Un festival à Villerville (suite et fin)
Black March de Claire Barrabès, mise en scène de Sylvie Orcier
En 2018, Smog de cette jeune autrice, mise en scène de Pauline Collin, avait déjà marqué les esprits. Avec ce polar antique, elle faisait intervenir le public dans le spectacle. Pour cette septième édition, Claire Barrabès nous invite avec Black March (un des titres composés par Serge Gainsbourg pour le film L’Eau à la bouche), à partager un autre univers. Toujours lié au thème premier de son écriture: les mécanismes de phénomènes violents qui perturbent notre société : alcoolisme, infanticide, réhab, c’est à dire : désintox.
Sylvie Orcier a, en sept jours, réalisé ici, la mise en scène d’un texte hors du commun dans sa forme et a traité un thème sensible : les thérapies en hôpital psychiatrique. Un face-à-face entre patients et médecins. «Nous essayons, dit-elle, par la mise en scène, de donner le plus de légèreté et d’absurde, face à ces personnages et à ces situations inattendues ». Essai réussi! Le dispositif scénique bi-frontal du Garage, un lieu du festival, nous permet de nous sentir plus au cœur de la situation dramatique vécue par les personnages.
C’est l’histoire, poétique et déjantée, drôle et triste aussi, de la vie quotidienne des malades. Le titre parle de lui-même! Et nous suivons le parcours thérapeutique et intime, haut en couleurs de Bertrand, Minona et Ralph. Tous en cure de sevrage et dans un sentiment d’abandon. Dès le commencement de cette insolite traversée, tout est là : deux médecins, assis l’un près de l’autre, et face à eux, à l’autre bout de l’espace scénique, trois patients … Où sommes-nous? À l’hôpital, certes. Mais très vite, les soignants ne maîtriseront plus vraiment la situation… La présence de Minona, Bertrand et Ralph va peu à peu transfigurer le lieu et son personnel.
Au rythme des chansons, danses, acrobaties, des rencontres se font et il y a un sacré remue-ménage! À l’intérieur des murs froids, une force d’âme va naître mais non sans douleur et accompagnera ces êtres fracturés dans leur quotidien terriblement vide… Bertrand, 59 ans, (Patrick Pineau), alcoolique et diminué après un A.V.C., ancien grand pianiste, interprète sans pareil et passionné de Beethoven ! Minona, 25 ans, (Lauren Pineau-Orcier), prénom de la fille cachée du compositeur et qui, à l’envers se lit : Anonim, semble avoir commis un infanticide. Entre eux, une même et profonde souffrance mais tout les sépare, surtout leur différence d’âge, mais va naître une amitié inattendue et à fleur de peau. Ils vont ensemble dans leur «abri », essayer de sortir du gouffre.
Et enfin Djibril Mbaye, troublant et sensible, interprète un infirmier. Ce personnage rêveur et envahi par la solitude, s’enfuira avec Minona vers d’autres horizons plus lumineux : « On va se marier avec Minona. » Mais Isabelle, le médecin lui répond: « Eh ! Bien, joli tableau. Débrouille-toi comme tu veux; mais tu mets plus jamais les pieds ici. -Vacances… Je vais aller dans le Morvan. »
Atmosphère tragi-comique, mélancolique ou absurde. Le public assiste avec émotion aux consultations, et aux activités proposées aux malades. Et nous découvrons un peu surpris, l’humeur des médecins et thérapeutes, comme leur faiblesse. A une cadence soutenue et dans une tension dramatique hors-normes, ces personnages, tous attachants, nous font vivre dans un tourbillon d’humour et de lucidité, la folie du monde et ses absurdités violentes mais aussi ses merveilles, son humanité.
Si bien exprimées dans la scène des nugget’s, avec la présence magique de Patrick Pineau : -Bertrand : »Tu as raison, c’est pas vraiment de la nourriture, ça. On dirait des jouets pour enfants. Regarde, c’est un petit nuggets qui gambade dans une forêt de frites. Il dit « Salut les fleurs, salut les hérissons, salut les fourrés, salut les pinsons, les orchidées -oui c’est une forêt de frites tropicales très chaudes- salut les nuages » (…) « Et puis il aperçoit sa mère la poule et son père, le coq. Le petit Nuggets pense alors que, si ses parents étaient moins bêtes avec leur regard bovin » (…) « Peut-être serait-il plus épanoui en tant que nuggets, plus libre dans sa tête, comme Max, (…) Et il saigne intérieurement -passe-moi le ketchup-et le petit Nuggets saigne et il en met partout dans la forêt de toute cette tristesse (…) ».
Un bon moment de théâtre et dans cette création in situ, rien n’est laissé au hasard. Le jeu d’un très haut niveau donne toute son ampleur à ce texte formidable. Et c’est une première fort réussie, pour Lauren Pineau-Orcier, voltigeuse équestre et pour son frère Eliott, circassien et acrobate! Autre point fort: la scénographie et la mise en scène font vibrer l’onde dionysiaque qui traverse la pièce et habite l’écriture de Claire Barrabès.
Sylvie Orcier réussit à accomplir ce geste délicat et difficile au théâtre et en art en général : rompre l’opposition entre l’apollinien et le dionysiaque. Un tour de force réalisé par Minona, Bertrand, Ralph… Ce trio infernal, à notre grand étonnement, ébranle la sphère scientifique et médicale! Dans Black March, les plus forts deviennent parfois les plus démunis. Passion et inspiration l’emportent sur raison et système établi. Et les soignants, Isabelle et Joël, finissent par être «embourbés» comme dirait Montaigne, et par perdre pied : Isabelle: -« Je suis chef de service, y a du sens dans rien… Moyen de rien. J’ai pas de solution. Tout le monde s’en fout des hôpitaux psychiatriques.» Minona, Bertrand, et Ralph reprennent peu à peu le gouvernail de leur existence… pour le meilleur comme pour le pire!
Christian Pineau a su construire des espaces lumineux les plus divers, à la fois plastiques et sensuels, créatifs : le sol blanc devient paysage kaléidoscopique très coloré comme pour figurer l’intérieur d’un crâne humain en divagation. Il sait mettre en valeur l’enchaînement de situations loufoques, comme celle avec masques de zèbre, panda, panthère… et une scène d’accouchement ! Une bande-son, au rythme musical exceptionnel, fait écho à la qualité des textes et à la virtuosité des mélodies de Serge Gainsbourg dont le répertoire a tenu une place centrale pour Claire Barrabès, quand elle a écrit dans cette pièce :-« Je me suis à mon tour inspirée de la poésie de Serge. Je lui dois tous les titres de ces pages et un poème ».
Et elle qualifie de «mouvement » et non de scène ou tableau, les séquences de Black March. La musique constitue un socle esthétique majeur dans la construction de cette fiction qui est aussi un document sociétal :« -Minona (à Bertrand): « Faut parler, sinon tu vas pas t’en sortir ici. La musique ça te parle? Tu connais le Wu-Tang, papy? Le Wu-Tang Clan? Non? C’est la base.T’as l’air tout, j’sais pas, t’as l’air tout… Toi, c’est le reggae? Tu préfères le reggae? Alpha Blondy? Sweet Fanta Diallo. Et Minona, sa petite guitare à ses doigts, nous bouleverse par son regard lointain, sa voix frêle et cristalline, quand elle chante Sweet Fanta Diallo, ou dit «Ma bouche est remplie de feuilles mortes »…
Très poétique et comique, la chanson écrite par Bertrand, lors de la séance d’atelier d’écriture ! Fier d’annoncer son titre : Je suis fatigué ! Une -scène drôle et poignante à la fois : -« Il y a des gens pour qui ne restent plus que des paupières. » (…) « Sur la neige, il ne reste plus que les paupières. »A la fin il s’adresse aux médecins: « Deux choses que je suis : un alcoolo et je ne suis pas vraiment un poète» Et il plonge brutalement sa tête dans son assiette de purée! Patrick Pineau prodigieux aussi dans la séquence où il raconte sa vie aux soignants : «J’étais pianiste… ». Quelle présence !
La composition sonore et le choix des musiques font preuve d’une grande subtilité artistique et théâtrale. Les IX ème, VII ème et VI ème Symphonies de Beethoven, des musiques d’Antonio Vivaldi, de Wu tang clan avec Featuring tekitha et de Serge Gainsbourg avec Intoxicated man, Petits papiers, Requiem pour un Twister mais aussi des Beattles: I am tired …Une fresque musicale en intelligence avec l’écriture et la mise en scène. Marche dans l’indicible ou l’incroyable? « Black March, c’est l’endroit où Beethoven rencontre un zèbre; (…) l’endroit où la désintox s’imbibe d’absurde; (…) ». Et où le dionysiaque finit par triompher et prendre par la main ces êtres fracturés, à la recherche de la liberté et d’un autre monde. Plus doux, plus sensible ?
Ici, un univers traversé constamment par un tragique inédit. Et un parcours sans faute avec un juste équilibre entre mise en scène et jeu, chorégraphies, bande-son, lumières… Cette création nous touche de plein de fouet et confirme la beauté et la modernité de l’écriture de Claire Barrabès. Et c’est aussi un bel hommage aussi à Beethoven comme à Serge Gainsbourg …
Elisabeth Naud
Un festival à Villerville (Calvados) a eu lieu du 27 au 30 août. contact@unfestivalavillerville.com