Gros de Sylvain Levey mise en scène de Matthieu Roy
Gros de Sylvain Levey mise en scène de Matthieu Roy
Ouasmok?, son premier texte, est édité dans la collection jeunesse des éditions théâtrales en 2004. Et avait reçu l’année suivante le Prix de la pièce jeune public en 2005. Il avait trente-deux ans. Depuis il a écrit une quinzaine de textes dont plusieurs pour la jeunesse, la plupart publiés aux éditions Théâtrales et notamment créés par Cyril Teste, Emilie Leroux, Olivier Letellier… Et Michelle, doit-on t’en vouloir d’avoir fait un selfie à Auschwitz ? a obtenu il y a deux ans le Grand Prix de littérature dramatique jeunesse.
Un seul en scène de plus mais celui-ci d’une rare qualité… L’auteur en est aussi l’acteur et de qualité, même s’il dit que c’est une parenthèse dans sa vie. Il raconte avec pudeur l’étrange rapport qu’il peut avoir avec la nourriture et la surcharge pondérale qui est la sienne depuis un bon moment. Et qu’il a fini par assumer et à intégrer dans sa vie. C’est en soixante minutes et dans une belle unité une série de seize tableautins: depuis son enfance, celle comme il dit d’une crevette qui, en un seul été, s’est mis à prendre du poids. Le petit garçon, malgré toute sa bonne volonté, ne réussit pas à inverser la tendance. Et on se doute bien que l’adolescence n’a pas dû être simple pour lui quand le corps change de façon irréversible et qu’il lui fallait subir le regard des copains de classe, mais aussi celui des adultes: ceux de sa famille proche comme celui de gens qui ne le connaissent pas.
« J’ai beaucoup grossi cet été-là. À partir de cet été-là, la crevette n’allait plus cesser de grossir. La chenille se transforme en papillon, la crevette, elle, se métamorphose en hippopotame, en montgolfière ou en petit gros. Je l’ai senti, c’est vrai, dans mon corps. Je l’ai surtout vu dans le regard des autres. Ceux qui ne m’avaient pas vu de l’été. Ceux qui avaient quitté en juin un petit tas d’os ambulant et retrouvaient en septembre un bébé cachalot. J’ai compris, dans leurs yeux, que rien ne serait plus jamais comme avant. »
Mais il pourra s’inscrire à un petit cours de théâtre pour amateurs. Là dans la sorte de bulle qu’est un plateau de théâtre, les cartes sont rebattues et tous sont mis sur un même pied d’égalité ; ce sera pour son corps comme pour son esprit une expérience dont il parle avec justesse et émotion et qui l’aidera à s’accepter tel qu’il est devenu. Cette prise de conscience a quelque chose de philosophique car c’est son rapport au temps et à l’espace radicalement différent qui va changer.
Cela se passe dans une vraie cuisine avec évier, plan de travail et cuisinière électrique, le lieu de la nourriture brute que l’on transforme pour faire un repas dans l’intimité où, juste à côté une marche plus bas, une table va accueillir bientôt quatre personnes. En l’occurrence tout en parlant de lui, de son corps mais aussi de la société et du théâtre contemporain, il prépare un gâteau au chocolat qu’il fera cuire et dont le parfum envahit la salle… Par petites touches, avec une grande pudeur, Sylvain Levey avec une impeccable diction bien dirigé par Matthieu Roy, dresse un autoportrait tout en nuances. Il y a là une vérité incontestable dans le rapport qu’il réussit à établir cet après-midi-là avec deux classes de collège qui l’écoutent dans un silence absolu. Et ces jeunes qui seront bientôt des adultes lui poseront des questions après le spectacle auxquelles ils répondra avec une grande franchise: » Oui, je n’étais pas grand issu d’un milieu populaire et je ne connaissais pas du tout les codes du théâtre. Avant vingt ans, je ne n’allais pas au théâtre. Oui, on peut pleurer à tous les âges et à tous les poids. »
Il y a chez lui, un art du conteur remarquable quant aux petites choses fabriquant une vie d’homme qui a maintenant quarante-sept ans, une épouse et deux enfants: les deuils et naissances, les joies et souffrances, le sentiment du temps qui passe. On pense parfois aux très fameux Vies minuscules de Pierre Michon. Rien de larmoyant chez lui, il ne se plaint jamais, heureux d’être sur scène -cela se sent tout de suite- et il sait faire naître le rire comme l’émotion jusque dans cette peur de la mort qui l’envahit. Un beau récit simple et direct, une parole au singulier qui nous concerne tous. Si ce court mais très dense monologue passe près de chez vous, surtout ne le ratez pas…
Philippe du Vignal
Spectacle vu le 5 octobre aux Quinconces, Le Mans ( Sarthe).