Tout Dostoïevski, de Benoît Lambert et Emmanuel Vérité

Tout Dostoïevski, de Benoît Lambert et Emmanuel Vérité

 Nous avions parlé de ce spectacle il y un an mais il est bon d’y revenir…Que le titre ne trompe personne : non, ce ne sera pas une lecture exhaustive de Dostoïevski. Juste quelques lampées mais lesquelles! Le spectacle commence de façon délibérément rébarbative avec le début des Notes du souterrain ou Carnets du sous-sol, selon les traductions : «Je suis un homme malade…Je suis un homme méchant. Un homme plutôt repoussant. Je crois que j’ai le foie malade. Soit dit en passant, je ne comprends rien de rien à ma maladie et je ne sais pas au juste ce qui me fait mal.» Et pourtant… On ne comprendra jamais vraiment le geste de Raskolnikov, qui tue une rentière jugée par lui parasite et inutile sur cette terre. Mais on comprendra assez vite que ce qui importe est plus le Châtiment que le Crime, et plus encore l’articulation des deux.

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Et qui raconte, cette histoire ? Qui grimpe sur les pentes du volcan ? Charlie, un clown intermittent fou de littérature, d’où sa pudeur avec les textes. Charlie Courtois-Pasteur est né il y  quelques années de la complicité entre Benoît Lambert et le comédien Emmanuel Vérité. Une envie à deux de “petites formes“ qui font parfoisdes spectacles en grande forme : Meeting Charlie ou l’art du bricolage, trousse à outils bien utile en ce monde, Charlie et Marcel,  ou Proust et le western… Charlie a le goût de l’élégance : sous son smoking un peu trop grand, d’occasion (avec la complicité de Marie La Rocca) il porte une chemise imprimée de palmiers : histoire d’en rajouter dans l’élégance. Alourdi sur sa poitrine, par un énorme micro  (si l’on ose cet oxymore) dont il use modérément et s’accompagne de délicats bricolages démonstratifs. Il paraît plus âgé que son porteur, Emmanuel Vérité et chargé d’un passé douloureux ; mais il est pudique et nous n’en saurons rien.

Et Dostoïevski, alors ?  Eh!Bien, il est là, tendu dans le verre de vodka que nous offre Charlie, derrière lui, devant nous, ouvert comme une terrible tentation. Tout Dostoïevski est à la disposition de chacun et il y a du Dostoïevski en chacun de nous, surtout si un être mystérieux comme ce Charlie vient vous en offrir un aperçu fulgurant sur un plateau. De théâtre, évidemment.

Tout cela, c’était avant de déluge, en avril 2019 au Théâtre de la Cité Internationale. Aujourd’hui, et l’on croise les doigts, Charlie s’installe au Théâtre du Lucernaire. À  nous l’attente, la curiosité, la frustration, les chemins de traverse, la magie à deux balles, le rire et la tendresse que nous offre ce spectacle.

Christine Friedel

Théâtre du Lucernaire, 53 rue Notre-Dame des Champs, Paris (VI ème) à 19h30 sauf le samedi 17 à 16h. Jusqu’au 29 novembre. T. : 01 45 44 57 34

 

 


Archive pour octobre, 2020

Avant la retraite de Thomas Bernhard, traduction de Claude Porcell, mise en scène d’Alain Françon

 Avant la retraite de Thomas Bernhard, traduction de Claude Porcell, mise en scène d’Alain Françon

 Pour Hans Höller, auteur d’une biographie Thomas Bernhard-une vie, cette pièce satirique (1979)  se conclut par une petite fête familiale, célébrée tous les ans pour l’anniversaire d’Himmler. Autour de la table, deux sœurs Vera et Clara et leur frère. Rudolf Höller, président d’un tribunal en République Fédérale d’Allemagne,  ancien officier nazi reconverti, qui va prendre sa retraite au terme d’une carrière exemplaire au service du droit et de la justice. Vera éprouve à la fois amour et haine pour ce drôle de frère.


Cela se passe le 7 octobre, jour de la naissance de Himmler auquel notre héros voue une très grande admiration. Tout est prêt : l’uniforme, les accessoires, le repas. Mais le bonheur -retour à un passé douteux- ne peut être complet : Clara, la sœur paralysée observe les deux autres crûment et sans complaisance. « Rudolf déjà légèrement ivre, en uniforme complet noir d’Obersturmbannführer S.S. avec képi, revolver au ceinturon et bottes noires, à la table. (…) Tous les trois mangent et boivent du champagne allemand. Au milieu de ce retour orgiaque d’un passé récent: «Tout va dans notre sens/ il n’y en a plus pour très longtemps/ et finalement nous avons aussi une foule d’autres politiciens de premier plan/ qui ont été national-socialistes – le juge en uniforme S.S., ivre,  va s’effondrer,: il porte ses mains à la poitrine et tombe la tête sur la table ». Profitera-t-il de sa retraite…

 

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez


La pièce fait aussi allusion à la « retraite » forcée du ministre-président du land de Bade-Wurtemberg, Karl Filbinger dont on avait découvert l’activité de juge dans la Marine sous le nazisme. La carrière politique fut d’un seul coup terminée pour celui qui traitait Claus Peymann  de «sympathisant du terrorisme» et qui avait tout fait pour qu’il abandonne la direction du théâtre de Stuttgart. Mais ce complice des crimes nazis fut démasqué et dut quitter son poste avant même le metteur en scène qu’il avait conspué!

 Dans cette pièce, Vera a caché son frère dix ans avant qu’il puisse revenir à l’air libre sans qu’on l’importune pour un passé« oublié ». Avant la retraite fait allusion à ce rêve de restauration d’un ordre menacé, dans un prétendu état d’exception justifiant tous les moyens. Le frère et la sœur complices répètent que dignitaires et puissants, sommités politiques et militaires, anciens dignitaires nazis ne pensent qu’à «se débarrasser de l’étranger et du Juif ». Des inepties insoutenables qu’ils s’échangent entre eux, sourds au monde. Soit la danse macabre d’une restauration rêvée d’ex-puissances démises.

Le juge ne cesse d’attaquer la démocratie et de la nommer «terroriste» : les bombes américaines ont malheureusement en effet détruit une école, à la fin de la guerre et ces « dégâts collatéraux »ont  frappé la benjamine, rivée à son fauteuil roulant. Clara est de gauche et engagée contre les convictions réactionnaires  de son frère et de sa sœur aînés qui vivent aussi, dans leur folie, une relation incestueuse. La pièce est d’un humour ravageur et Thomas Bernhard met en épingle les points de vue les plus bas, formulés contre le peuple et les étrangers. Un discours abject aux relents d’extrême-droite qui résonne encore aujourd’hui. La bonne conscience est mise en lumière par l’auteur, sans tabous ni censure au cours de ce repas familial dans une salle à manger dont les rideaux sont tirés pour cacher l’infamie de ces personnages…

 Le monde est une scène où l’on répète continuellement la même pièce, sans résolution finale qu’elle soit une comédie ou une tragédie, selon Alain Françon qui cite l’auteur. Catherine Hiégel ouvre la bal, somptueuse de précision, faisant sonner les paroles odieuses de son frère qu’elle répète sans cesse. Elle parlemente sans fin, expose et commente sa foi politique et morale dans la grande salle de séjour. Un décor autrefois majestueux, à présent décrépi, imaginé par Jacques Gabel, sous les lumières de Joël Hourbeigt. Elle n’en finit pas d’épousseter les meubles et de repasser convulsivement la robe de son frère, haut dignitaire de la Justice. Elle propose un café à sa sœur qu’elle sait moqueuse et ironique et dont elle  craint le raisonnement. André Marcon, tranquille et déterminé, est  excellent en magistrat vaniteux, satisfait de ses titres et de sa gloire passée et nostalgique, Noémie Lvovsky (Clara) se tait et pourtant devient fort expressive quand elle entend les sottises énoncées par le duo infâme qui lui reproche son mépris. Une partition nette et cristalline à la musique inquiétante.

 Véronique Hotte

 Théâtre de la Porte Saint-Martin, 18 boulevard Saint-Martin Paris (X ème), ATTENTION : nouveaux horaires :

 le vendredi à 18h, le samedi à 17h et le dimanche à 16h. T. : 01 42 08 00 32.

Le texte est paru à L’Arche Editeur (1987)

 

Un monde meilleur, épilogue, texte et mise en scène de Benoît Lambert

 

 

Un monde meilleur, (épilogue) texte de mise en scène de  Benoît Lambert.

 

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Un homme arrive précipitamment sur scène et interpelle le public : « Pardonnez-moi pour mon retard…» puis lance dans la foulée : «On va tous mourir » ! Et c’est c’est bien de ce fait  imparable dont il s’agit ici :  la fin proche  de l’espèce humaine! La lecture de l’essai de Pierre-Henri Castel, Le Mal qui vient, a été décisive pour Benoît Lambert dans la création (et non  l’adaptation du livre) pour mettre en scène ce solo joué par Christophe Brault.
 Un acteur qu’il apprécie beaucoup et avec qui il souhaitait travailler depuis un moment. La  richesse du propos et le choc  éprouvé à la lecture du livre par le metteur en scène : «Cette réflexion sur la disparition de l’humanité est l’un des livres les plus effrayants que j’ai lus ces dernières années »,  l’a  incité à clôturer avec ce seul en scène, le feuilleton théâtral qu’il avait commencé depuis 1999, Pour ou contre un monde meilleur.

 Ce dernier épisode marque la fin de ce voyage théâtral et existentiel à travers l’évolution et le futur de l’humanité . Épilogue décapant, drôle et qui  nous laisse quelque peu interrogatif sur notre avenir… Christophe Brault, de par son jeu malicieux,  ironique, ses regards perplexes et lucides, réussit à créer une complicité avec les spectateurs surpris, attentifs, touchés et ne sachant plus  bien sur quel pied danser. Pour nous qui n’ont pas toujours su prendre les bonnes décisions pour bâtir un monde plus juste, et agréable à vivre, évoluant, avec esprit, dans un sens humaniste… Le retour sur l’origine de notre espèce, avec notamment un regard ouvert, en empathie, sur la période paléolithique est un des points forts de ce spectacle. Pour mieux saisir ou/et différemment notre évolution et son progrès, à travers les âges, Benoît Lambert, en invitant le public à concentrer son attention sur les périodes historiques et anthropologiques,  lointaines de notre espèce, inverse auprès de celui-ci, la méthode de lecture au sens classique, c’est à dire chronologique. Il modifie ainsi, envers les spectateurs, la perception du thème de sa pièce.  Comme, dans le spectacle, ce moment de la préhistoire qui est ici perçu non comme une période primitive mais aussi, ici et maintenant, riche de possibilités et d’instruction pour nous autres, individus de la société de consommation et de l’intelligence artificielle.

L’objectif de cette conception se lie avec subtilité à l’enjeu possible de cette création  : celui de faire entendre une autre vision de l’évolution de l’homme qui serait plus axée sur l’adaptation. Pour tenter une approche plus cohérente de la part de la société, afin entre autres, de réduire les inégalités et permettre  de quitter une logique néolibérale. Faire que tous les acteurs de la société puissent créer un monde plus équilibré pour le bien-être de l’homme et de son devenir. Ce choix provoque ainsi en nous, des interrogations inattendues, et nécessaires. À l’écoute du constat et des prévisions pour notre futur proche, exprimés avec entrain par notre contemporain : l’homme pressé, le public ne peut rester indifférent. Les perspectives ne sont pas des plus joyeuses.

Benoît Lambert, même s’il est parfois un peu catégorique, a assez d’humour, de connaissances  anthropologiques, philosophiques, et historiques, pour mettre notre conscience face à une réalité qui nous interroge tous et sans attendre. Avec une mise en scène minimaliste et un comédien hors pair, cet épilogue porte en lui une force politique et dramatique indéniable : Un espace scénique nu, de petites bouteilles d’eau en plastique disposées au sol en file indienne par notre homme agité, pour figurer les périodes successives  de l’humanité, et voilà ! Une scénographie  amplement suffisante, simple qui renforce et évoque subtilement l’immobilisme, l’aveuglement parfois volontaire, l’incompétence, et l’impuissance de notre société et de tous ses paramètres (économiques, sociales, juridiques…)  face aux pouvoirs des dirigeants en place et à leur hypocrisie. La scénographie met aussi en évidence le vide, l’absence d’un horizon commun plus lumineux et créatif, d’une pensée civique et politique à long terme, pour repousser cette fin de l’espèce humaine. Un espace théâtral qui n’est pas également, sans rappeler la froideur de l’univers carcéral. L’humanité parviendra-t-elle à se libérer de ce monde mortifère qu’elle a elle-même bâti ? Ce spectacle est aussi un geste d’humilité pour nous autres hommes savants et civilisés du XXI ème siècle ! En effet, les questions soulevées par Benoît Lambert et son personnage hyperactif : « Comment vivre avec la certitude que notre espèce va prochainement disparaître» (..) «qui se demande si, finalement, il est si surprenant que cette histoire puisse arriver à son terme. », ne sont pas sans interroger avec gravité et humour cette éventualité  d’un avenir meilleur et encore espéré (?) de l’espèce humaine.

Le monde des hommes aujourd’hui ?  consumériste sans limites, trop individualiste et qui pense avoir la liberté de vivre et de construire en négligeant son Histoire. Ce spectacle dense d’une parole politique et critique, vive et théâtrale évoque la destruction à petit feu mais plus que probable de notre espèce.  

 

 Elisabeth Naud

 Spectacle vu au Théâtre Dijon-Bourgogne 30 rue d’Ahuy, Dijon (Côte d’Or). T. : 03 80 30 12 12.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Adieu Jacques Albert-Canque

Adieu Jacques Albert-Canque

Ce professeur à la Faculté des Sciences de  Bordeaux est mort à quatre-vingt-quatre ans jeudi dernier . Il était aussi un grand homme de théâtre mais toujours en marge et rarement là où on l’attendait. Il fonda une troupe de non-professionnels, le Groupe 33 qu’il dirigea avec la rigueur d’un scientifique qu’il ne cessa jamais d’être mais aussi dans une perspective de recherche permanente. Même s’il doutait en permanence. Une sorte de laboratoire sans grands moyens mais il pouvait tester libre et  indépendant avec le Groupe 33, des types de dramaturgie poétique et de scénographie alors très peu employés dans les années soixante-dix et maintenant très à la mode : base navale allemande, garage, anciens entrepôts près de la Garonne…  (le spectacle finissait sur le toit en terrasse et cela ne sentait pas le moisi, mais de la soupe chaude nous attendait à la sortie). Il participa comme metteur en scène à de nombreuses éditions du festival SIGMA, là où nous l’avions rencontré il y a déjà une quarantaine d’années..

Jacques Albert-Canque  à Blaye en septembre 1991 © x

Jacques Albert-Canque à Blaye en septembre 1991
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Homme d’une immense culture, ce germaniste connaissait tout particulièrement Hölderlin, Büchner,  Kleist et Novalis  et il monta Hölderlin exil à Bordeaux en 76 puis Sur les pas d’Hölderlin au dernier étage d’un parking en Bavière en 97 un spectacle  qui lui valut l’étoile de la meilleure création décernée par le quotidien Abendzeitung. Et enfin en 2016, Hölderlin à la folie au Goethe Institut de Bordeaux. Il monta aussi Les Chants de Maldoror de Lautréamont aussi à l’Opéra de Munich.
Mais Jacques Albert-Canque s’intéressa aussi au théâtre moderne et contemporain: Peter Weiss, Heiner Müller, Jean Genet et des auteurs de la région bordelaise comme Philippe Vialèles, Max-Henri Gonthié et Michel Suffran.

Il dirigea aussi plusieurs années le festival de Blaye où il invita d’abord en ouverture de cet événement à jouer en plein air dans les douves du fort  construit par Vauban -ce qui était un grand pari- Peines d’amour perdues de William Shakespeare, mise en scène d’Andrewjz Seweryn avec les élèves de la première promotion de l’Ecole de Chaillot. Puis Noce et banquet, texte et mise en scène d’Hervé de Lafond. Le directeur de l’Ecole Philippe du Vignal (ma pomme !) lui demanda aussi pour les élèves de l’Ecole de Chaillot et un seul professionnel pour jouer le Père, La Demande en mariage d’Anton Tchekhov et Cédrats de Sicile de Luigi Pirandello qui est peu le miroir inversé de la première. Jacques Albert-Canque eut deux belles idées. Pour la première, des chants d’oiseaux en Russie qui donnait une incroyable poésie estivale que Charlotte Maurel la scénographe du spectacle  alla lui dénicher à la médiathèque ; les élèves-comédiens qui jouaient dans la première pièce, étaient les invités de la grande fête (aidés par du son enregistré) mais invisibles derrière un grand rideau rouge de Cédrats de Sicile… Le public n’a jamais voulu croire  qu’ils n’étaient que trois!  Son parcours a dons croisé plusieurs fois le nôtre…

Jacques Albert-Canque, homme généreux et exigeant, ancré dans son Bordeaux, avait pourtant beaucoup d’humilité et n’a jamais cherché à monter à Paris. Et ce qui était frappant dans le dernier spectacle que nous avions vu de lui sur Hölderlin au Goethe Institut à Bordeaux était la grande connivence entre de jeunes non-professionnels  et le metteur en scène, malgré quelque cinquante ans de différence d’âge. Dans la ligne de l’Education Populaire.  Ce qui n’est pas donné à tout le monde. Il aura été un passeur de premier ordre et un exemple pour tous ce qui veulent tenter de faire du théâtre. Un grand merci, Jacques Albert-Canque…

 Philippe du Vignal

 Ses obsèques auront lieu demain lundi 19 octobre à 15 h au Crématorium de Mérignac (Gironde).

 

 

 

Seconde Nature chorégraphie de Fabrice Lambert

Seconde Nature chorégraphie de Fabrice Lambert dans Danse alain-julien-2nd-nature

© Alain Julien

 

Seconde Nature chorégraphie de Fabrice Lambert

On l’a vu danser dans des pièces de Carolyn Carlson et, plus récemment de François Verret ou Rachid Ouramdane… À la tête de sa propre compagnie, L’expérience Harmaat, il mène aujourd’hui un travail de recherche chorégraphique autour de la nature et des paysages, en rassemblant autour de lui des créateurs de différentes disciplines.

Ici, la danse s’articule intimement avec les images et la musique de l’artiste Jacques Perconte. Les quatre interprètes dont Fabrice Lambert, se déploient dans un paysage pictural et sonore, accompagnés par la partition lumineuse de  Philippe Gladieux. Dans une pénombre vaporeuse, repliés les uns sur les autres, les corps, pris dans des rais lumineux, vont se disperser en projetant de grandes ombres sur l’écran blanc en fond de scène. Ils s’agitent sur une vibration atonale qui va crescendo, dans une clarté de plus en plus aveuglante. Un prodigieux orage se déchaîne sur l’écran semant la sidération. Tel le big-bang, il libère des énergies vitales et dans le  deuxième tableau, il crée un paysage animé de feuillages et d’eau, apaisé et bruissant, où les danseurs semblent plonger…

Jacques Perconte travaille ses images fluctuantes, captées dans la nature en mouvement,  à la manière des peintres  impressionnistes. «La diversité des paysages, dit-il, sera à l’échelle des explorations que j’ai faites ces vingt dernières années dans mes Alpes natales en passant par l’océan. »  Dans des nuées bleues et violettes psychédéliques, les danseurs vont ensuite se fondre, ensemble ou isolés : les mouvements et sauts atteignent un paroxysme, révélant l’excellence de chacun : puissance de Vincent Delétang, fluidité de Lauren Bolze, amplitude et légèreté des gestes d’Hanna Hedman, et sa  légèreté.  Le vidéaste projette sur les corps des ondes colorées irisant leurs peaux et leurs costumes aux teintes de caméléon qui irriguent leur gestuelle.

 Plus tard, le rouge domine puis se dérobe, les images s’impriment sur les danseurs tout en s’imprégnant de leur rythme. Une alchimie étonnante du son, de la lumière et du mouvement va se créer. «  En dansant avec la caméra vers les danseurs comme je danse avec les oiseaux en les filmant, dit Jacques Perconte, je la lance dans une course qui charge les images d’une force invisible » et « Il met en mouvement des compression d’images, je mets en extension des corps », dit Fabrice Lambert. Les lumières réalisées en direct, viennent exalter ce vocabulaire ciné-chorégraphique hypnotique, servi par des  danseurs affûtés et véloces. On n’est pas loin de « l’émotion esthétique de la vitesse dans le soleil et la lumière, les impressions visuelles se succédant avec assez de rapidité pour qu’on n’en retienne que la résultante », celle qu’éprouvait Alfred Jarry sur sa bicyclette. Pour clore cette pièce fascinante, les interprètes disparaissent dans un brouillard qui se lève. Comme happés par la nature avec laquelle ils ont composé pendant une heure. 

 Mireille  Davidovici

Le spectacle s’est joué du 15 au 18 octobre au Théâtre des Abbesses-Théâtre de la Ville, 31 rue des Abbesses, Paris (XVIII ème). T. 01 42 74 22 77

Le 20 novembre, Maison de la Musique de Nanterre (Hauts-de-Seine).
Le 3 décembre, le Lux, Valence (Drôme).

A nos lecteurs,

A nos lecteurs,

 D’abord merci pour votre confiance qui n’a jamais faibli dans cette période difficile pour tous. Les chiffres de fréquentation sont chaque mois de quelque 120.00 (visites+hits).  Et pour le moment du moins, les théâtres auront bien du mal à faire venir le public aux horaires imposés par le gouvernement soit le couvre-feu à 21h. Il faudra même en modifiant les horaires à 19h 18h 30, voire même à 18h,  nous expliquer comment les petites salles parfois éloignés du centre de Paris et les théâtre de banlieue vont pouvoir s’en sortir. A moins de faire des représentations trois fois le samedi et trois fois le dimanche. Mais visiblement Roselyne Bachelot n’a pas beaucoup de pouvoir!
Ou alors, Castex,  voulez-vous que les spectacles durent quarante minutes? Tiens, une idée que vous auriez dû  proposer. Antoine Vitez comme Eugenio Barba tous les deux grands metteurs en scène demandaient bien à leurs élèves de jouer Hamlet à partir des souvenirs qu’ils avaient de la pièce mais en dix minutes maximum. Mais il s’agissait d’une proposition autrement plus intelligente et cette fois, d’une haute portée pédagogique.

Le S.N.E.S (Syndicat National des Entrepreneurs de Spectacles) deuxième syndicat représentatif du spectacle vivant privé, représente et défend plus de trois cent entreprises : producteurs, entrepreneurs de tournées, compagnies, lieux de spectacles et festivals ; dans l’ensemble des disciplines artistiques du spectacle vivant privé : théâtre, variétés, humour, danse, opéra, musique classique, musiques actuelles, chanson, rock, jazz, cirque, jeune public…Maintenant dans quelques heures, tant pis pour le public et les artistes. Le Macron de service devrait se souvenir que les Parisiens n’habitent pas tous rue du Faubourg Saint-Honoré.  Et quand ils vont au spectacle, ils prennent le métro la plupart du temps aux heures de pointe! Bravo pour la distanciation dont on nous rebat sans cesse les oreilles. Mais comme le Macron n’ a pas dû prendre le métro depuis plusieurs années, c’est un paramètre qui ne doit pas figurer dans son logiciel de réflexion, tout comme Castex qui avait mené l’opération déconfinement!

L'Elysée avant l'annonce du couvre-feu... © x

L’Elysée avant l’annonce du couvre-feu...
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 » Le Président de la République a fait des annonces qui ont foudroyé de plein fouet la Culture en France. Le couperet est à nouveau tombé et aucune dérogation ne sera accordée. » (…) « De l’avis de tous, la preuve du billet de spectacle devrait permettre au public de regagner son domicile sans être inquiété de se voir dresser une amende. Cette mesure ayant l’avantage de rassurer le public qui se rend au spectacle, sans avoir la crainte de ne pouvoir assister à la fin du spectacle. Cette idée, partagée par l’ensemble des professionnels du spectacle vivant mettrait sur un pied d’égalité les publics, les plus proches comme les plus éloignés du lieu du spectacle. M. le Premier ministre, ce n’est pas une dérogation que nous demandons, mais une exception culturelle qui rend à la Culture son caractère unique. Les mesures de sécurité ne doivent pas faire disparaître la confiance du public comme celle des acteurs de la Culture, qui accompagnait avec enthousiasme la reprise d’activité tant désirée par tous ! » 

On parle souvent du spectacle « vivant » mais bientôt on risque fort de parler de spectacle mort. Toute l’équipe  du Théâtre du Blog continuera, le moins mal qu’elle pourra, à vous rendre compte de l’actualité théâtrale. A Paris comme en province. Et nous vous appelons à la résistance pour que ne meurt pas à petit feu le théâtre français… « Nous résistons dit Marion Coutris, codirectrice du Théâtre des Calanques à Marseille et ce sont les artistes et les équipes permanentes qui l’ont choisi. Nous préférons que nos portes soient ouvertes, que nos spectacles se jouent, que nos répétitions se poursuivent, que nos spectateurs viennent s’immerger à nouveau à la source des écritures et des formes, plutôt que de recevoir les compensations financières d’une fermeture, qui signifierait l’ajournement de nos projets de création 2021. Le théâtre existe par la magie de l’instant, dans l’ici et maintenant de la rencontre entre objet artistique et œil du spectateur. » Bien pensé et bien dit…

Philippe du Vignal

www.spectacle-snes.org

Croquis de voyage #2 par les élèves de l’École du Nord de Lille

Ecole du Nord - Départ voyage - 28-08-20 - © Simon Gosselin-11

© Simon Gosselin

Croquis de voyage #2 par les élèves de l’École du Nord de Lille

Les voyages, dit-on, forment la jeunesse. Maxime confirmée par les premiers Croquis de voyage vus à l’automne 2017 (voir Le Théâtre du Blog). On se souvient encore, parmi d’autres, de la prose de Mathias Zachar descendu en train, en bateau, en stop, de la source à l’embouchure du Danube… Des expériences inoubliables aux dires des anciens élèves venus voir les travaux de la sixième promotion.

« C’est peut-être cela, le pari du voyage? disait François Maspero. Au-delà des émerveillements ou des angoisses de l’inconnu, retrouver le sentiment d’être de la même famille. Parfois ça rate. Parfois même, ça tourne mal. Mais le pari vaut d’être fait, non ?» Marquée par les récits de l’écrivain-voyageur, Balkan-Transit ou Les passagers du Roissy-Express, Cécile Garcia Fogel actrice et enseignante à l’Ecole du Nord avait proposé aux élèves de la promotion 5 ( 2015-2018) de partir seuls sur les chemins de l’Europe.

 Pour cette deuxième édition, les règles étaient les mêmes : départ fin août de la gare de Lille, téléphone mobile et ordinateur débranchés pour une immersion totale dans l’inconnu. En poche, un petit pécule : de quoi manger, se loger et voyager pendant un mois. Chacun(e) a dû faire, en fonction de sa destination, un budget prévisionnel et s’y tenir. Cette fois, la plupart des jeunes est restée à l’intérieur de l’Hexagone. Moins exotique peut-être mais fructueux en rencontres, comme en témoignent les petites formes présentées à la maison Folie Moulins.

 En amont, Jean-Pierre Thibaudat, homme de théâtre et grand voyageur, parrain de l’expédition, les a aidés à affiner leurs objectifs, puis, au retour, à peaufiner leurs pièces. Il dit être très peu intervenu, si ce n’est : « raccourcir un texte, supprimer des passages superflus, resserrer les boulons, c’est tout. Et pour certains c’était déjà bouclé.»  Pour la mise en scène, Cécile Garcia-Fogel, qui connaît bien ses élèves et leurs projets, a été un précieux œil extérieur : «Je les ai aidés à préciser leurs intentions de départ. A circonscrire leur sujet, en évitant les généralités. A rechercher des choses moins sexy mais plus vraies. Au retour, je leur ai donné quelques conseils pour leurs textes et leurs réalisations, sans jamais rien leur imposer. » Reste qu’après un mois de solitude absolue, écrire, répéter et présenter son Croquis de voyage, en dix jours a été, pour ces dix-huit jeunes, un pari  difficile mais largement gagné.

L’ancienne brasserie en briques rouges est en effervescence. De la cour aux Petits et Grands Germoirs et à la Petite Cuve, par des escaliers métalliques, le public est invité au voyage…D’une salle à l’autre, il faut garder ses distances et s’asseoir loin les uns des autres. Jauge réduite oblige, chaque pièce a dû être jouée de quatre à six fois…  Soit un marathon de trois jours.

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Pierre-Thomas Jourdan © Simon Gosselin-

« En route, le mieux c’est de se perdre, lorsqu’on s’égare, les projets font place aux surprises, et c’est alors, mais alors seulement, que le voyage commence », écrivait Nicolas Bouvier. C’est vrai pour Et tu ne diras rien de Pierre-Thomas Jourdan. Parti à la rencontre de marins au long cours, le comédien s’arrête dans la maison d’un vieil homme en fin de vie. Impressionné par le personnage et la situation, il écrit une partition remarquable. En scène, il incarne sobrement un vieillard attablé qui ressasse ses souvenirs, devant un frère de dix ans son ainé qui lui sert la soupe « avec lenteur », en silence. Le cadet commente méticuleusement, avec force précision, la photo des noces d’or d’une tante, le 16 mai 1994, sur laquelle figure ses parents, son frère, et lui enfant : « Josiane notre tante au centre de la photo et moi toujours habillé de cette veste verte et de ce sourire déjà malade… » Le frère encaisse, muet les rabâchages et les sarcasmes du moribond… La vie de ce des deux êtres, en attente de la mort, semble s’être figée dans ce monologue glaçant.

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Suzanne de Baecque © Simon Gosselin

 Suzanne de Baecque, avec Cluster, opère une plongée dans les coulisses du concours Miss Poitou-Charentes. Elle s’y est elle-même présentée, et a vécu la violence de cette course à l’écharpe. Elle est ainsi entrée en contact avec plusieurs aspirantes : des filles très seules mais qui se sont confiées à elle. Devant nous, Suzanne devient Laureline, au mot près : une langue d’aujourd’hui, de là-bas, vitaminée au globish : «Je suis pas une fille de groupe, tu vois. Mais, meuf, la vie elle est courte, alors, profite ! …Go, go, go !… » La comédienne a su trouver la bonne distance pour faire exister, sans la caricaturer, cette jeune femme très « girly », fan des séries Gossip Girl et Pretty Little Liars… Une prestation émouvante qui donne voix à l’une de ces personnes qu’on n’entend jamais, confinées dans ces « territoires perdus de la République » pour citer le titre du livre d’Emmanuel Brenner.

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Oscar Lesage © Simon Gosselin

Oscar Lesage, avec Dear Nanni, raconte l’histoire d’une obsession : rencontrer le cinéaste Nanni Moretti pour lui dédier une chanson de sa composition. Il est à Rome, à Venise… Il bombarde le réalisateur de mails, rencontre des personnes influentes qui peuvent le mettre en relation avec lui, soudoie Pietro Moretti, le fils de son idole… Micro en main, il nous donne un aperçu de son talent de parolier et chanteur ; il a aussi un don pour passer du français à l’anglais et à l’italien… L’acharnement finit par payer : il rencontrera Nanni Moretti et nous aurons bien ri de son voyage…

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Antoine Heuillet © Simon Gosselin

Tout aussi rocambolesque : L’Exil d’Hortensius d’Antoine Heuillet. Le pédant Hortensius quitte les pages de La Seconde Surprise de l’amour de Marivaux et débarque dans la Creuse en août 2020. « J’ai  cent-quatre-vingt seize ans et je suis perdu dans ce monde qui n’est pas le mien. » dit-il;  en habit d’époque, il cite Sénèque en toute occasion. Il aura tôt fait d’entrer en contact avec une famille de chasseurs qui l’entraînent à tuer un sanglier « Mon index avait décidé de faire de moi un meurtrier ». Repéré par des journalistes, il alimente la chronique de La Montagne et le voici promu citoyen d’honneur de la ville de Guéret… L’acteur a en quelque sorte trouvé la vérité de son personnage dans l’imprévu.

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Louis Albertisi © Simon Gosselin

Louis Albertosi avec Veiller sur le sommeil des villes, marche sur les traces de l’ange Daniel dans Les Ailes du désir de Wim Wenders. Il parcourt des cités « à demi-mortes, dépeuplées »  de Calais à Dunkerque en passant par Saint-Omer, fait une brillante chronique de « ces cités palimpsestes grands territoires qu’on déconstruit et sur les ruines desquels on reconstruit.  » Entre polémique et mélancolie, il s’en prend aux jeux de mots foireux en « hair » aux enseignes d’improbables salons de coiffures. Pour connaître sa ville, dit-il, il faudrait « inventer la vie des détritus que l’on croise »… Il fustige aussi les mesures sanitaires, comme les gestes barrière :  «  Sauver l’humanité c’est s’en tenir à l’écart ! » Annuler la fête de l’andouillette d’Arras, est pour lui le symbole de ces liens qu’on coupe entre nous… Il y a du mensonge :  cette apparence de reprise n’est qu’une  parodie et il conclut: « J’espère que cette parodie n’était qu’une hibernation et j’attends notre printemps sauveur. » Un périple en forme de prophétie où Daniel, l’ange de la communication, devient une sorte de lanceur d’alerte…

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Adele Choubard © Simon Gosselin

Sept jours d’Adèle Choubard résume, en sept temps, son ascension quotidienne d’un terril à Loos-en-Gohelle le plus haut d’Europe. Vingt-six fois, Adèle a gravi les cent-quatre-vingt six mètres de ce monticule qui marque le paysage de son enfance. Et de jour en jour, lui revient l’image de son père, récemment disparu  et les glaces qu’elle partageait avec lui au bord de la mer du Nord. Avec humour et tendresse, elle dédie son exploit sportif aux hommes du plat pays chanté par Jacques Brel, qui, grâce à leur dur labeur, ont édifié de leurs mains cette colline de terre noire. Un émouvant hommage…

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Rebecca Tetens © Simon Gosselin

 Avec Confessions au silence, Rebecca Tetens raconte sa quête du silence sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle. Mais le bruit est partout, à commencer par ses pas qui martèlent lourdement la scène. «Quand je suis avec ta cousine, la solitude, j’ai l’impression de te trouver un peu, silence », dit-elle. Pourtant, elle prend plaisir à écouter d’autres marcheurs et à faire un bout de route avec eux. Et quand ils se quittent et que son équipée prend fin, elle éprouve peut-être ce silence inaccessible et qu’elle ne cherchait plus…

Mathilde Auneveux a installé sa voiture dans la cour de la Folie-Moulins. Entre deux croquis, elle propose aux spectateurs des intermèdes musicaux. Perchée sur le capot, elle chante des titres de sa composition. Des romances piquantes ou un slam aux paroles douces-amères : « And if you want my soul/Ask for it, I’ll send it by mail ». Un style affirmé et une voix prometteuse. Si l’on entre dans la voiture qui l’a amenée d’un point à un autre du territoire, on trouve pêle-mêle les traces de son  voyage : interviews, lettres, musiques… 

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Paola Valentin © Simon Gosselin

 Dans le même esprit, le croquis de voyage de Paola Valentin se décline en une installation : bric-à-brac de photos, enregistrements audio, dessins et messages gribouillés, qu’elle a amassés en traversant les villages dans un camion aménagé pour le camping. Elle expose ainsi les portraits de Georges, Marie, Damien et les autres : rencontres éphémères mais qui  lui ont confié leurs histoires et leurs souvenirs…

Devant quitter la maison Folie-Moulins à mi-parcours, nous n’aurons pas vu les travaux de Maxime Crescini, Orlène Dabadie, Simon Decobert Joachim Fossi, Nicolas Girard Micheletti, Solène Petit, Constance de Saint-Rémy, Noham Selcer, Nine d’Urse… Mais la plupart des croquis que nous avons découverts, ont un point commun : la rencontre souvent intime avec d’autres mondes, aux périphéries de l’Hexagone, aux confins de « l’Archipel français » selon les mots de Jérôme Fourquet. Les habitants de ces territoires ruraux ou périurbains constituent 60 % de la population mais restent sous-représentés dans la sphère publique… Laureline dit dans Cluster : « Quand t’es Miss, t’as beaucoup de voix ». C’est pour sortir de l’anonymat et mettre sa voix au service d’une cause, qu’elle espère remporter le concours…

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Mathilde Auneveux © Simon Gosselin

Avec l’aide du scénographe Christos Konstantellos, les jeunes artistes ont donné corps et vie à ces voix. Chacun(e) à sa manière et selon sa personnalité a su traduire en théâtre son expérience personnelle. Et certaines de ces formes brèves pourraient aboutir à un spectacle…

Pour Christophe Rauck, directeur de l’École et du Théâtre du Nord qu’il va bientôt quitter pour le Centre Dramatique National de Nanterre-Amandiers, cette démarche fait partie de l’apprentissage du théâtre : «Imposer dans ce cursus un voyage en troisième année, ce n’est pas de l’exotisme. Le voyage, c’est difficile. Ça demande du courage, une certaine connaissance de soi, de l’inventivité, une curiosité. Ce n’est pas fuir, c’est tirer une ligne de fuite pour regarder autrement »

 

En attendant, le nouveau directeur ou la nouvelle directrice recrutera en mars prochain la septième promotion, soit douze élèves-comédiens et quatre élèves-auteurs. Inscriptions au concours: du 2 novembre au 14 février.

Mireille Davidovici

Présentation publique des travaux d’élèves du 9 au 11 octobre, à la maison Folie Moulins, Lille (Nord).
Prochaines présentations: les 20 et 21 novembre avec Toujours la Tempête de Peter Handke, mise en scène d’Alain Françon.

 En janvier : tournée régionale de Marivaux en balade

 Ecole du Nord, adresse provisoire : 7  rue du Sec Arembault, Lille (Nord).  T. 03 20 00 72 64

 

Saccage, texte et mise en scène de Judith Bernard

Rojava

©Odile Huleux

Saccage, texte et mise en scène de Judith Bernard

Quel point commun entre la faculté de Vincennes des années soixante-dix, la Z.A.D. (Zone A Défendre) de Notre-Dame-des-Landes, le lointain Rojava au Kurdistan syrien ou les «cabanes du peuple» des Gilets Jaunes? Au moins un : ces enclaves de résistance et d’invention de nouvelles formes de démocratie, ont résisté face au Pouvoir.

Judith Bernard, universitaire et directrice de la compagnie ADA, poursuit son exploration des problématiques liées à la philosophie politique. Bienvenue dans l’angle Alpha interrogeait notre aliénation au salariat. Avec Saccage, elle parle des expérimentations alternatives, tôt ou tard confrontées à l’État de droit. Faut-il s’opposer, se soumettre ou composer avec un Pouvoir qui n’a de cesse de saboter ces initiatives? Les débats qui agitent de toute communauté rebelle, quand elle doit faire face à une politique de saccage, se prête bien à un traitement théâtral.

Sous la plume de la metteuse en scène, les personnages apparaissent face à leurs contradictions, aux moments-clefs où leur enclave est menacée par l’arsenal juridique et répressif des Politiques. Judith Bernard montre la fragilité de «cette brèche infime dans les ténèbres de la propagande », selon l’expression de Virginie Despentes à propos de  Notre-Dame-des Landes. Ici, quatre comédiens pour  de nombreux personnages : professeurs et étudiants de Vincennes mettant en place une Université populaire ouverte à tous ;  Zadistes de Loire-Atlantique défendant une zone naturelle et une agriculture biologique contre le béton d’un futur aéroport ; Kurdes du Rojava luttant contre Daesh et organisés en confédération démocratique selon les thèses d’Abdullah Öcalan. Le fondateur du P.K.K. (Parti de Travailleurs Kurdes) apparaît brièvement pour expliquer son Manifeste, peu connu, pour un Kurdistan unifié et une démocratie directe, écologique et féministe. «Cela passe par la création d’un « homme nouveau », purgé des vices capitalistes et de la mentalité du colonisateur turc. Le vrai Kurde doit s’inspirer de la pureté d’une paysannerie réinventée… »

D’une séquence à l’autre, les acteurs représentent des figures plus que des individus :  Le Cadet, le plus radical du collectif, s’oppose souvent à L’Aîné ayant tendance à composer avec le Pouvoir. La Brune oscille entre deux positions et la Rousse (Judith Bernard ou Pauline Christophe en alternance ) se détache parfois du groupe pour situer ou commenter l’action.  Quelques  accessoires suffisent à figurer les lieux et les époques :  kalachnikov et photos de martyrs nous transportent dans un Kurdistan en guerre ; une paire de lunettes rondes évoque un Jacques Lacan mis en boîte par les gauchistes ; un  tipi en filet de camouflage et une banderole :«Nous ne défendons pas la Nature, nous sommes la Nature qui se défend !» et nous voilà dans le bocage. D’une scène à l’autre, on débat, on argumente, on se dispute…

Mais le joyeux désordre à Vincennes ou à Notre-Dame-des-Landes prendra bientôt fin et, dans l’obscurité des intermèdes, on entend les bulldozers à l’œuvre… Judith Bernard analyse les trois phases du saccage: intimidation, destruction puis normalisation : «Le pouvoir a aussitôt regretté la liberté accordée aux Vincennois. Il n’a pas cessé de tenter d’en restreindre la portée. C’était un bras de fer permanent. Et dès l’été  69, le gouvernement a essayé de rétro-pédaler en faisant adopter des décrets scélérats: entre autres celui par lequel le Ministère de l’Education Nationale voulait en empêcher l’accès aux non-bacheliers. »

Ce théâtre politique n’a rien de didactique et, pendant une heure vingt, on a le plaisir de partager les recherches et les propositions de Judith Bernard. Soigneusement écrit et mis et scène, Saccage, malgré un titre un rien défaitiste, est un hommage à celles et à ceux qui, encore et toujours, s’écartent de la norme pour inventer des voies nouvelles. Il faut les suivre…

 Mireille Davidovici

Du 11 octobre au 29 novembre, seulement le dimanche à 12 h 15 en raison du couvre-feu !

Manufacture des Abbesses, 7 rue Véron,  Paris  (XVIII ème) T. : 01 42 33 42 03.

La pièce est publiée aux éditions Libertalia

 

Le Paradoxe de Georges conception, mise en scène, interprétation de Yann Frisch

Le Paradoxe de Georges  conception, mise en scène et interprétation de Yann Frisch

Un retour à la normale attendu par tout le monde, avant sans doute un couvre-feu dans les grandes villes  après des mois de reports, voire d’annulations. Le monde du spectacle a pris de plein fouet la crise sanitaire laissant sur le carreau des milliers d’intermittents, techniciens, entrepreneurs de tournée, producteurs, directeurs de théâtres et institutions. Les artistes qui ont la chance de travailler depuis le déconfinement sont rares. Ils limitent la casse  malgré les  restrictions draconiennes, avec limitant la jauge limitée à 50% (en théorie)  donc les recettes! Pourquoi proposer des spectacles s’ils ne sont pas rentables ? Comme le dit très justement Jean-Michel Ribes, le patron du Théâtre du Rond-Point à Paris, il faut d’urgence repenser notre système de production…

Mais la pratique de l’’illusion exige un minimum de contact humain et la crise est encore plus significative dans ce domaine. Le close-up -ou numéro de proximité- est condamné à trouver la bonne distanciation sous peine de disparaître. Programmés dans plusieurs théâtres, festivals, soirées d’entreprises, événementiels et arbres de Noël, les spectacles de magie sont presque à l’arrêt complet! Dans ce contexte anxiogène, Yann Frisch fait office de survivant mais il est relativement indépendant, puisqu’il parcourt la France avec son camion-théâtre mis au point dans sa ville natale du Mans il y a deux ans par les ingénieurs et concepteurs Matthieu Bony, Eric Noël, Silvain Ohl. Ils ont transformé, notamment grâce à des vérins hydrauliques, une semi-remorque en salle de quatre-vingt-dix places en gradins avec petite régie. Soit un espace total de huit mètres vingt de large sur six de haut. Avec à l’extérieur, un accueil et un bar qui peuvent être couverts. Ce concept avait déjà été mis au point en 2016 par Phil Keller avec son théâtre magique: une petite salle de quatre-vingt-dix places sur un semi-remorque rappelant les cinémas mobiles d’autrefois.

©Christophe Raynaud de Lage

©Christophe Raynaud de Lage

Avec ce spectacle itinérant le jeune magicien, comme les cirques avec leur chapiteau, n’a pu s’installer où il voulait, tributaire des autorisations préfectorales. Résultat : sept mois sans jouer mais des retrouvailles avec le public très attendues! On entre par un escalier latéral directement sur la scène, puis vers les gradins. Consignes sanitaires obligent, ils sont remplis à 70%: déjà bien…. Sur la petite scène, des meubles style arts déco, une bibliothèque, casiers à bouteilles, lampadaire, gramophone, guéridon avec une énigmatique figurine Maya sous verre, fauteuil, tapis persan et grande table qui servira de scène aux saynètes réalisées par Yann Frisch.

Il va d’abord faire le point sur la situation actuelle. Pour lui justement et plus que toute autre discipline, la magie a besoin d’un public pour exister : cette expérience subjective exige une certaine proximité mais aussi un pacte étrange avec les spectateurs qui viennent en toute conscience recevoir des illusions grâce à un individu faisant semblant de faire des miracles. Yann Frisch rappelle que c’est une particularité occidentale qui n’existe pas en Afrique, en Amérique du Sud et dans une partie de l’Asie. La notion de magie est perçue différemment suivant les cultures, avec de multiples significations. Tout d’abord l’étymologie même du mot renvoie à différentes pratiques et croyances : sorcellerie, guérison, réincarnation, illusionnisme… Pour certains, la magie existe en elle-même mais pour d’autres, elle est le fruit de seules manipulations. Tout dépend aussi de qui les pratique : sorcier, marabout, le prêtre, druide, ou illusionniste: un personnage que revendique Yann Frisch… Il  jongle avec les concepts de vrai et de faux, de  croyance et de savoir grâce à un jeu de cartes. La théâtralisation d’un jeu de cartes était aussi au centre du spectacle de Bébel, Une carte ne vous sauve pas la vie pour rien (2012). Avec un écran géant pour transmettre au public ses manipulations.

En une dizaine de saynètes, il aborde différents aspects de l’art de la magie : dextérité, manipulation psychologique, détournement d’attention (en anglais : misdirection).  Ce qui a à voir avec le rapport à la réalité et aux symboles, l’imaginaire collectif, et la mise en parenthèses de l’incrédulité. Sur des morceaux de jazz, l’illusionniste rend hommage à de grandes figures de la cartomagie comme René Lavand et Richard Turner -atteints tous les deux d’un handicap- convoque des textes d’anthropologues comme Philippe Descola et Valentine Losseau travaillant sur la représentation du monde et sur ses symboles. Yann Frisch met aussi en garde le public sur l’objectivité, en évoquant le paradoxe dit « de Moore » du philosophe anglais George Edward Moore (1873-1958) qui enseigna un des fondateurs de la philosophie analytiqu

Coté manipulation cartomagique, Yann Frisch revisite des classiques comme la carte déchirée et raccommodée, dite en anglais rising card (façon Samuel Hooker), la production des quatre as ou la carte récalcitrante. Mais l’illusionniste va plus loin en appliquant ses concepts dans Baltas avec changements-éclairs de cartes et d’objets  (« lapping ») hors de la vue du public sous couvert d’un détournement d’attention (« mis-direction »). Ou changement  ultra-rapide de costume (quick change). Et ses tours au début comme à la fin, sont des chefs-d’œuvre du genre !

Nous avions découvert ce jeune prodige de vingt ans avec un numéro multi-primé Baltass au championnat de France de magie 2010. Après une période de surmédiatisation, Yann Frisch a su se réinventer et aller là où on ne l’attendait pas.  Avec son premier spectacle Le Syndrome de Cassandre (2015), une virée clownesque dans un univers absurde de cauchemar et  à la limite du happening,  qu’il avait présenté au Monfort à Paris.

Un véritable défi artistique mené avec ses fidèles  conseillers Raphaël Navarro et Valentine Losseau de la compagnie 14:20. Avec  ce deuxième spectacle, Le Paradoxe de Georges créé en 2018, il a voulu revenir à une forme plus intimiste au scénario balisé, pour montrer son travail de recherche en cartomagie dont le magicien espagnol Dani DaOrtiz a été l’inspirateur.

En une grande heure, Yann Frisch déconstruit notre système de croyances et en fait comprendre le fonctionnement, en mettant en lumière nos paradoxes. Suivant l’éducation, la culture et l’expérience, nous ne percevons pas la magie de la même  façon. Pourquoi nos réactions divergent-elles ? Pourquoi notre perception change-t-elle à mesure que le tour se déroule ? Comment le magicien réussit-il à détourner notre vigilance grâce à des stratégies psychologiques ? Yann Frisch répond à ces questions avec un texte bien équilibré et à l’humour sarcastique, en alternant réflexions philosophiques et anecdotes savoureuses. Un bon spectacle à déguster si ce camion magique passe près de chez vous…

Sébastien Bazou

Spectacle  vu à Dijon ( Côte-d’Or).

 

 

Exécuteur 14, d’Adel Hakim, mise en scène de Tatiana Vialle

Exécuteur 14, d’Adel Hakim, mise en scène de Tatiana Vialle

La guerre tue tout, y compris les vainqueurs. Elle a environné puis envahi cet homme qui était du bon côté… Il s’adresse à nous un instant avant la catastrophe qu’il sait finale. Un Adamite, pas un ennemi des Zélites,  juste un peu plus sûr qu’eux, de sa légitime supériorité. On appréciera au passage le jeu de mots d’Adel Hakim sur les élites inversées et les premiers hommes… Et puis il a fallu que la guerre le saisisse par son arme la plus ancienne et la plus efficace : le viol puis le meurtre de sa femme.

 

© giovannicitta

© giovannicitta

Swann Arlaud, si doué pour exprimer l’innocence, n’y parvient pas vraiment dans la première partie du spectacle. On reste à une sorte de distance sans engagement qui, certes, correspond à la situation du personnage mais qui nous laisse en retrait. Mais ensuite, le récit du viol fait basculer l’interprétation. Et l’émotion que l’acteur revendique comme  étant au premier degré, est bien là. Elle appelle pour nous les images de la guerre -de cette guerre-là et de toutes celles dont le monde proche ne manque pas -et elle nous saisit à notre tour. Parfois, la voix et la diction très particulière de Jean-Quentin Châtelain qui avait créé ce texte en 1991, lui ajoutent une étonnante résonance. Fugaces réminiscences que le public partage pleinement avec le comédien.

La scénographie qui réunit outils et épaves du théâtre évoquant le désordre et les fonctionnalités de la guerre, lui permet de trouver un jeu physique intéressant, sans pour autant encombrer la parole, ici essentielle. Dans l’ombre de ce décor désolé, Mahut, percussionniste et multi-instrumentiste, accompagne le parcours du personnage. Pas sur le mode illustratif : plus que les échos de la guerre, on entend une confusion, une tourmente intérieure. Et surtout l’impossibilité du silence.

Cette première pièce d’Adel Hakim (1953-2017) est devenue un classique du théâtre contemporain. Il avait sans doute voulu en la plaçant dans un Orient imaginaire, y faire la synthèse des conflits incessants et bien réels de cette région. Il est allé plus loin en évoquant la complexité de la situation en Palestine avec Des Roses et du jasmin (2015). Ce fut deux ans plus tard sa dernière mise en scène! Mais Exécuteur 14 garde toute sa puissance d’actualité et de vécu. Y compris avec l’intrusion de tout un vocabulaire de base anglo-américain, à la fois incongru et ordinaire comme dans toutes les langues du monde, un «signal faible» du déséquilibre mondial.  Dommage : ce fait de langue ne trouve pas son rythme propre et son oralité et semble donc parfois un peu vieilli et maladroit.

A un rythme qui ne faiblit pas et avec une vraie gravité, cet Exécuteur 14 parfois en demi-teinte, est un moment d’émotion sincère devant ce saccage de l’humanité par elle-même. La pensée du pire, la présence du beau comme bouclier contre la désespérance : une authentique tragédie…

Christine Friedel

Théâtre du Rond-Point, 2 avenue F. D. Roosevelt, Paris (VIII ème), après une interruption indépendante du théâtre, à partir du 15 jusqu’au 23 octobre. T. : 01 44 95 98 00.

 

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