Le Paradoxe de Georges conception, mise en scène, interprétation de Yann Frisch

Le Paradoxe de Georges  conception, mise en scène et interprétation de Yann Frisch

Un retour à la normale attendu par tout le monde, avant sans doute un couvre-feu dans les grandes villes  après des mois de reports, voire d’annulations. Le monde du spectacle a pris de plein fouet la crise sanitaire laissant sur le carreau des milliers d’intermittents, techniciens, entrepreneurs de tournée, producteurs, directeurs de théâtres et institutions. Les artistes qui ont la chance de travailler depuis le déconfinement sont rares. Ils limitent la casse  malgré les  restrictions draconiennes, avec limitant la jauge limitée à 50% (en théorie)  donc les recettes! Pourquoi proposer des spectacles s’ils ne sont pas rentables ? Comme le dit très justement Jean-Michel Ribes, le patron du Théâtre du Rond-Point à Paris, il faut d’urgence repenser notre système de production…

Mais la pratique de l’’illusion exige un minimum de contact humain et la crise est encore plus significative dans ce domaine. Le close-up -ou numéro de proximité- est condamné à trouver la bonne distanciation sous peine de disparaître. Programmés dans plusieurs théâtres, festivals, soirées d’entreprises, événementiels et arbres de Noël, les spectacles de magie sont presque à l’arrêt complet! Dans ce contexte anxiogène, Yann Frisch fait office de survivant mais il est relativement indépendant, puisqu’il parcourt la France avec son camion-théâtre mis au point dans sa ville natale du Mans il y a deux ans par les ingénieurs et concepteurs Matthieu Bony, Eric Noël, Silvain Ohl. Ils ont transformé, notamment grâce à des vérins hydrauliques, une semi-remorque en salle de quatre-vingt-dix places en gradins avec petite régie. Soit un espace total de huit mètres vingt de large sur six de haut. Avec à l’extérieur, un accueil et un bar qui peuvent être couverts. Ce concept avait déjà été mis au point en 2016 par Phil Keller avec son théâtre magique: une petite salle de quatre-vingt-dix places sur un semi-remorque rappelant les cinémas mobiles d’autrefois.

©Christophe Raynaud de Lage

©Christophe Raynaud de Lage

Avec ce spectacle itinérant le jeune magicien, comme les cirques avec leur chapiteau, n’a pu s’installer où il voulait, tributaire des autorisations préfectorales. Résultat : sept mois sans jouer mais des retrouvailles avec le public très attendues! On entre par un escalier latéral directement sur la scène, puis vers les gradins. Consignes sanitaires obligent, ils sont remplis à 70%: déjà bien…. Sur la petite scène, des meubles style arts déco, une bibliothèque, casiers à bouteilles, lampadaire, gramophone, guéridon avec une énigmatique figurine Maya sous verre, fauteuil, tapis persan et grande table qui servira de scène aux saynètes réalisées par Yann Frisch.

Il va d’abord faire le point sur la situation actuelle. Pour lui justement et plus que toute autre discipline, la magie a besoin d’un public pour exister : cette expérience subjective exige une certaine proximité mais aussi un pacte étrange avec les spectateurs qui viennent en toute conscience recevoir des illusions grâce à un individu faisant semblant de faire des miracles. Yann Frisch rappelle que c’est une particularité occidentale qui n’existe pas en Afrique, en Amérique du Sud et dans une partie de l’Asie. La notion de magie est perçue différemment suivant les cultures, avec de multiples significations. Tout d’abord l’étymologie même du mot renvoie à différentes pratiques et croyances : sorcellerie, guérison, réincarnation, illusionnisme… Pour certains, la magie existe en elle-même mais pour d’autres, elle est le fruit de seules manipulations. Tout dépend aussi de qui les pratique : sorcier, marabout, le prêtre, druide, ou illusionniste: un personnage que revendique Yann Frisch… Il  jongle avec les concepts de vrai et de faux, de  croyance et de savoir grâce à un jeu de cartes. La théâtralisation d’un jeu de cartes était aussi au centre du spectacle de Bébel, Une carte ne vous sauve pas la vie pour rien (2012). Avec un écran géant pour transmettre au public ses manipulations.

En une dizaine de saynètes, il aborde différents aspects de l’art de la magie : dextérité, manipulation psychologique, détournement d’attention (en anglais : misdirection).  Ce qui a à voir avec le rapport à la réalité et aux symboles, l’imaginaire collectif, et la mise en parenthèses de l’incrédulité. Sur des morceaux de jazz, l’illusionniste rend hommage à de grandes figures de la cartomagie comme René Lavand et Richard Turner -atteints tous les deux d’un handicap- convoque des textes d’anthropologues comme Philippe Descola et Valentine Losseau travaillant sur la représentation du monde et sur ses symboles. Yann Frisch met aussi en garde le public sur l’objectivité, en évoquant le paradoxe dit « de Moore » du philosophe anglais George Edward Moore (1873-1958) qui enseigna un des fondateurs de la philosophie analytiqu

Coté manipulation cartomagique, Yann Frisch revisite des classiques comme la carte déchirée et raccommodée, dite en anglais rising card (façon Samuel Hooker), la production des quatre as ou la carte récalcitrante. Mais l’illusionniste va plus loin en appliquant ses concepts dans Baltas avec changements-éclairs de cartes et d’objets  (« lapping ») hors de la vue du public sous couvert d’un détournement d’attention (« mis-direction »). Ou changement  ultra-rapide de costume (quick change). Et ses tours au début comme à la fin, sont des chefs-d’œuvre du genre !

Nous avions découvert ce jeune prodige de vingt ans avec un numéro multi-primé Baltass au championnat de France de magie 2010. Après une période de surmédiatisation, Yann Frisch a su se réinventer et aller là où on ne l’attendait pas.  Avec son premier spectacle Le Syndrome de Cassandre (2015), une virée clownesque dans un univers absurde de cauchemar et  à la limite du happening,  qu’il avait présenté au Monfort à Paris.

Un véritable défi artistique mené avec ses fidèles  conseillers Raphaël Navarro et Valentine Losseau de la compagnie 14:20. Avec  ce deuxième spectacle, Le Paradoxe de Georges créé en 2018, il a voulu revenir à une forme plus intimiste au scénario balisé, pour montrer son travail de recherche en cartomagie dont le magicien espagnol Dani DaOrtiz a été l’inspirateur.

En une grande heure, Yann Frisch déconstruit notre système de croyances et en fait comprendre le fonctionnement, en mettant en lumière nos paradoxes. Suivant l’éducation, la culture et l’expérience, nous ne percevons pas la magie de la même  façon. Pourquoi nos réactions divergent-elles ? Pourquoi notre perception change-t-elle à mesure que le tour se déroule ? Comment le magicien réussit-il à détourner notre vigilance grâce à des stratégies psychologiques ? Yann Frisch répond à ces questions avec un texte bien équilibré et à l’humour sarcastique, en alternant réflexions philosophiques et anecdotes savoureuses. Un bon spectacle à déguster si ce camion magique passe près de chez vous…

Sébastien Bazou

Spectacle  vu à Dijon ( Côte-d’Or).

 

 

 

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