Vivre ! de Frédéric Fisbach, inspiré du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc de Charles Péguy
Ecrit en janvier 1912 par Charles Péguy pour la célébration du cinq-centième anniversaire de la naissance de Jeanne d’Arc, ce long poème a subi différentes phases de maturation, parallèles à l’évolution morale et religieuse de son auteur. Avec ce dialogue pour trois protagonistes (Jeannette, Hauviette et Madame Gervaise), il a voulu retrouver l’esprit des mystères du Moyen-Age. Frédéric Fisbach livre ici une œuvre originale puisqu’elle met en scène un trio d’actrices qui, six ans plus tard se retrouve pour reprendre le travail de répétition du Mystère, interrompu par la mort en 2020, de leur metteur en scène. Toutes pleines de vie, elle arrivent dans un lieu désolé, un théâtre fermé après l’épidémie et, texte en main, affûtent leurs âmes sur celles de ces figures poétiques qu’on dirait descendues d’un vitrail de cathédrale.
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Chez Péguy, Jeannette est une jeune fille intransigeante dont le regard demeure obstinément fixé sur le règne du mal : «Je dis ce qui est », répète-t-elle, «Jamais le règne du royaume de la perdition n’avait autant dominé sur la face de la terre. » Faute d’espérance, Jeanne demeure jusqu’à la fin, dans les ténèbres : « Les mauvais succombent à la tentation du mal ; mais les bons succombent à une tentation infiniment pire : à la tentation de croire qu’ils sont abandonnés de vous », dit-elle, dans sa prière au Christ. Charles Péguy fait entendre la plainte angoissée de la jeune héroïne devant « la grande pitié qui est au royaume de France » avec les mots simples du peuple, puisés dans le registre des prières usuelles et du catéchisme.
Hauviette, elle, possède une âme naïve, en totale confiance en celui qu’elle appelle « le bon Dieu » et ajoute : « Je suis bonne chrétienne comme tout le monde, je fais ma prière comme tout le monde. » […] « Travailler, prier, c’est tout naturel, ça, ça se fait tout seul.» La pure innocence du cœur chez cette petite paysanne lui fait atteindre d’emblée un détachement sublime : «Il faut prendre le temps comme il vient. » (…) « Il faut prendre le temps comme le bon Dieu nous l’envoie. »
Madame Gervaise, une nonne de Lorraine, tâche d’expliquer : « Dieu, dans sa miséricorde infinie, a bien voulu que la souffrance humaine servît à sauver les âmes ». Elle souhaite élever Jeannette jusqu’à la compréhension de la souffrance de Jésus. Car si Jeanne désespère, elle oubliera le devoir d’espérance qui complète les vertus de foi et de charité. Charles Péguy nous parle ici peut-être d’un devoir commun, que nous avons oublié : celui de l’espérance …
Frédéric Fisbach a choisi des actrices d’âge mûr (Laurence Mayor et Flore Lefebvre des Noëttes) pour donner voix à ces jeunes filles de Lorraine. Elles sont arrivées masquées aux répétitions car l’épidémie rôde encore en 2026. Mais bientôt toute la profondeur de leur vie de femme fait exploser la jeunesse de leurs pensées, dans un envol de jupes à fleurs. Madame Gervaise plus jeune, (Madalina Constantin) a du mal à s’y remettre : c’est son metteur en scène de mari qui est mort en 2020, et encore en deuil, la femme de quarante ans assume mal sa solitude. Sa belle-mère qui est dans un E.P.H.A.D. ne sait rien de la mort de son fils. Comment le lui dire ?
Les trois femmes redécouvrent l’univers poétique d’une époque qui ne connaissait pas les angoisses contemporaines, mais dont la quête spirituelle pouvait occuper une vie entière. Frédéric Fisbach a imaginé une mise en abyme du théâtre, pour rapprocher le spectateur de cette œuvre, non point dite sur le parvis d’une église, mais répété par des femmes joueuses et fières de leur art. Elles soufflent les mots de Charles Péguy, tandis que le metteur en scène, mort, joué par l’auteur, enroulé dans une couverture et penché sur son manuscrit dans la pénombre, tel le Saint-Jérôme du Caravage, lit les didascalies…
Mais voici un tournant dans l’œuvre : Jeannette s’insurge contre tous ceux qui ont abandonné le Christ. « Jamais les hommes de ce pays-ci, jamais des saints de ce pays-ci, jamais des simples chrétiens même de nos pays ne l’auraient abandonné. Jamais des chevaliers français ; jamais des paysans français ; jamais des simples paroissiens des paroisses françaises. Jamais les hommes des croisades ne l’auraient abandonné. Jamais ces hommes-là ne l’auraient renié. On leur aurait plutôt arraché la tête… ». Jeannette porte déjà en elle le mouvement qui la conduira vers Charles, seul contre tous, comme le Christ. Et déjà ses mots « pour tuer la guerre, il faut faire la guerre… », annoncent la bataille du siège d’Orléans.
Frédéric Fisbach a changé d’angle d’approche suite au confinement. Parti d’une situation initiale de dérèglement climatique, il joue l’après de la catastrophe sanitaire, en 2026, avec une légère uchronie. Il crée une œuvre susceptible de nous aider, avec ses camarades de jeu, à accepter la finitude de nos existences, tout en affirmant la joie pure d’être en vie. «Ce qui irrigue la pièce aujourd’hui, n’est plus la colère ni l’indignation. J’ai été porté pour l’acte d’écriture, par une énergie et un engagement tout autre. Un mouvement qui n’empruntait ni à l’espoir ni au désespoir, mais à une croyance retrouvée dans la possibilité de l’inespéré. »
Le spectacle, sans forcer, ouvre le jeu entre le temps de Jeanne, le temps de Péguy et le temps d’aujourd’hui. Sans doute le doit-il à cette langue que les trois actrices font chanter, assises par terre ou sur une table, avec un plaisir du corps comme celui qu’on éprouve quand on essaie un vêtement nouveau. Frédéric Fisbach a convoqué sa généalogie en invoquant les mânes de ses grands-parents aux multiples origines, qui ont irrigué la France de toutes sortes d’imaginaires (arabe, italien, français, roumain). Ce contrepoids à la mythologie d’une vraie France chère à Péguy, credo qui peut être mal interprété aujourd’hui, nourrit la fin de la pièce. Il va jusqu’à inviter sur scène sa mère âgée, pour qu’elle soit le témoin de son geste artistique. Cette arrivée, marquée du sceau de l’ici et maintenant, peut-être trop intime, n’est pas forcément le plus réussi, car nous restons suspendus à l’univers de Charles Péguy. Pour autant, le spectacle met ici à plus haute enchère l’exigence de la langue, du jeu et de la résilience : ce que le théâtre a de mieux à offrir en ces temps incertains…
Marie-Agnès Sevestre
Jusqu’au 25 octobre, Théâtre national de la Colline,15 rue Malte-Brun Paris (XX ème)
Les 12 et 13 novembre, Théâtre Montansier, 13 rue des Réservoirs, Versailles (Yvelines).
Du 16 au 18 décembre, Théâtre Liberté-Scène nationale, Place de la Liberté, Toulon (Var).