Le Monde et son contraire de Leslie Kaplan, mise en scène d’Elise Vigier
Le Monde et son contraire de Leslie Kaplan, mise en scène d’Elise Vigier
C’est très beau de voir se construire, se préciser une scène, dans le théâtre secret d’une répétition : un terme est impropre mais admis, donc on le garde, bien qu’aucun moment n’y répète un autre ; chacun affine, travaille, invente. Quand on a le privilège d’y assister, on voit une scène qui « monte » comme naît un tableau sous les doigts du peintre. Pas de magie pour autant, elle est régulièrement cassée parce qu’il faut arrêter, refaire, jusqu’à ce que « ça marche » et que se crée une évidence, une complicité totale entre l’espace, le jeu, la lumière, le son. Pour arriver à la certitude d’un moment juste.
Elise Vigier et Leslie Kaplan n’en sont pas à leur premier travail ensemble (Louise, elle est folle, entre autres). Celui-ci est né de l’idée de portraits d’acteurs. Et c’est devenu le portrait pour un acteur : Marc Bertin, à la source du projet. Il jouait déjà dans Kafka dans les villes, un théâtre-cirque musical mis en scène l’an passé par Elise Vigier et Frédérique Loliée. Leslie Kaplan lui a trouvé une ressemblance avec Kafka et a écrit pour et par lui, pourrait-on aussi bien dire.
Le Monde et son contraire devait être joué à partir du 9 novembre aux Plateaux sauvages (Paris XXème). Nous avons pu en voir un filage, une ultime répétition, en attendant que le public puisse y mettre la dernière main. Même sans public, cette fois, tout fait sens, au delà de la séduction du moment de création…
Pour l’autrice, la figure de Kafka se trouve évoquée par et pour le comédien et l’aide à se comprendre lui-même. Voir la Lettre au père, par exemple et surtout La Métamorphose qui éclairent si bien surtout les garçons sur leur malaise à l’adolescence. La voix qui mue, n’est-ce pas une métamorphose, une verwandlung ? C’est aussi le travail de l’acteur qui endosse la carapace du personnage sans se perdre. Marc Bertin, fidèle des Lucioles, a aussi travaillé dans des zones risquées aux limites du théâtre, avec Alexis Forestier et Cécile Saint-Paul (déjà Kafka). Le défi de ce portrait: travailler à partir de soi-même. Il ose le faire, réservé, intérieur, “extériorisé“ par le danseur Jim Couturier, libre lui de prendre l’espace, de faire exploser le rythme, là où l’acteur est contenu.
En même temps Leslie Kaplan travaille sur La Métamorphose et l’adjectif : kafkaïen. On n’a pas besoin d’avoir lu Kafka pour le comprendre et l’utiliser: il suffit de se mesurer aux angoissantes contradictions des administrations qui oublient leur mission pour « s’auto-servir », au détriment de l’usager. Les dégâts vont bien plus loin qu’une phobie administrative et l’humain est étranglé par une chaîne de papiers. Non, la bureaucratie n’est pas une tyrannie douce. «Je ne connais pas ce dossier», avait dit Maurice Papon à son procès. En effet, peut-on conduire à la mort une «non-personne» ?
L’acteur et le danseur explorent et exposent cette oppression déjà présente dans le rythme de l’écriture, en courtes phrases essoufflées. Marc Bertin joue l’usager s’efforçant de suivre les consignes, comme nous… Et le danseur défoule ce que lui refoule, et il lui offre la respiration dont il a besoin. Tout cela dit avec des mots aussi simples que vermine, par exemple. Y a-t-il pire mot pour humilier et détruire… Les dessins agrandis, presque géométriques, tirés du Journal de Kafka, structurent l’espace et tracent les lignes de la chorégraphie, soulignant la singularité du lieu. Ici, deux fenêtres créent sur le “vrai“ monde une belle et inquiétante ouverture, et secouent la fiction : un bol d’air et une légère bouffée d’angoisse. Le spectacle est fait pour être joué partout. Du moins partout où pourra être diffusée la musique très délicate d’Emmanuel Léonard et Marc Sens : elle “écoute“ les acteurs et donne jusqu’au bout à Marc Bertin son équilibre sur le fil. La pièce finit par : « Je me bats, je me bats »… Ce n’est pas un combat épique, seulement la lutte pour être juste. Par exemple, dénoncer le management (pas de terme en français), la pyramide du deuil et autres humiliations qui vous transforment en vermine… « Écrire, c’est sauter en dehors de la rangée des assassins », dit Leslie Kaplan. Pas facile. Cela donne du théâtre, sensible et fragile.
Christine Friedel
Filage vu aux Plateaux Sauvages, Paris (XX ème)
L’Aplatissement de la terre et autres textes, suivi de Le Monde et son contraire de Leslie Kaplan paraîtra aux éditions P.O.L. en février prochain.
Les résidences aux Plateaux sauvages comportent un moment de transmission artistique. Avec Métamorphose-moi ! un projet de Marc Bertin, Jim Couturier et Leslie Kaplan, on invite un groupe de volontaires, en partenariat avec la MMPAA (maison des pratiques artistiques amateures) à s’interroger sur l’autorité et la contrainte, et à expérimenter le passage de l’écriture au jeu et à la danse. Mais pourra-t-il avoir lieu ?