La Chambre secrète de Janica Draisma
La Chambre secrète de Janica Draisma
The Secret room, A journey into the universe of Odin Teatret, le dernier film de l’artiste Janica Draisma, est un long documentaire, consacré au travail du metteur en scène italien Eugenio Barba qui fonda le célèbre Odin Teatret en 1964, avec deux candidats refusés au conservatoire d’Oslo, Else Marie Laukvik et Torgeir Wethal. La troupe se transplanta deux ans plus tard dans une ferme près d’Holstebro (Danemark). La Chambre secrète, pour le moment inédit en salles, a été présenté au Nederlands film Festival et pourrait l’être à la prochaine Berlinale, si, du moins elle a lieu…
Janica Draisma s’implique aussi devant la caméra, en se mettant elle-même en scène. Sa longue silhouette s’avance vers l’objectif et en voix off, elle explique sa démarche : un vieil ami à elle, aujourd’hui disparu, avait fait partie de l’Odin Teatret et elle a voulu en savoir plus sur cette compagnie pas tout à fait comme les autres. « La dédicace finale précisera son nom : Xavier Tan. » Comme au temps du cinéma muet, en pré-générique défilent sur fond noir, de gros plans des protagonistes que nous allons retrouver. Non sans un jeu théâtral de regards et mouvements de tête subtilement chorégraphiés. Avec d’abord comme il se doit, Eugenio Barba. Sous le signe d’un mascaron, ornement architectural représentant une figure humaine parfois effrayante pour éloigner les mauvais esprits, et sur le ton fort en gueule de la commedia dell’arte, une créature, au visage à demi-masqué par un loup, affirme que les secrets du théâtre et de la danse peuvent sembler inaccessibles au commun des mortels.
Un panneau fléché guide les cadreuses Claire Pijman et Janica Draisma, jusqu’à l’Odin où se situe l’action en 2019 quand le film y fut tourné. Les entretiens sont majoritairement en anglais mais aussi en plusieurs langues, et d’abord en italien. L’effet multi-culturel se retrouve dans les nationalités des acteurs présents. Ils ont vécu sans doute le temps béni des routards, de l’auto-stop et voyages extra-européens notamment en Inde, du plaisir sans entraves, quand on découvrait la culture mondiale, différente de l’actuelle, mondialisée.
Eugenio Barba a viré… barba cool. Comme Jerzy Grotowski, jetant aux orties son costume-cravate, ses lunettes à monture d’écaille et à verres teintés, il semble avoir rajeuni. A l’époque de ses débuts, les tournées théâtrales solidarisaient les membres d’une troupe. Comme le Tanztheater de Pina Bausch, ou la compagnie de Peter Brook qui a écrit la préface de Towards a poor theatre de Jerzy Grotowski… Chez qui Eugenio Barba a fait ses premiers pas artistiques au début des années soixante. Parallèlement à la première exposition d’Arte povera à Gênes, le maître polonais s’engageait dans une réforme cistercienne de l’art scénique sans viser au minimalisme abstrait mais à une élimination du superflu, notamment les moyens audiovisuels comme l’accompagnement musical et la projection d’images et de films.
Le documentaire, assez classique dans sa facture, alterne images actuelles avec archives du passé remémoré en noir et blanc ou en teintes désaturées, comme la bataille d’El Alamein où le père du metteur en scène combattant aux côtés de Rommel, fut victime d’une blessure qui entraîna sa mort, ou des entretiens avec les membres de la troupe : Kai Bredholt, Roberta Carreri, Jan Ferslev, Elena Floris, Donald Kitt, Tage Larsen, Else Marie Laukvik, Sofia Monsalve, Iben Nagel Rasmussen, Augusto Omolú, Julia Varley, Torgeir Wethal mort en 2010 et Frans Winther.
Le metteur en scène rappelle aussi la mort tragique de son acteur brésilien Augusto Omolú, assassiné devant chez lui près de Bahia. À peine évoquée la mort du père d’Eugenio Barba, la réalisatrice enchaîne sur la séquence où une comédienne de l’Odin, pousse un cri d’effroi étouffé, rappelant celui de l’œuvre célèbre du peintre norvégien Edvard Munch réalisée en cinq versions de 1893 à 1917. De la même façon, la mort d’Omolú est associée à celle d’Othello, son personnage… La première actrice historique de la compagnie, Iben Nagel Rasmussen, interprète un personnage de crieur de rue dans Vestita di bianco, un moyen métrage néo-surréaliste tourné en 1974 à Gallipoli, la ville natale d’Eugenio Barba et à Carpignano, à quarante-cinq kms à l’intérieur des terres. Il sera terminé deux ans plus tard par Torgeir Wethal qui, visiblement, était aussi un cinéaste doué…
Les extraits de pièces plus récentes nous touchent moins mais prouvent que de vieux comédiens peuvent encore «le faire», comme disent les jeunes… On pense ici aux expériences du NDT 2, la compagnie bis de Jiri Kylián; elle continue à danser son répertoire sans se poser la question de la retraite, ou à la reprise en 2000 par des vétérans, du fameux Kontakthof de Pina Bausch. Et quand on voit la pêche qu’avait, fin des années soixante, une Iben Nagel Rasmussen, dont la réalisatrice a retrouvé des solos relevant de l’art corporel, de l’exercice circassien ou gymnique et de la danse, on est admiratif !
Un entretien en français avec Jerzy Grotowski précise ses intentions à l’époque où est sorti son livre Vers un théâtre pauvre que feuillette Janica Draisma. Et Eugenio Barba a dédicacé à la réalisatrice son Dictionary of Theatre Anthropology : The Secret Art of the Performer qui a été réédité plusieurs fois dont une traduite en français. Janica Draisma est elle-même filmée par Claire Pijman, dans une mise en abyme façon sœurs Ripolin. Sans doute est-ce feint, mais Eugenio Barba lui claquera au nez la porte du studio de répétitions et le théâtre conservera ainsi tout son secret…
Nicolas Villodre