la Comédie de l’Est à Colmar, a dirigé Catherine Matisse, Christophe Brault et Sébastien Eveno, sur une partition toute en humour à froid. Juliette Auber-Affholder a traduit cette pièce dans le cadre du programme européen Fabulamundi. Ce qui montrerait s’il en était besoin, la pertinence du soutien apporté à ces programmes de traduction.
Exception dans ces nombreuses lectures, une mise en scène déjà très travaillée de la prochaine création de la compagnie Le Grand Cerf bleu : Brefs entretiens avec des femmes exceptionnelles. Après avoir vu les répétitions en juin dernier à Théâtre Ouvert (voir Le Théâtre du blog du 20 juin), nous avons eu plaisir à revenir sur le travail de cette jeune compagnie qui s’est attachée à l’écriture du catalan Joan Yago. Un texte traduit aussi dans le cadre de Fabulamundi par Laurent Gallardo. Avec ces vrais/faux entretiens de femmes aux comportements déviants ou aux croyances quelque peu surnaturelles, le théâtre peut donner libre cours à la fantaisie implicite de ces revendications d’identités marginales. Les réseaux sociaux fourmillent de ce genre de personnalités déviantes qui peuvent inquiéter ou faire rêver mais qui témoignent d’une liberté de parole sans contrainte. Les acteurs du Grand Cerf bleu s’en donnent à cœur joie mais en gardant une distance : chacun peut apprécier comme il veut ces aspirations à l’éternité, à la beauté éternelle ou au port d’armes généralisé… Ce sont des variations autour de nos contradictions et, comme on dit « Tout le monde a ses raisons ».
Il faudrait aussi souligner la très belle interprétation d’Isabelle Carré, sous la direction de Michel Didym, dans Never Vera Blue de l’Anglaise Alexandra Wood. Un spectacle en vue ?A suivre… Mais il faut aussi rendre hommage à Stanislas Nordey qui, pendant le confinement, a passé commande à douze auteurs pour les douze jeunes élèves-comédiens du Théâtre National de Strasbourg avec pour thème : « Ce qui (nous) arrive ». De courtes pièces à une voix qui se sont égrenées le soir.
Compte-tenu des exigences sanitaires, nombre de rendez-vous ont eu lieu en plein air sous les tilleuls du parc, sous les arcades de la Promenade des Chanoines ou un chapiteau ouvert en bordure de la Moselle. La fin de l’été est douce en Lorraine, même si les mots s’envolent parfois sous les caprices du vent…
La Mousson d’été a su jouer avec les contraintes du moment et avec les ressources qu’offre les locaux de l’Abbaye, pour cette vingt-cinquième édition qui a été de haute tenue. L’an prochain, Michel Didym quittera ses fonctions de directeur du Centre Dramatique National de Nancy, pour redevenir directeur de compagnie. Sans nostalgie, semble-t-il : il brûle de consacrer tout son temps à la création…
Marie-Agnès Sevestre
La Mousson d’été a eu lieu à l’Abbaye des Prémontrés à Pont-à-Mousson du 21 au 27 août.
Le théâtre de Claudine Galea est publié aux éditions Espace 34. Son dernier roman Les Choses comme elles sont, est paru aux éditions Verticales l’an dernier. Nul si découvert de Valérian Guillaume est publié aux éditions de L’Olivier (2020). Brefs entretiens avec des femmes exceptionnelles de Joan Yago paraîtra à l’automne en édition bilingue chez Tapuscrits/Théâtre Ouvert.