Oblomov de Nicolas Kerszenbaum, d’après le roman d’Ivan Gontcharov, mise en scène de Robin Renucci
Oblomov de Nicolas Kerszenbaum, d’après le roman d’Ivan Gontcharov, mise en scène de Robin Renucci
Aboulie, apathie et manque de désir, sinon celui de se réfugier sur un tas d’oreillers et peluches : ce mal du siècle serait-il celui du nôtre, en ces temps incertains ? Comme dans une interminable adolescence ? Pour le héros, si l’on peut dire, tout se révèle une montagne à escalader. Gérer sa propriété, pour commencer ? Mais plutôt dormir. L’argent tombe, de moins en moins ? On verra plus tard… Cette image de l’aristocrate ruiné hante la littérature russe du XIX ème siècle. Honnête, mais sans projet ni autorité, vaguement « progressiste », il ne fait pas un geste, bercé, en éternel enfant, par un vieux serviteur dévoué qu’il oublie de payer. Oblomov est le cousin du Gaev de La Cerisaie et d’André, le frère des Trois sœurs…
Ce roman foisonnant, à la fois réaliste, satirique et philosophique fait vivre tout un monde… Nicolas Kerszenbaum a radicalement élagué le texte pour en faire surgir une pièce très structurée, d’une pureté presque classique et resserrée autour du champion de la sieste et de la légende de l’enfant au brochet qui, pour avoir été bon une fois, reçoit en récompense tout ce qu’il désire. Sous l’amicale pression de son ami Stoltz (« fier » en allemand), Oblomov finit par quitter son divan. Il rencontre Olga, une délicieuse jeune fille à la voix d’ange. Ils tombent amoureux : pour lui, une piqûre de vie et un éveil enchanté à un avenir possible. Pour elle, la jouissance d’avoir trouvé dans son art, une âme sœur et sans doute aussi d’avoir réveillé un cœur endormi (le Prince au bois dormant ? ) Mais, mais… La vie à deux n’est pas si confortable, les projets s’embourbent dans la procrastination. Oblomov s’aperçoit qu’il ne cherchait pas une compagne mais une nounou… Qu’il trouve dans la cuisine et non dans les exaltations musicales…
L’auteur de la pièce décrit la courbe ascendante et descendante d’un amour mais parle aussi vraiment de la peur de vivre, de la peur du risque. Comme Ivan Gontacharov, il ne condamne pas ses personnages mais est sans indulgence pour l’égoïsme d’Oblomov, l’honnête homme qui finit par vivre avec sa servante pour être sûr d’être servi. Du reste, il n’est pas ingrat. Mais Olga, aveuglée par le fantasme de l’amour souverain qu’elle aurait enflammé ? Mais Stoltz, qui récupère la dite Olga et met leur vie au carré, en bon Allemand? Il a un regard sur eux compréhensif et navré : chacun fait ce qu’il peut… Quant aux serviteurs, « ceux d’en bas », ils n’ont pas le loisir d’être égoïstes!
Et pourtant on les aime tous et cela, on le doit aux comédiens. Une scène particulièrement touchante, dans son économie : celle où l’escargot sorti par force de sa coquille (Xavier Galais), découvre le coup de foudre et il le bafouille à la jeune femme dont la voix l’a traversé (Pauline Cheviller). Une autre scène où modestement, la servante (Emmanuelle Bertrand) donne à Olga l’enfant qu’elle a eu de Monsieur, pour qu’il ait une vie meilleure. Mère porteuse de l’amitié et de l’amour… Valéry Forestier et Gérard Chabanier, tous deux comédiens formateurs à l’ARIA*, sont avec délicatesse, le vieux serviteur et l’ami qui soutiennent le vacillant Oblomov…
La scénographie de Samuel Poncet fonctionne bien: une chambre ouverte ou fermée, un écran pour visions idylliques et écrin de l’inertie du héros, occupe, on pourrait presque dire encombre, le centre de la scène, comme cet Oblomov qui ne sait pas quoi faire de lui-même. Le metteur en scène n’a pas cherché particulièrement à faire russe : c’est dit et cela suffit. Il ne développe pas non plus une psychologie démonstrative : les comédiens jouent les situations, avec leurs pièges et contradictions. L’émotion affleure et l’on rit, comme chaque fois que le théâtre nous offre un moment de vérité humaine.
Mais on se demande pourquoi l’excellente violoncelliste Emmanuelle Bernard quitte son instrument pour incarner la servante, avec un jeu discret et avec ce que la sincérité apporte de profondeur… Côté cour, comme il se doit. Olga, elle, évolue plutôt côté jardin mais aussi face public. Bien sûr, les contraintes économiques jouent. Mais cette double présence sur le plateau contient aussi un message secret : et si Oblomov avait été touché par une autre musique, celle -métaphorique- de la servante ? Et si sa vie n’était pas aussi ratée qu’il le croit ? Au point de se laisser mourir: et cela clôt toute inquiétude. On s’aperçoit que rien n’est simple et qu’on n’est pas dans un conte de fées. On n’attribuera pas forcément ces rêveries sur l’art secret d’une prolétaire aux intentions du metteur en scène mais merci à lui de nous en avoir donné l’occasion. C’est aussi le travail du spectateur d’ouvrir les failles qui se dessinent dans cet Oblomov sensible, et généreux en ce qu’il ne laisse aucune place à l’ironie mais tout à l’humour et à la tendresse. Bref, on ne repart pas les mains vides…
Christine Friedel
Spectacle vu aux Tréteaux de France en tournée à Compiègne (Oise).
Le 14 novembre, salle des fêtes, Verneuil-sur-Avre (Eure) ; le 24 novembre, Théâtre de l’Esplanade, Draguignan (Var), les 27 et 28 novembre, Scène Nationale de Châteauvallon (Var).
Le 9 décembre, Théâtre de l’Union, Limoges (Haute-Vienne).
Le 2 février, Espace culturel des Corbières, Lézignan (Aude).
*A.R.I.A.: Association des Rencontres Internationales Artistiques. Les vingt-troisièmes rencontres auront lieu du 18 juillet au 14 août prochains. Cette association d’éducation populaire fondée en 1998 par Robin Renucci en Corse propose des formations et stages de théâtre se concluant par des représentations en plein air dans plusieurs lieux du patrimoine.