Une défaite qui masque une victoire
Une défaite qui masque une victoire
Samuel Churin, acteur, est aussi bien connu pour son action à la Coordination des Intermittents et Précaires. Il avait déjà analysé et commenté avec une rare perspicacité, la situation actuelle des théâtres et lieux culturels qui sont en grand danger (voir Le Théâtre du Blog).
Malgré les propos rassurants de miss Bachelot, ministre de la Culture, qui s’est fait rembarrer par le premier Ministre mais qui a crié victoire quand on lui a alloué 35 millions d’euros supplémentaires pour sauver ce qui ne peut plus l’être… Tous aux abris!
Le Conseil d’Etat a enfin tranché: pas de réouverture des salles de spectacles et de cinéma. Mais certaines défaites sont des victoires et ce n’est pas une parole de politicien un soir d’élection… Les avocats sont en effet unanimes et c’est rageant : si nous avions attaqué plus tôt et si le jugement avait été rendu avant le 20 décembre, nous aurions gagné, de manière sûre. Oui, comme prévu, il nous est en tous points favorables.
Le Juge des référés relève en effet que « la fermeture au public des lieux culturels porte une atteinte grave aux libertés, notamment à la liberté d’expression, à la liberté de création artistique, à la liberté d’accès aux œuvres culturelles et à la liberté d’entreprendre. Le seul fait qu’une partie des activités concernées pourrait demeurer accessible au public, à travers d’autres supports ou de manière dématérialisée, ne saurait faire disparaître cette atteinte. »
Première victoire : l’argument du Gouvernement prétendant que le numérique permettait cette liberté fondamentale d’expression etc .. tombe à l’eau. Elle est bien reconnue et gravée dans le marbre.
Le Juge ajoute: « les exploitants des établissements concernés ont mis en œuvre des protocoles sanitaires particulièrement stricts qui sont de nature, au moins pour une partie de ces salles, à diminuer significativement le risque lié à l’existence de rassemblements dans un espace clos. Le risque de transmission du virus dans les cinémas, théâtres et salles de spectacle est ainsi plus faible que pour d’autres événements accueillant du public, dès lors que de tels protocoles sont effectivement appliqués. »
Deuxième victoire : les théâtres et les cinémas sont moins « contaminants » que les lieux de culte ou autres, accueillant du public. Le Conseil d’Etat reconnait donc recevable l’argument apporté par le Conseil scientifique et plusieurs études montrent que l’impact est moindre que pour les rassemblements religieux. En effet, les fidèles y parlent et y chantent, un argument présenté dans les requêtes déposées.
Enfin, le Juge des référés estime que « le maintien de la fermeture au public des cinémas, théâtres et salles de spectacles serait manifestement illégal, s’il n’était justifié que parce qu’il existe un risque de contamination des spectateurs, indépendamment du contexte sanitaire général. »
Troisième victoire : le risque zéro n’existe pas mais le Conseil d’Etat insiste sur le fait que cet argument selon lequel les rassemblements culturels comportent un risque, est tout à fait irrecevable. Alors pourquoi cette décision malgré ce jugement favorable ? Le Juge des référés relève que « les données actuelles montrent une dégradation de la situation sanitaire au cours de la période récente, à partir d’un plateau épidémique déjà très élevé, et pourraient se révéler encore plus préoccupantes au début du mois de janvier. En outre, la détection d’un nouveau variant du SARS-CoV-2 au Royaume-Uni, est de nature à accroître l’incertitude. Dans ces conditions, compte tenu du caractère très évolutif de cette situation avec un risque d’augmentation de l’épidémie à court terme, et alors qu’une décision de réouverture des cinémas, théâtres et salles de spectacles implique généralement une période préalable de redémarrage d’au moins deux semaines, le juge estime que « la mesure de fermeture ne porte pas une atteinte manifestement illégale aux libertés en cause. »
Autrement dit : le maintien de la fermeture des lieux culturels n’est justifié que dans un contexte sanitaire très défavorable. Cette fermeture est donc légale tant que demeure un niveau particulièrement élevé de diffusion du virus, susceptible de compromettre à court terme la prise en charge, notamment hospitalière, des personnes contaminées et des patients atteints d’autres affections.
L’actualité sanitaire de ces derniers jours l’a donc emportée sur la liberté d’ouvrir les salles. Et ce caractère exceptionnel très récent a été retenu dans le cadre d’un dispositif légal possible d’urgence sanitaire. Mais la liberté fondamentale n’est pas remise en cause et est même actée par le Conseil d’Etat.
Quelles leçons en tirer ? Pour être clair et direct : si on avait attaqué dès le 5 décembre quand les commerces et lieux de culte ont été ouverts, ou même avant le week-end dernier, nous aurions eu gain de cause. Tous les avocats sont unanimes sur ce point. (…) Et si les évêques avaient demandé l’ouverture des églises maintenant, le jugement aurait été défavorable. Pourquoi alors ne sont-elles pas maintenant fermées malgré cette décision à notre encontre ? Le Conseil d’Etat n’a pas été sollicité sur ce point et n’est pas là pour le demander.
Le caractère dispersé des requêtes n’aura pas été nuisible sur le fond mais a sans doute ralenti la procédure. Partir ensemble avec un même avocat, aurait permis de gagner les quelques jours nous empêchant de crier victoire tout de suite. Quelles perspectives ? Ce jugement favorable fera date et restreindra les possibilités d’agir du Gouvernement qui ne pourra plus faire de discrimination entre les lieux de rassemblements ni décider d’ouvrir une église ou une salle de vente et pas un théâtre!
Le Conseil d’Etat demande donc au Gouvernement de revoir sa copie quand il lui faudra prendre des décisions. Autrement dit, l’histoire ne s’arrête pas là et il y aura des suites judiciaires si le Gouvernement n’en tient pas compte. Ceci prouve une fois de plus qu’il est toujours bon de se battre. Certes, nous n’avons pas gagné tout de suite, mais c’est une victoire quand même : le Conseil d’Etat reconnait que la décision du gouvernement est injuste et injustifiée et que cela ne pourra se reproduire. Autrement dit: c’est une liberté fondamentale et nous ne sommes pas moins essentiels que les autres. Seule l’actualité récente a sauvé le Premier ministre d’une défaite assurée.
Nous lui donnons donc rendez-vous en janvier en fonction de l’évolution sanitaire et on imagine bien que nous ne lâcherons rien. D’ici là, vous pourrez assister au récit de la naissance d’un homme nommé Jésus, et pas à la vie d’un homme nommé Tartuffe.Vous pourrez aussi participer à une messe de 700 personnes à la patinoire de Gap, alors que les matchs de hockey s’y jouent à huis clos. Vous ne verrez pas Brad Pitt remplacer le curé de Camaret. Les voies du Seigneur sont impénétrables, mais celles du Conseil d’Etat seront à suivre à la lettre…
Samuel Churin