@ Morgane Delfosse
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A l’abordage! texte de Emmanuelle Bayamack-Tam, d’après Le Triomphe de l’amour de Marivaux, mise en scène de Clément Poirée
Une histoire de quête et de genre par une jeune fille assumée qui peu à peu, se masculinise… Est-elle homme ou bien femme ? Nul ne peut répondre encore à la question, ni elle-même ni les autres. Elle grandit et trouve refuge avec ses parents dans une communauté libertaire qui rassemble des êtres fragiles, inadaptés à notre monde de technologies et réseaux sociaux, entre prairies, forêts et fleurs.
A l’Abordage! soulève les grandes questions planétaires, écologiques et sociétales d’un monde désormais globalisé, en imaginant une manière d’ode libertaire au désir, à la sexualité et à la jeunesse, et tant pis pour les vieux – satire et sarcasmes. propose la même langue désinvolte, audacieuse et ironique qui célèbre la vie, entre sourire et dérision, à l’intérieur d’un phalanstère de confinement social. L’auteure revisite Le Triomphe de l’amour (1732) de Marivaux. Léonide, princesse de Sparte, est sans doute amoureuse d’Agis mais veut l’épouser pour des raisons politiques. Elle feint et joue des sentiments pour le philosophe Hermocrate et sa sœur Léontine dont elle se détourne ensuite, sans ménagement.
Ici, Léontine se prénomme Sasha: Agis, Ayden: Hermocrate, Kinbote, et Léontine: Théodora, entourés de Carlie, la suivante de Sasha, d’Arlequin et de Dimas, le factotum des lieux au service du gourou Kinbote. L’histoire est formatée selon les repères de notre temps mais à rebours, puisque sont condamnés les i-Phones et célébrés le retour à la terre, le respect de notre planète. « L’amour existe » clôt Arcadie, note Clément Poirée, une promesse libertaire de la révélation au grand jour de tous les désirs à la fin d’A l’abordage!
Démonstration faite: un amour sincère ne peut l’emporter si le calcul, la maîtrise et la froide intelligence ne viennent à son secours : se dominer pour dominer. Prévoir, anticiper et ne jamais abandonner son but malgré les difficultés. Face à la génération précédente de jeunes gens, celle de Kinbote et de Théodora, Sasha n’a effectivement qu’un seul recours, le mensonge, la parole affabulatrice, l’usage du faux pour mieux tromper, deux figures misérables de solitude, deux fantômes à peine incarnés retirés dans une abstinence moralisatrice. Sasha, que joue avec foi et conviction Louise Grinberg, n’y va pas par quatre chemins… Usant et abusant de ses charmes -petite moustache séductrice face à Théodora- et souplesse féline, face au jeune Ayden raisonneur mais ouvert à toutes les propositions de Sasha (David Guez) jeune premier singulier et attachant. Accompagnée de sa suivante Carlie (magnifique Elsa Guedj) entre comique, travestissement et chansons. Arlequin (François Chary) répond à souhait à la facétieuse Carlie et rêve d’embrasser tous les êtres à sa convenance.
Le jardinier moralisateur (Joseph Fourez) simule une folie jugulée. Pour le pseudo-sage Kinbote, Bruno Blairet a imaginé un personnage de solitaire aux allures de bête traquée dans sa propre maison, allant et venant sans répit le long des galeries qui bordent l’enclos paradisiaque. Entre réflexion, paix et sérénité… il a quelque chose de Michael Lonsdale… Le rôle de Théodora, plus ingrat, est joué avec justesse par Sandy Boizard, mais son costume l’enlaidit sa silhouette et empêche l’empathie. Mais l’effraction par l’héroïne Sasha de ce monde fermé est un succès, grâce à une énergie inentamable et à l’assurance qu’elle remportera la victoire, faisant sauter une à une les résistances de chacun, libérant des désirs insoupçonnés et tus.
Erwan Creff a conçu une scénographie pertinente, quadri-frontale face à une sorte de grande boîte de paravents en plexiglass… A l’intérieur, l’espace protégé d’un royaume inventé, paradis ou enfer, et autour le monde qui va, suivant des coursives obscures aux échappées secrètes. Le spectacle met en lumière une direction d’acteurs excellente, chacun s’autorisant à vivre pleinement son personnage à la fois original et variable, infiniment humain dans ses projets et sa vision de la vie, quand bien même sa durée, qui joue des aléas des situations et de l’art de la répétition et du ressassement, pourrait être sérieusement écourtée. Un bel hommage à la jeunesse ardente riches de projets.Rires et sourires malicieux,, chansons d’amour populaire joie de vivre
Véronique Hotte
Théâtre de la Tempête, jusqu’au 18 octobre, Cartoucherie de Vincennes. Métro: Château de Vincennes ( navette gratuite). T. : 01 43 28 36 36.
Un autre point de vue :
Entreprise paradoxale : monter Le Triomphe de l’amour sans le monter. Demander à une autrice d’écrire le sous-texte de ce matériau, ce n’est plus monter un texte, c’est le démonter. Désolée, mais on a affaire ici à un vieux procédé très utile aux comédiens dans l’approche vivante de leurs personnages qu’on appelle le sous-texte.
Mais les spectateurs, eux, n’en ont pas besoin et il faut leur faire confiance. Au metteur en scène et aux acteurs de faire le travail. Ceux qui ont vu Le Tiomphe de l’amour réalisé par Jean-Claude Penchenat, Denis Podalydès, Michel Raskine, ou Jean Vilar… qu’on ne connaît plus en général que par les photos d’Agnès Varda- savent que la pièce est vivante et n’a pas besoin de traduction. Le théâtre ne se réduit pas au texte et on a vu de belles Léonide-Phocion triompher en garçon et en fille, et séduire le public comme les personnages, en les déstabilisant avec délice…
Cette réécriture ambigüe rend paradoxalement hommage à l’auteur paraphrasé, en hissant son œuvre au rang de mythe, mais en le rangeant dans le placard aux vieilleries. Mais après tout, Marivaux n’a que ce qu’il mérite… Il est aussi l’auteur d’une Iliade travestie, drôle… mais quand on connait L’Iliade. Dernier détail, comme dirait Colombo. Si l’on tape Le Triomphe de l’amour sur internet, la première occurrence est : « telenovella en 172 épisodes ».
Christine Friedel