Boule de suif, adaptation d’André Salzet et Sylvie Blotnikas, mise en scène de Sylvie Blotnikas
Boule de suif, adaptation d’André Salzet et Sylvie Blotnikas, mise en scène de Sylvie Blotnikas
Après Le Joueur d’échecs d’après Stefan Sweig, Madame Bovary d’après Gustave Flaubert (voir Le Théâtre du Blog), l’acteur s’attaque à cette célèbre nouvelle. C’est l’hiver 1870; l’armée prussienne occupe Rouen et la région! Une diligence emmène des bourgeois qui veulent fuir la ville mais aussi deux religieuses qui doivent aller soigner des blessés, un révolutionnaire et une jeune prostituée rouennaise dite Boule de Suif.
Mais ils ont tous faim et n’ont rien emporté à manger. Généreuse, Boule de Suif, elle, a prévu et leur propose de partager avec eux ce qu’elle a emporté. Et ils ne se feront pas prier pour manger de sa terrine de poulet, déguster ses fromages et boire son vin rouge, même après avoir dit le pire sur elle.
Mais la nuit tombe, la diligence a bien du mal à avancer dans la neige et il faudra donc dormir à l’auberge d’un village occupé par l’ennemi. Un officier prussien retient alors les voyageurs en otage… à moins que -et le marché est clair- que Boule de suif ne veuille coucher avec lui.
Ce qu’elle refuse obstinément mais qu’elle finira par accepter. Le voyage pourra ainsi reprendre mais les autres ne lui en seront même pas reconnaissants et mépriseront cette femme simple et généreuse. Guy de Maupassant (1850-1993) sait comme peu d’écrivains créer une petite galerie de personnages de sa Normandie natale comme les habitants de Rouen dans Une vie ou Le Havre dans Pierre et Jean ou des paysans dans Aux champs, des petits notables bourgeois dans Une vie ou Pierre et Jean. Mais aussi les Parisiens dans Bel-Ami. Ce formidable auteur sait aussi parler de la guerre de 1870 -qu’il a vécue- dans Deux Amis, La Folle, etc., des femmes et en particulier, des prostituées qui vivaient dans les très nombreux bordels à Paris et en province. Comme Boule de suif mais aussi celles de La Maison Tellier ou de Mademoiselle Fifi.
Ici les personnages sont saisis au quotidien comme dans un reportage : ils attendent la diligence dans le froid puis voyagent serrés les uns contre les autres, épuisés par un long trajet dans la neige et la faim au ventre. Obligés d’habiter ensemble quelques jours à l’auberge, alors qu’ils ont peu de choses en commun… Et il y a aussi cette jeune prostituée qu’ils connaissent plus ou moins et qu’ils préfèreraient nettement voir ailleurs, que dans le confinement de cette diligence. Elle devient aussitôt leur tête de Turc.
Oui, mais voilà, elle a de quoi les nourrir et, comme ils ont tous très faim, ils acceptent enfin de lui adresser la parole. D’autant qu’il y une menace claire et précise : ils sont devenus les otages d’un officier ennemi. Il a tout pouvoir sur la généreuse Boule de suif qui n’entend pas se laisser faire, et donc sur eux. Et ils se sentent obligés d’être hypocritement aimables. Si elle ne cède pas aux exigences sexuelles de l’officier prussien, ils devront rester là même s’ils continuent à mépriser cette jeune pensionnaire d’un bordel de Rouen.
C’est la guerre mais, comme en temps de paix, l’hypocrisie des bourgeois et de leurs épouses, comme celle du clergé, est tout aussi florissante. Ils ne comprennent pas que Boule de suif refuse de coucher avec l’officier prussien: après tout, disent-ils, c’est son boulot. Et pour eux, elle n’a que ce qu’elle mérite: elle reste une pute. Ils ne lui seront même pas reconnaissants qu’elle ait finalement accepté de passer la nuit avec l’officier ennemi pour débloquer une situation sans issue. Le danger passé, le voyage reprendra mais les femmes, comme les hommes resteront aussi odieux et méprisants avec elle. Elle en pleurera, sans les émouvoir pour autant.
Guy de Maupassant (1850-1893) s’il était né cinquante ans plus tard, aurait été un formidable scénariste mais aussi dialoguiste de cinéma et ce n’est pas un hasard si nombre de réalisateurs ont adapté ses romans comme Une vie, Bel Ami, Pierre et Jean et ses nombreuses nouvelles dont Les Contes de la bécasse ou Le Horla et bien sûr, la plus connue sans doute, Boule de suif (1880). L’adaptation qu’en ont tirée André Salzet et Sylvie Blotnikas est honnête mais sans doute un peu réductrice. Comment faire quand un solo ne peut guère durer plus d’une heure?
André Salzet, lui, est toujours le même bon conteur avec une belle présence et une impeccable diction. Oui, mais voilà: la direction d’acteurs est des plus médiocres! Pourquoi en effet ces allées et venues permanentes sur le plateau où il y a juste une petite table en bois inutile ? Pourquoi cette gestuelle hypertrophiée soulignant sans cesse le texte et qui tourne souvent à la gesticulation.
Cela parasite bien entendu le jeu de l’acteur, accoutré d’un curieux habit de bourgeois, vaguement d’époque mais vraiment laid… Tout cela est approximatif et ne sert en rien une nouvelle aussi exceptionnelle. Et cela fait-il théâtre, comme dirait Antoine Vitez ? Non, bien sûr… La dramaturgie est aux abonnés absents et on se balade constamment entre récit et amorce de véritable dialogue. Tout cela nuit à ce court spectacle, malgré encore une fois les qualités d’André Salzet.
Le théâtre actuel meurt doucement d’une inflation de monologues… A l’origine, il est né dans le roman pour dire un cheminement intérieur de la pensée mais on assiste depuis quelques décennies, comme à une revanche du roman et de la nouvelle, sur les plateaux de théâtre! Avec plus récemment, une extension aux correspondances amoureuses et aux récits d’une guerre quelconque (il y a de quoi faire malheureusement !), à des discours politiques ou syndicaux, plaidoiries, voire textes philosophiques: bref, tout est bon… Stop au covid mais stop aussi au virus du monologue qui, surtout moins coûteux par les temps actuels, envahit encore plus les plateaux…
Qu’André Salzet prenne enfin son destin en main et soit moins frileux- il a la sensibilité et l’intelligence pour le faire- et abandonne enfin ces solos un peu scolaires, adaptés d’un roman ou de nouvelles de grands écrivains dont il s’est fait une spécialité. Et qu’il se fasse enfin diriger par un bon metteur en scène, avec un vrai texte de théâtre moderne ou contemporain et quelques acteurs complices. Comme dirait le marquis de Sade, allez André Salzet, encore un effort… Vous le méritez bien.
Philippe du Vignal
Théâtre du Lucernaire, 43 rue Notre-Dame-des-Champs, Paris (VIème).