Tropique de la violence, d’après le roman de Nathacha Appanah, adaptation et mise en scène d’Alexandre Zeff

Tropique de la violence, d’après le roman de Nathacha Appanah, adaptation et mise en scène d’Alexandre Zeff

Une mise scène, avec un beau souffle tendu et une direction d’acteurs à la rigueur lumineuse, d’une situation sociale dégradée. L’autrice a découvert, lors d’un séjour à Mayotte, la tragédie d’une jeunesse à la dérive. Un paysage de carte postale, avec «son lagon le plus beau du monde»… mais aussi le département français le plus pauvre! Tous les ans, des migrants par milliers risquent leur vie pour y accoster, avant de faire l’expérience du chômage et d’être à la dérive, sans-papiers et délinquants.

Déplacement des populations, écologie, identité: les problèmes du monde semblent concentrés à Mayotte. Trois mille mineurs vivent dans le bidonville de Koweni, surnommé Gaza: «C’est un no man’s land où des bandes de gamins shootés au chimique font la loi. C’est Cape Town, c’est Calcutta, c’est Rio. Gaza, c’est Mayotte, Gaza, c’est la France», dit Olivier, le policier. Comme nombre de migrants qui tentent la traversée depuis les îles des Comores, le nouveau-né Moïse arrive en kwassa-kwassa ( une petite barque) dans les bras de sa mère qui le donne à Marie, infirmière venue de la métropole, souffrant de ne pouvoir donner naissance à un enfant.

Moïse, le protagoniste et narrateur -et les autres personnages commentent à leur tour leur situation- raconte ses origines que lui a transmises sa mère adoptive qui lui offre une vie protégée jusqu’à l’adolescence. Elle l’élève comme un « Blanc », lui lit L’Enfant et la Rivière d’Henri Bosco. Et l’enfant a appelé son chien: Bosco. Mais cette mère meurt brutalement d’un accident cardio-vasculaire…

Livré à lui-même, il rejoindra Gaza où vit un mauvais sujet, Bruce, qui s’autoproclame «Roi de Gaza», auprès d’une micro-société d’adolescents livrés à eux-mêmes, soumettant chacun en exerçant une force brutale: humiliation, rivalité physique et concurrence morale pour asseoir une prétendue autorité. Heureusement, aux côtés de Moïse, Olivier et un humanitaire, Stéphane, vont essayer de gérer, autant que faire se peut, l’histoire sombre et hautement risquée de cet enfant malmené.

Qu’on soit en Europe ou en Outre-Mer, la violence est identifiable. «Il y avait,  écrit Jean-Marie Gustave Le Clézio, dans Journal de l’An I, Quatre-vingt-treize, Le Roman de l’Europe, des flambées de violences inouïes, je ne peux pas oublier cela, dans les rues, des voitures incendiées, des slogans affreux et racistes barbouillés sur les murs, des idées ignobles qui couraient comme un feu sous la cendre. »

Tropique de la violence saute à la figure du spectateur, comme Bruce, le mauvais sujet, à celle de Moïse. Une polyphonie scénique créée par un concepteur inventif, au croisement d’un thriller et de la tragédie documentaire. Ici, le théâtre est associé à la danse, à la musique sur scène, à la vidéo, pour transcender la brutalité. Un engagement poétique et politique qui donne à voir… ce qu’on refuse de voir- une démarche transdisciplinaire qui brise les frontières entre les arts – une création «métisse».

Aussi, métaphore de la démarche scénique, la brutalité du viol par «un plus fort», le mauvais Bruce, sur «un plus faible», l’innocent Moïse, est donnée à voir en filigrane, filtrée et devinée, tout autant balancée aux spectateurs et qui ne saurait se parer d’un voile de pudeur. L’installation plastique offre images et vidéo projetées sur des parois transparentes de tulle noir, avec un jeu sur la profondeur des perspectives, sur un imaginaire en va-et-vient, de la réalité au rêve.

D’abord, une séquence documentaire sur de jeunes Comoriens qui espèrent rejoindre Mayotte où l’on découvre, en pleine nuit, le visage de la mère biologique de Moïse sur une kwassa-kwassa, au milieu de l’océan. Puis, entre autres, est projetée aussi une séquence où Olivier œuvre sur Mayotte aujourd’hui : des enfants courent en pagaïe, pris en charge par des animateurs, des travailleurs sociaux et des instituteurs trop peu nombreux.

© jules-beautemps

© jules-beautemps

Sur le plateau, une terre rouge volcanique que borde une étendue aquatique -l’île au milieu de la mer- une cabine individuelle un peu plus grande: un élément  scénographique familier à Alexandre Zeff. Soit la cellule de rétention dans un commissariat ou une prison où gît Moïse dont l’histoire est racontée à rebours. L’espace se transforme, selon les scènes, en conteneur où règne le malfrat Bruce. Il y danse et prépare du «bon chimique» pour obtenir l’état d’un: no past, no future, happiness. Avant que ne se profile le dénouement énigmatique de l’aventure cruelle de Moïse.

Sur les écrans de tulle, sont projetées des images atmosphériques, démultipliant partout celles de Bruce, l’anti-héros- des moments de peur et de terreur. Ainsi, l’épouvante encore d’une scène où Bruce se saisit d’un coupe-coupe descendu des cintres, pour entailler le visage de Moïse. Les situations d’horreur sont contrebalancées par les apparitions sur le plateau, comme à l’écran, du fantôme de la douce Marie chantant des comptines mahoraises ou comoriennes, ou le ballet vidéo d’une faune et d’une flore marines transparentes et colorées sur le quatrième mur.

Le spectacle trouve son incarnation grâce à la qualité des interprètes et à la composition musicale électronique écrite pour synthétiseur modulaire, mais aussi instrumentale, interprétée par un claviériste au synthétiseur et par Yuko Oshima, une batteuse-percussionniste jouant, avec fougue et colère, jazz contemporain et musique improvisée.

Résonne alors une musique furieuse et rythmée coupant court à la respiration paisible. La batteuse-percussionniste donne ainsi un souffle puissant à la représentation, livrant sa livre de courroux: déchaînement, intensité, virulence et frénésie… La violence musicale brise les résistances, infligeant une terreur magistrale au public tétanisé -force précieuse d’une jeunesse que l’on n’écoute pas, luttant contre l’ennui et la solitude avec une énergie secrète.

Une magnifique distribution chorale avec des interprètes talentueux: Mia Delmaë, musicienne et compositrice, chante aussi sur le plateau et incarne Marie, la mère, fantôme et vivante. Thomas Durand, fidèle au théâtre d’Alexandre Zeff, joue Stéphane, l’humanitaire, articulant avec brio ses doutes et convictions. Mexianu Medenou prend plaisir à interpréter Bruce, le Bruce Wayne de Batman, se moquant et menaçant…  Un dangereux cynique, maître de son corps dansant. Alexis Tieno joue Moïse avec cran, dessinant une chorégraphie contemporaine. Assane Timbo interprète Olivier, le policier, un honnête homme lucide, mesuré et raisonnant. Un spectacle puissant, de par l’expression et le sens, dont les fils de manipulation sont tenus serrés et avec habileté.

Véronique Hotte

Représentation professionnelle vue au Théâtre de la Cité Internationale, boulevard Jourdan Paris (XIV ème) le 19 janvier.
Théâtre de la Cité Internationale, du 13 au 24 septembre.
Théâtre Romain Rolland, Villejuif, les 9 et 10 novembre. Et à l’E.M.C, Saint-Michel-sur Orge, le 11 novembre

 

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