Rabudôru, poupée d’amour, écriture et mise en scène d’Olivier Lopez (à partir de douze ans)
Rabudôru, poupée d’amour, écriture et mise en scène d’Olivier Lopez (à partir de douze ans)
Cela se passe dans une petite ville de la province française où, comme souvent hélas, les industries locales sont durement touchées par la concurrence asiatique. Une entreprise de jouets qu’un groupe japonais, la Rabudôru Industry, a racheté, va fabriquer des poupées en silicone, à taille et peau presque humaine, et à vagin amovible, vendues en Extrême-Orient à des milliers d’exemplaires…
Deux jeunes employés de la petite entreprise, Nora et Thierry, vont avoir un enfant. La direction propose à Thierry « un travail intéressant avec des responsabilités… et beaucoup mieux rémunéré.
Oui, mais voilà, la jeune femme refuse en effet de fabriquer ces curieuses femmes-objets, au nom du danger moral que cela représente pour la société toute entière. Quoi qu’il en coûte, dirait le Macron… Un point de vue sans doute occidental ! Pour nous, cette poupée a sans doute quelque chose d’ambigu, entre un rêve de possession sentimentale et l’usage sexuel d’un mannequin produit industriellement et sans aucune identité, puisque ravalé au rang de denrée consommable. C’est aussi la question même de l’objet fantasmé qu’aborde aussi Olivier Lopez. Nora va quand même réussir à créer un mouvement social dans l’entreprise qui n’avait pas besoin de cela, aux dires de Thierry en désaccord avec sa compagne. Crise dans le couple: lui, ambitieux, ne résiste pas aux sirènes de la Direction qui lui offre le poste de cadre dont il rêvait. « Tu veux qu’on achète une maison! C’est important, ça aussi ! Oui, j’ai envie de progresser dans la vie. Je ne vais pas rester toute ma vie responsable d’atelier. On me propose d’intégrer la team marketing là, o.k, je rentre dans l’équipe de direction, je vais pouvoir apprendre des choses nouvelles, je vais enfin valoriser mes compétences… »
Nora : « Tu ne comprends même pas qu’il te manipule, qu’il te propose ce poste pour que je me taise ! Mais bordel, mais c’est pas vrai, mais c’est pas vrai, mais c’est pas juste, tu ne peux pas aussi penser à moi… Je ne pourrai plus retourner à ces réunions, je vais devoir me cacher, si des gens qui m’ont fait confiance apprennent ce que tu as fait, ils ne me le pardonneront pas. » Et Thierry, pour montrer l’exemple, achète une de ces poupées pour réconforter son père qui a un sérieux début d’Alzheimer…
- Certains de ses collègues approuvent la lutte de la jeune femme et la soutiennent mais d’autres croient que cette nouvelle orientation pourra les sauver d’une faillite menaçante. La fabrication est au point, fonctionne bien mais les ventes ne décollent pas. Différence de culture, prix élevé, mauvaise anticipation d’un marché plus limité qu’annoncé, conflits dans l’entreprise… Bref, rien n’est vraiment dans l’axe!
Mais Thierry s’accroche, croit beaucoup à ce concept révolutionnaire selon lui. Miracle en effet : son père, depuis qu’il a sa poupée, semble aller un peu mieux… Le médecin de famille veut se reconvertir et devenir chanteur… Comme il a besoin d’argent, il est « acheté » par Rabudôru Industry… et il vantera les bienfaits du produit auprès de personnes seules et/ou malades. Et Thierry lui, a investi son argent personnel dans l’aventure. Au grand effroi de sa compagne qui voit s’envoler l’espoir d’une maison bien à eux et sans doute, la mort programmée de son couple. Mais Thierry reprend espoir: tout d’un coup, les ventes commencent à se développer… mais retombent et l’entreprise n’y survivra pas…
« La pièce, dit Olivier Lopez, interroge aussi la place que nous accordons à ces objets qui cherchent à nous représenter (… ) et d’une possible délégation du corps à l’objet. En ces temps de pandémie où on limite le présentiel, où la distanciation physique entre les êtres fait office d’antidote, cette inquiétude est soudainement devenue plus prégnante. Notre récit s’inscrit dans un contexte économique instable: (…) relocalisation industrielle, chômage partiel et reprise d’activité de production. »
Le spectacle avait déjà été reporté ce mois-ci mais Olivier Lopez et son équipe ont alors mis en place une diffusion par internet pour «venir saisir l’acteur au plus près de ses émotions et développer un jeu qui alliera cinéma et contraintes du plateau. » Cet essai doit concilier présence des acteurs dans un théâtre et absence de public. Ce qui revient à une transformation radicale de l’acte scénique. Ou comment faire théâtre quand il ne peut plus y avoir théâtre, c’est à dire interaction intime entre comédiens/personnages et un public, même limité. Le résultat? Nous n’avons pu assister à une représentation en direct à cause d’un incident technique mais seulement à une retransmission. Le positif: un film de grande qualité, grâce à une remarquable équipe de cadreurs, avec, comme d’habitude dans ces cas-là, un recours presque systématique au gros plan des visages. Ce qui privilégie l’intime mais cause souvent une rupture de rythme, malgré tous les efforts du metteur en scène. Au cours d’une représentation normale, le spectateur se fait lui-même ses gros plans, sans jamais cesser d’avoir un plan d’ensemble. Ici, imposés par le metteur en scène devenu réalisateur. Dans ce travail, il y a indéniablement «un moment de pureté, où l’acteur porte sur lui, avec lui, en lui, tous les signes du spectacle» pour reprendre les mots d’Antoine Vitez. Pas d’accessoires, juste une belle lumière froide dispensée par des tubes fluo blancs montés sur châssis roulants, et rappelant les belles sculptures minimalistes de l’artiste américain Dan Flavin (1933-1996). Il y a malheureusement ici dans cette rigueur implicite, une froideur certaine. Comment en effet pouvoir établir une relation entre les acteurs eux-mêmes, mais aussi entre acteurs et public situé dans un espace qui n’est plus commun (éventuellement à l’autre bout de la planète et donc à un autre horaire). Et cette «représentation» se proclame un peu vite « acte scénique ».
Le théâtre télévisé ne date pas d’hier: Au théâtre ce soir, la célèbre émission de Pierre Sabbagh fut créée en 1966 à la suite d’une grève dure en France, grâce à des techniciens belges et dura jusqu’en 85. Très populaire, elle rassembla des dizaines de millions de téléspectateurs malgré une critique hostile, avec plus de quatre cent pièces enregistrées, surtout des comédies légères en milieu bourgeois! Un faux direct mais où le téléspectateur pouvait s’assimiler au public parisien dans une même pseudo-temporalité… Ici, la réception du texte est fondée sur un autre mode de perception de l’espace, avec une distorsion des codes scéniques. Sans échange possible, puisque le public ne participe plus à la constitution même de l’œuvre… Cela dit, ce peut être l’occasion d’une recherche expérimentale. «Que ferons-nous, dit Olivier Lopez, si nous n’inventons pas la suite ? »
Il y aura en tout cas un avant et un après le confinement du 15 mars 2020 et sans doute une révision drastique dans le spectacle contemporain: les salles les petites comme les grandes ne sont rouvriront pas de sitôt. Et sans doute pas avant des mois, voire un an C’est donc une version à la fois théâtrale et filmique, réalisée et montée en direct de façon brillante à laquelle nous avons assisté pendant une heure et demi. Avec d’excellents acteurs: Alexandre Chatelin, Laura Deforge, Didier de Neck et David Jonquières, bien dirigés par Olivier Lopez. Mais la pièce se balade entre une fable teintée d’écologie et le réalisme d’une dramatique fermeture d’usine. Du coup, elle semble parfois un peu bavarde et le scénario, dont on a du mal à cerner le fil rouge, manque de crédibilité avec une fin téléphonée. Question de rythme? Sans doute aussi… Mais bon, comment en avoir une idée exacte: il faudra attendre de voir une vraie représentation. Donc à suivre, et cette mise en scène évoluera certainement. En tout cas, une bonne occasion de vérifier que le couple théâtral acteurs/public, quel que soit le genre, l’écriture, les comédiens, le style de jeu, l’espace scénique -à l’intérieur ou dehors- reste inséparable. Hic et nunc: c’est après tout, le privilège du théâtre d’offrir un vrai petit bonheur, à la fois personnel et collectif. Même en ces temps difficiles, il n’y a aucun autre choix… Jouer veut dire: interpréter une pièce ancienne, moderne ou contemporaine, bien écrite ou pas vraiment, excellente ou bonne, voire un peu juste ou médiocre, dans une mise en scène intelligente ou seulement moyenne, devant un public qui a payé ou pas, assis confortablement dans une salle ou debout dans la rue, nombreux ou pas, voire même clairsemé comme c’était encore autorisé il y a quelques semaines, mais un VRAI public… « L’œuvre, disait le grand metteur en scène suisse Beno Besson, c’est le spectacle, la rencontre avec le public. Elle sert à découvrir le monde concret, à jouer avec la réalité. »
Philippe du Vignal
Le spectacle aurait dû être créé du 11 au 14 novembre à la Comédie de Caen-Centre Dramatique National et a été projeté en « streaming » le 17 mars.
Kinneksbond, Centre Culturel de Mamer (Luxembourg) et en « ciné live stream » le 30 mars, à l’Archipel /Scène conventionnée de Granville (Manche).
Le 1er avril, Scène nationale de Dieppe (Seine Maritime). Le 8 avril, Théâtre des Halles/Scène d’Avignon (Vaucluse). Le 14 avril, Halle ô Grains/Saison culturelle de Bayeux (Calvados). Le 16 avril, Saison culturelle de Merville-Franceville (Calvados).
Et à partir du 14 juillet, festival off d’Avignon, Théâtre des Halles/Scènes d’Avignon.