Pièce d’actualité n°15 : La Trêve, conçu par Olivier Coulon-Jablonka Sima Khatami etAlice Carré.
Pièce d’actualité n° 15 : La Trêve, conçu par Olivier Coulon-Jablonka, Sima Khatami et Alice Carré
Le metteur en scène avait créé en 2015, au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, une première pièce d’actualité, 81 avenue Victor Hugo, récit d’un collectif de sans-papiers occupant un ancien bâtiment de Pôle Emploi. Cette nouvelle pièce d’actualité a pour thème la vie dans les Tours des gendarmes, construites sur le site du fort d’Aubervilliers et où était logée jusqu’en 2015, la Gendarmerie nationale. Ensuite temporairement reconvertie en foyers de travailleurs et centre d’hébergement d’urgence…
Ces cinq tours gérées par des organismes différents accueillent à la fois demandeurs d’asile, travailleurs sans papiers et sans-abri. «Une cité dans la ville, dit la dramaturge Alice Carré. Sima Khatami, cinéaste, ajoute que leur collectif artistique a pénétré dans l’une des tours, la cité Myriam qui reçoit des personnes en situation d’urgence. Elles vivaient dans la rue et sont arrivées ici, après avoir appelé le 115. Soit quelque deux cent en hiver, et cent vingt en été. Certaines devant partir après la trêve hivernale pour que l’on puisse accueillir ensuite d’autres résidents.
Covid oblige, cette trêve du 31 octobre au 31 mars, a été repoussée cette année jusqu’au 1er juillet. Comme pour un film de cinéma documentaire, les trois intervenants se sont placés en immersion dans les lieux pendant plusieurs mois avec une caméra dans le hall, attentifs au rythme de la vie quotidienne, avec ses longs moments d’attente et ses explosions.
Qui sont ceux qui vivent à l’écart de la ville ? La Trêve nous invite à nous asseoir avec eux, au cœur de l’urgence. La caméra s’arrête souvent aux abords extérieurs de la tour, plus rarement dans le hall d’entrée… On fait connaissance avec ces personnes de toute nationalité: bulgare, chinoise, etc. souvent filmées à côté du metteur en scène. Elles livrent leur parole brute sur un muret à l’extérieur, ou dans une salle. Le Bulgare Asan Shisev est particulièrement émouvant, un visage jeune mais ravagé par la vie, empreint d’une mélancolie profonde dont il se libère de temps à autre par l’humour et une gestuelle comique… Il imite ainsi une assistante sociale de bonne volonté, excessivement positive, en jupe courte et fumant une cigarette. Et qui acquiesce un peu trop vite aux dires de son interlocuteur ironique…
Olivier Coulon-Jablonka invite Asan Shisev à s’exprimer avec plus d’optimisme: la vie s’ouvre devant lui, malgré cette douloureuse étape à laquelle il a été forcé. Mais le spectacle est dédié à sa mémoire, apprendra-t-on, à la fin de La Trêve.
Yasmina, mère de onze enfants dont elle est séparée, chante à merveille un chant traditionnel rom, beau et grave. Il a une dimension universelle et ressentie par toutes les communautés. Elle dit sa nostalgie d’un pays perdu, d’une famille laissée au pays ou éclatée, d’un amour disparu… Elle materne Elizabeth, une jeune fille bouleversée et déroutée, rivée à la musique de ses écouteurs. Quant à Yuerong Ni, il ne parle pas français: il essaye de faire comprendre via la traduction par Google sur son téléphone portable, un long message en chinois… Le metteur en scène dit qu’il l’aidera à lui trouver un interprète.
Le spectacle alterne entre le film à l’écran, et le plateau où des personnages surgissent des coulisses pour un monologue introspectif. Faouzia Ndoy conte ainsi son aventure après l’assassinat pour des raisons politiques, de son père. Forcée de quitter le Congo-Kinshasa pour le Congo-Brazzaville, elle passera brièvement par le Brésil où elle a été violentée puis arrivera jusqu’à l’hôpital Lariboisière à Paris. Elle aussi a appelé le 115 et a un projet professionnel: devenir plombière, un vrai métier qui n’est pas réservé aux hommes. Toute jeune fille, Ferima Denie, venue d’Afrique occidentale, a été mariée par sa famille contre son gré, telle une monnaie d’échange, à un homme plus âgé. Un vendredi, jour de prière à la mosquée, elle a pu s’enfuir et aller en ville mais ses frères l’ont reconnue et battue. Elle a fui encore pour se retrouver en France, chez l’amie d’une amie… Elle a appelé le 115.
Pascal Fiel a, lui, toujours vécu à Aubervilliers mais, victime d’un incendie dans son appartement, il a perdu son emploi. Il vit aussi dans la tour Myriam sans vraies perspectives réelles.
Le Camerounais Aloune a vingt-huit ans et son père est diplomate. En Iran, il a quitté une école trop difficile et est venu à Paris chez un ami qu’il a connu là-bas. Il voudrait être autonome et travailler: lui aussi a appelé le 115.
Comme Boualem, un ancien militaire qui a connu la guerre et en garde des séquelles psychologiques tenaces contre lesquelles il se bat : il habite aussi la tour Myriam. Des vies fracassées qu’il faut dépasser pour vivre, comme en rêvent ces êtres sincères et pudiques…
Mais l’inquiétude est bien présente : sur les trente-six hectares de l’ancien fort d’Aubervilliers où se trouvent ces tours, il y a un projet de Zone d’Aménagement Concertée (Z.A.C), porté par le Grand Paris Aménagement avec 2.000 logements à vendre. Les acteurs en sont : Plaine Commune, la ville, Grand Paris Aménagement mais aussi le Préfet de Paris qui doit trancher sur l’expulsion prochaine des habitants de ces tours.
Filmé lui aussi, il joue le jeu de la participation et de son attachement à la Seine-Saint-Denis. Mais il rétro-pédale assez vite quand l’un des habitants accuse l’Etat de son peu d’engagement. Un jugement rapide et définitif, répond le Préfet, attentif selon lui à l’implication réelle de l’Etat mais aussi à l’investissement moral et physique des travailleurs sociaux présents sur ces territoires en difficulté…
Une voix off dans le noir : comment pourra-t-on reloger ces 460 occupants précaires ? Si le projet se concrétise, on les expulsera, encore plus loin à la périphérie de Paris: mission impossible! Un spectacle émouvant qui livre toute l’amertume d’être au monde.
Véronique Hotte
Jusqu’au 25 septembre, La Commune-Centre Dramatique National d’Aubervilliers, 2 rue Edouard Poisson, Aubervilliers ( Seine-Saint-Denis), . T. : 01 48 33 16 16.