Jean-Pierre Vincent, l’homme-théâtre
Notre amie Christine Friedel qui l’a bien connu, revient sur le travail de ce grand metteur en scène disparu la semaine dernière (voir Le Théâtre du Blog).
Jean-Pierre Vincent, l’homme-théâtre
La vie est longue, la mort aussi : la mémoire de Jean-Pierre Vincent mérite d’échapper à l’actualité immédiate. Prenons le temps de nous souvenir et essayer de comprendre ce qui faisait de lui un grand homme de théâtre. On ne va pas faire la revue des presque cent spectacles qu’il a créés. Ni chercher le spectacle-culte : il y en a plusieurs et chaque génération a le sien. Un regret et ce ne sera pas le dernier : avoir manqué la première version de sa Noce chez les petits bourgeois de Bertolt Brecht au Théâtre de Bourgogne (1968), même si on a eu ensuite la chance de voir la nouvelle au Cyrano Théâtre (aujourd’hui Théâtre de la Bastille).
Un émerveillement: avoir vu, en grand, au Théâtre de la Ville à peine ouvert par Jean Mercure dans la coquille de l’ancien théâtre Sarah Bernhardt, Tambours et Trompettes du même Brecht (1969). Un spectacle acide, rapide, franchement politique sans jamais prêcher, où Hélène Vincent jetait feu et flammes pour notre plus grande jubilation. C’était drôle et culotté, comme Le Marquis de Montefosco d’après Carlo Goldoni où Jean-Pierre Vincent faisait l’acteur, en benêt bas du front, lui qui avait le front haut, têtu et intelligent.
Dans cette décennie, il a offert aux monuments du théâtre le beau coup de brosse métallique que notre génération attendait sans le savoir -c’est la fonction même du théâtre- en toute fraternité avec ses aînés pourvu qu’ils fussent artistes de bonne foi. Il y eut quand même un spectacle plus « culte » que les autres : La Cagnotte, d’Eugène Labiche (1971). Cet amuseur bourgeois (1815-1888) devient ce qu’il était sans le savoir, l’observateur le plus cruel de son temps, et pour notre temps encore.
Jean-Pierre Vincent s’était déjà frotté à lui, quand il jouait Mistingue dans L’Affaire de la rue de Lourcine mise en scène par son ami Patrice Chéreau (1967). Nous l’avons manqué: encore un regret à s’en mordre toute la main ! Il poursuit donc cette fouille de la noirceur humaine et de la condition petite-bourgeoise avec cette Cagnotte. Un condensé hilarant d’égoïsme, misère affective, frustration, vanité mais aussi de grande et petite truanderie : le travail dramaturgique en dépliera les vices et les viscères jusqu’à remonter à la source du capitalisme financier.
Jean-Pierre Vincent et Jean Jourdheuil, son alter-ego depuis La Noce, y mêlent joyeusement chants révolutionnaires et ritournelles, caricatures dignes d’Honoré Daumier, allégories: La Nation y fait une apparition en bonnet phrygien, le sein droit dénudé. Et dans une apothéose à l’envers, ils nous font assister en direct à l’écroulement de la Bourse, les tambours des colonnes se changeant en pièces d’or roulant au hasard. Une prouesse spectaculaire, due au costumier et décorateur Patrice Cauchetier, troisième coauteur du spectacle et resté le costumier fidèle de Jean-Pierre Vincent. C.Q.F.D. : au théâtre, la prouesse ne peut être que collective, et les matériaux mêmes du spectacle dont le style de jeu, doivent être pensés pour faire donner au texte tout ce qu’il a dans le ventre. Insolence et humour, jubilation du public sont inséparables d’une analyse politique aigüe : la désolation des petits-bourgeois de province dévoré par ce Paris qui devait être une fête, la fureur revancharde des spoliés, laisse le sentiment d’ une «inquiétante étrangeté » évoquant non le spectre du communisme mais celui d’une montée de l’extrême droite.
On n’oublie pas non plus les acteurs comme Françoise Bertin, pionnière de la décentralisation théâtrale (voir le film Une Aventure théâtrale, de Daniel Cling, 2017), en vieille fille sentimentale et lubrique, et ceux venus de la troupe du Théâtre National de Strasbourg (né de la Comédie de l’Est, à Strasbourg en 1968) : Jacques Born, Bernard Freyd, Claude Petitpierre, André Pomarat, Jean Schmitt. Jean-Pierre Vincent, pas encore directeur du T.N.S., y était déjà chez lui, associant à la troupe les élèves tout juste sortis de l’école associée à l’institution. Une chance et une responsabilité que n’ont pas laissé passer Gérard Chaillou, Christian Drillaud, Robert Gironès, Stéphanie Loïk, Dominique Muller (passé ensuite à la dramaturgie), Yves Reynaud, Alain Rimoux. Et aussi Renée Cousseau, Guy Naigeon et Robert Pagès.
Cette longue liste de noms a certes un côté distribution des prix. Récompense méritée pour avoir inventé une nouvelle façon de faire du théâtre : peut-être le style de Jean-Pierre Vincent revendiquant de ne pas en avoir, ce sont elles et eux. Et, sans nostalgie, ça fait plaisir de célébrer une époque où de jeunes metteurs en scène se voyaient offrir le luxe d’une telle distribution…
Après ce coup d’éclat, le duo Vincent-Jourdheuil n’a plus besoin de truffer un texte d’éléments externes. La dramaturgie, «l’intelligence en action» fonctionne dans la mise en scène et le choix des acteurs. Reste gravé de Dans la jungle des villes (Brecht), le duel entre Gérard Desarthe et Maurice Bénichou devant le décor du peintre Gilles Aillaud. Mais aussi la mise en scène signée à trois : Jean-Pierre Vincent, Jean Jourdheuil et André Engel. Et la troupe, au complet: Denise Péron, Hélène Vincent, Geneviève Mnich, Jean Dautremay, Philippe Nahon, Jean-Louis Hourdin, Jean Benguigui, André Engel, Jean Lescot, René-Marie Féret, Arlette Chosson, Florence Haguenauer. Trop de noms, encore une fois? «Le théâtre, c’est un texte, un plateau, et des comédiens », disait Jean-Pierre Vincent. Et il a très vite convoqué des peintres, plutôt que des scénographes et a travaillé jusqu’au bout avec Jean-Paul Chambas.
Il avait besoin, autour de lui, d’une famille qu’il a construite dès le lycée Louis-le-Grand avec Patrice Chéreau, puis avec Claude Sévenier, directeur aussi jeune qu’eux, du théâtre de Sartrouville. Michèle Foucher, fidèle entre les fidèles, peut en témoigner. Ces frères de théâtre (les sœurs sont moins nombreuses) sont déjà présents dans cette Jungle des Villes et seront réunis avec Philippe Clévenot et Olivier Perrier, puis dans le film choral de René Allio Les Camisards (1972), écrit par Jean Jourdheuil. Et ils lui donnent sa qualité d’interprétation. Qu’est-ce qui fait la mémoire du théâtre ?
Christine Friedel
(à suivre)
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